« Vous m'aviez menti, – dit-elle. – Cette femme... »
Il riait : « Cette femme... Vous avez pensé que j'étais amoureux de cette femme ? Bérénice, vous ne vous trompiez pas ! »
Elle s'était levée, comme folle, prête à sangloter. Il la rattrapa par le poignet, et lui fit mal. Elle retomba avec un petit cri, et de l'autre main encercla le poignet meurtri.
« Vous ne vous trompez pas, Bérénice... Je l'aime... Ma sœur, une personne curieuse, ma sœur... l'avait deviné elle aussi... et c'est comme cela que j'ai su... – Elle tombait de si haut qu'elle ne pleurait pas, elle portait ses mains à ses joues, sa tête s'était renversée, ses yeux fermés. – Là – cria-t-il, et du coup elle rouvrit les yeux. – Là, vous venez d'être vous-même, Bérénice... Vous ne vous êtes jamais vue, les yeux fermés, naturellement... sinon vous auriez crié... en voyant cette femme... Regardez-vous, Bérénice, regardez-vous, c'est vous, ne voyez-vous pas que c'est vous ? »
Elle secoua la tête. Encore une de ces histoires d'homme. Il tenait le masqua à deux mains, il le lui mettait devant elle.
« C'est vous, voyons... voyons... vous que j'aime...
– Pourquoi mentir, Aurélien ? C'est le visage d'une autre. Nous nous ressemblons. Et après ? Je suis, nous sommes votre type, il faut croire.
– Folle ! – cria-t-il. – On trouve ce masque partout, chez les mouleurs, entre l'Enfant à l'épine et Beethoven mort... C'est le visage d'une femme qui s'est noyée... moulé à la Morgue... l'Inconnue de la Seine comme on l'appelle... je vous jure... »
Lentement tout ceci atteignait Bérénice. Les couleurs enfuies revenaient, elle tournait sur elle-même, elle regardait le visage de plâtre. Incrédule. Elle regardait Aurélien. Il avait été se mouiller les cheveux, se peigner... pourquoi ? L'Inconnue de la Seine... peut-être... Si ce n'était pas une femme qu'il avait connue, c'était un masque qui lui avait plu, d'abord... et puis il avait trouvé qu'elle, Bérénice, ressemblait à ce plâtre modelé... Elle était mordue par une jalousie insensée. Jalouse d'une morte, d'une noyée, qu'il n'avait jamais vue. Elle le prit, elle arracha le masque aux mains d'Aurélien. Elle sentit dans ses doigts comme il était périssable. Une envie furieuse de le détruire la domina. A quoi bon ? Il pouvait sortir, et en acheter un autre exemplaire. Elle regarda longuement cette image blêmie d'elle-même que ne lui avait jamais montrée aucun miroir. Il parlait : « C'était d'abord... simplement... un visage mystérieux, je l'avais vu dans une boutique, et l'Italien qui fait les plâtres rue Racine, le mouleur, vous savez, comme je le regardais m'a raconté son histoire... enfin ce n'est pas une histoire... on ne sait rien d'elle... une inconnue... qui s'est jetée dans la Seine, une femme jeune, elle a fermé les yeux sur son secret... pourquoi a-t-elle fait ça ? La faim, l'amour... On peut rêver ce qu'on veut... Qu'est-ce qui a poussé le carabin de service, là, à côté, à la Morgue, à prendre le moulage de cette noyée-là, et pas d'une autre... Il avait dû la trouver très belle, lui... Il ne lui a pas semblé possible de la laisser partir comme ça, sur les amphithéâtres de la Faculté de Médecine, où des jeunes gens aveugles l'auront disséquée pour apprendre l'anatomie... Il a voulu... et alors... »
Elle dit, elle avoua : « Je suis horriblement jalouse... »
Jalouse ? Il tressaillit. Elle l'aimait, elle l'aimait donc ! « Bérénice ! »
Il l'avait saisie dans ses bras. Le bruit du plâtre qui se brise lui fit relâcher son étreinte. Ils regardèrent tous les deux, avec consternation, les morceaux de blancheur a terre, la poudre sur le tapis, les éclats détachés, et pis que tout : les fragments du nez, la bouche... Ils avaient un peu commis un meurtre... Elle dit : « Vous pourrez en retrouver un autre rue Racine... – Il secoua la tête. – Oh si ! – dit-elle. – Il faudra en racheter un autre... Je vous le donnerai... Si, si... Ce serait pire comme cela... Cette femme... sa force est d'être morte... »
Elle frissonna. Il se souvint qu'elle avait dit horriblement jalouse. Il prit ses mains : « Vous êtes vivante, – murmura-t-il, – votre force est d'être vivante... »
Elle le regarda. Jouait-il la comédie ? Elle avait si peu appris à douter de lui : « Que voulez-vous dire, Aurélien ? Ma force est d'être vivante. Toutes les femmes sont vivantes... sans force contre une morte... Et si je mourais tout à coup... n'importe quelle femme aurait sur moi, pour vous, cet avantage, cette force ? »
Il ramassait les débris du visage aux yeux fermés. Un peu à la dérobée, il regardait l'autre, le visage aux yeux ouverts. Il pensa comme elle venait de le faire : joue-t-elle la comédie ? Mais avec plus d'irritation, moins de désespoir. Il avait pris à côté de la cheminée le petit balai à cendres, qui avait un manche noir et des soies bleues. Il ne fallait pas laisser tout cela sans balayer : si on marchait dessus, cela ferait une tache blanche dans le tapis, le plâtre s'incrusterait. Il pensa : « Elle n'a pas aimé cette photographie. » Il dit : « Vous n'avez pas aimé cette photographie... »
Avec une nuance de reproche.
Bérénice se défendit : « Non, non, je ne l'ai pas fait exprès ! N'allez pas croire que je l'ai fait exprès ! C'est un malheur... Je ne sais pas ce que je donnerais pour n'avoir pas brisé ce masque... Je ne sais pas... Je suis très fâchée... Vous allez m'en vouloir ? »
Il secoua la tête. Les débris dans un vieux journal. Et le tout dans la corbeille à papiers. Il essaya de plaisanter : « Je vais tellement vous en vouloir... – Et s'arrêta. Elle avait des brumes dans les yeux : – Oh, ma chérie ! »
Ce mot qui avait brûlé les étapes les laissa interdits. Dans le silence, elle tendit vers lui une paume suppliante, et fit non à la muette. A quoi diable disait-elle non ?
Il y avait entre eux cette morte, ce fantôme. L'ombre descendait dans la pièce. Aurélien sentit la fraîcheur sur ses épaules. La fenêtre mal fermée. Pour tout changer, il alluma l'électricité, tira les rideaux. Rien n'y était plus. Ils ne se reconnaissaient plus l'un l'autre. Que faisaient-ils ensemble dans ce décor ? Une gêne infinie.
« Je vais faire du feu, – dit-il, – et il s'agenouilla près de la cheminée.
– Si c'est pour moi, ce n'est pas la peine... Je vais partir... Oh, je suis stupide... Si vous avez froid... et après mon départ...
– Ne partez pas, Bérénice, voyons... Vous m'avez promis votre journée...
– Je sais... mais il vaut mieux... Je ne sais pas...
– Vous savez ou vous ne savez pas ? C'est pour vous aussi que je fais du feu ! – Le papier flambait sous les bûches. Aurélien baissa le tablier de la cheminée.
« Vous croyez que ça va prendre ? »
Bérénice avait dit ça avec sa voix de petite fille. Au vrai, elle n'avait jamais pu laisser quelqu'un allumer le feu devant elle. Elle se trouva sur le sol à côté d'Aurélien. Et ils ne dirent plus rien que des choses banales, comme le feu, merveilleuses comme le feu. Le mystère du feu les rapprochait. Il y eut de la fumée. Il fallut ouvrir la fenêtre encore, pour améliorer le tirage. Puis la fermer. Rajouter une bûche et du margotin... Ils s'assirent à terre, sur des coussins, la tête contre le bord d'un siège, et les flammes enfin montèrent, et ils regardèrent les flammes. Dans le sortilège des flammes, qu'on pourrait sans fin regarder, qui s'évanouissent pour reprendre, dansent, se creusent, bleuissent, se détachent du bois, retombent sur lui et le lèchent à la façon des langues de la Pentecôte, dans le sortilège des flammes, ils retrouvèrent les chemins profonds de leurs pensées séparées, les carrefours brûlants de ces chemins. La tête de Bérénice chavira contre l'épaule de l'homme.
« Dans la grande maison... »
Elle rêvait. Elle reprenait son rêve. Toute sorte de mots, de gestes, d'incidents s'évanouissaient dans la clarté du feu. Bérénice poursuivait cette conversation interrompue par l'arrivée de Fuchs et Lemoutard aux Mariniers. Tout ce qui avait suivi était nul et non avenu.
Sauf le meurtre de l'Inconnue, dont ni l'un ni l'autre ne parlait.
« J'avais huit ans... Il y avait tout le temps des cris dans la grande maison... Mon père... Je n'aimais pas mon père... Il criait après maman... J'avais un chien, trois poupées... Je ne jouais jamais avec d'autres enfants... – Elle s'interrompit, mordue par quelque chose : – Aurélien ?
– Bérénice ?
– Aurélien, jurez-moi que c'est moi que vous aimiez en elle ! »
Du doigt elle cherchait à montrer cette elle sans nom, sa tête se tourna vers le mur dépossédé, la terre où demeureraient quelques vestiges, la corbeille à papiers. Il dit avec tout le sérieux de la terre : « Je le jure. »
Ce n'était pas une mince affaire pour Bérénice. Elle murmura : « Je voudrais vous croire... Si vous aussi, vous alliez m'échapper... – Puis eut honte de s'être ainsi livrée et se rejeta dans son histoire : – Quand maman ce jour-là, au bout du jardin où il y avait une noria, me trouva qui faisais de la boue... j'adorais faire de la boue... avec de l'eau et un bâton... elle me dit : « Nicette... » Maman m'appelait Nicette... Et elle était très grave, comme jamais... Vous savez de quoi elle avait l'air, ma maman ? Elle avait mon visage, mais d'autres yeux, très très bleus... Voyez-vous, je me souviens mal, j'étais si petite encore... Huit ans... Elle devait ressembler à... à... – Du menton, elle indiquait la corbeille à papiers. – Alors, pourquoi aurais-je voulu casser ce masque ? Vous me croyez maintenant ? »
Elle savait bien qu'elle avait voulu le briser, un éclair. Le mensonge l'étranglait un peu. Ce n'était pourtant pas tout à fait mentir. Elle reprit : « Nicette, elle m'a dit, Nicette... Ça ne peut pas durer... Tu vois bien... Ton père... Tu entends tous les jours... ces cris... J'étais si jeune quand on m'a mariée... Je ne savais pas... Et puis toute la vie, toute la vie... toute la vie comme ça ! Qu'est-ce que tu me conseilles de faire, Nicette ?... Moi, je ne comprenais pas... Je cachais mes mains sales... Aurélien, votre mère était belle, n'est-ce pas ? est-ce qu'elle était heureuse ? »
Il tressaillit. Tout le drame de son enfance le traversa, et l'histoire de sa mère, et de cet homme auquel il ressemblait sans doute...
« Alors maman m'a dit qu'elle voulait partir... tout de suite... elle ne pouvait pas m'emmener... mais plus tard, il serait trop tard... elle était jeune encore... il y avait un homme qui l'aimait, qui ne criait pas, qui n'avait pas ces yeux méchants de mon père... – Elle se tourna vers Aurélien : – Ces yeux que j'ai là ». Et elle fit le geste sauvage de les crever. Il attrapa la fourche des doigts écartés et se pencha pour les baiser. Elle avait fermé les yeux pour ressembler à sa mère.
« Si je lui avais dit : « Ne t'en va pas », elle serait restée... je suis sûre qu'elle serait restée... Mais je ne voulais pas qu'elle soit malheureuse, ma maman, dans la grande maison, avec les cris, et nos yeux noirs autour d'elle... Je lui ai dit : « Va-t'en, maman, va-t'en... » J'avais huit ans et je faisais de la boue près de la noria... Mon père a failli mourir... Nous sommes restés seuls, avec les domestiques... »
Aurélien pensait à sa mère qui n'était pas partie. A sa jolie maman, qui semblait heureuse, qui ne lui avait jamais parlé à lui, à son petit, jamais demandé... Puis il revoyait le masque, le masque qui ressemblait à la fugitive. Une idée romanesque le traversait : « Et votre mère, Bérénice, votre mère... elle est morte ? »
A quelle date avait été fait ce moulage ? On pouvait peut-être le savoir... La Seine en bas avec ses secrets... le calendrier de la Seine...
« Quelle idée ! – dit Bérénice. – Maman est encore jeune. Elle vit. Mais je ne l'ai jamais revue.
– Est-ce possible ?
– Son... nouveau mari l'a emmenée avec lui, très loin... en Afrique... ils ont écrit d'abord... Mon père ne m'a jamais montré les lettres... Puis les années ont passé... »
La vie est plus romanesque que l'imagination. Cela aurait tellement tout simplifié, inutilement tout simplifié, que l'Inconnue de la Seine fût... « Fermez les yeux ! » supplia-t-il.
Elle obéit, et dans cette nuit sur commande, elle demanda : « Qui préférez-vous, Aurélien ? Moi... ou ma mère ? »
Il n'y avait pas deux réponses possibles. Mais elle se débattit d'une façon inattendue, comme un chat-tigre, et ils roulèrent à terre, tous les deux, et lui était possédé de la hantise de ces lèvres effleurées à peine, et fou de rage qu'elle lui échappât toujours. Mais elle lui échappait. Elle était sur ses pieds, lui à terre encore. Elle dit : « Vous voyez qu'il vaut mieux que je parte...
– Vous êtes fâchée ?
– Non, non... il y a de ma faute... Mais je m'en vais...
– Je vous en supplie...
– C'est tellement mieux ainsi... Je ne suis pas fâchée, je vous assure... Donnez-moi mon manteau... Merci... »
Elle remettait son chapeau devant la glace. Elle fouillait dans son sac. Le rouge.
Il disait n'importe quoi pour s'excuser. Pour la retenir. Il vit bien que cela ne servait de rien. Le vilain taupé disgracieux qu'elle avait, décidément... Sa bouche à nouveau saignait à neuf. Elle sourit doucement : « Écoutez, demain matin, je suis prise... Si, j'ai promis une heure de pose à Zamora... Mais après...
– Encore celui-là !
– Ne vous fâchez pas. C'est tout ce qu'il lui faut. Il aura travaillé sans moi. Il vérifie, et c'est tout... Vous savez, si j'avais affaire à un vrai portraitiste !
– Je ne vous le fais pas dire !
– Ce n'est qu'une aquarelle à propos de moi... »
Aurélien haussa les épaules. Il ne savait ce qu'il détestait le plus de Zamora ou de sa peinture.
« Non, ne venez pas me chercher... Mais si vous voulez, je serai à une heure, en bas, aux Mariniers... comme tout à l'heure. Peut-être aurez-vous d'autres amis... » Elle riait. Non, pas tous les jours Fuchs, merci ! Eh bien, entendu, aux Mariniers.
Il n'allait pas la laisser partir comme ça, peut-être ? Ce sont des choses qu'on se dit. Il la laissa partir comme ça. Quand la porte se fut refermée, il tourna dans « la pièce », jeta du bois dans le feu, et vint malgré lui heurter du pied la corbeille à papiers. Il frissonna comme s'il avait touché un cercueil. Il avait besoin d'air. Il ouvrit la fenêtre : la nuit était sombre, le vent sifflait. Il s'avança sur le balcon, et regarda les lumières de Paris si proches et si lointaines. Puis ses yeux, circulairement, revinrent à ce grand fossé noir, en bas. La Seine, qui charriait des boues glaciaires, et des noyés.