— J’y crois pas. C’est vraiment n’importe quoi.
Oscar marchait lourdement devant et Noah, malgré ses jambes bien plus longues, avait du mal à suivre son compagnon vociférant.
— Si je t’ai sauvé la vie et si j’ai partagé avec toi toutes mes provisions, mon argent et ma cachette pendant ces dernières semaines, c’était pas pour qu’on finisse par crever ce soir dans une tempête de neige !
De fait, quelques flocons s’étaient mêlés au vent glacial qui leur fouettait la figure depuis qu’ils avaient quitté l’asile de nuit.
— Tu n’étais pas obligé de venir avec moi, rétorqua Noah.
Il avançait courbé, le visage tourné vers le trottoir, pour que son corps offre le moins de prise possible au vent.
— Pas venir avec toi ? répéta Oscar avant de pousser un rire hystérique et de se retourner vers lui. Sans moi, tu tiendrais pas dix minutes dans mon monde, gros malin…
Il leva les mains au ciel tel un croyant demandant à son Créateur comment il avait mérité une telle épreuve.
— Pour une fois que je n’ai écouté que mon cœur, que j’ai dépensé toutes mes économies pour un inconnu, pour des médicaments, des pansements et des bandages ! Le bon sens me disait pourtant bien que ça ne pouvait rien m’apporter de positif, de trouver soudain à mes pieds un type troué par une balle. C’était clair que les ennuis allaient suivre. Mais j’ai pas voulu écouter ma petite voix intérieure. « Oscar, je me suis dit comme ça, Oscar, toi aussi, tu as déjà été en fuite. Peut-être que ce gars a les mêmes problèmes que toi ? Peut-être que c’est enfin le partenaire qu’il te faut ? Après tout, tu rajeunis pas, et vivre tout seul dans la rue, ça va pas aller en s’arrangeant, hein ? » (Oscar se frappa le front du plat de la main.) En fait, le jour où je t’ai trouvé, j’avais pas envie de sortir de la cachette. Mais j’arrivais pas à dormir et je suis juste allé me dégourdir les jambes. C’était un pur hasard : le tunnel désaffecté est pas du tout sur ma route, d’habitude, alors je me suis dit que le destin nous avait réunis et que le bon Dieu finirait par me récompenser pour mon amour de mon prochain. Et voilà ! Tu parles d’une récompense, merde !
Oscar s’arrêta, pencha la tête en arrière et cria vers le ciel :
— Seigneur, je suis si heureux de pouvoir dormir dehors aujourd’hui. Fais qu’il fasse très froid, s’il te plaît, pas chaud comme à l’asile de nuit, c’est meilleur pour la circulation sanguine, et puis les douches chaudes, c’est mauvais pour la peau, il paraît.
Un homme d’affaires qui venait dans leur direction jeta aux deux SDF un regard dédaigneux et s’éloigna rapidement en secouant la tête.
— Tu n’étais pas obligé de venir avec moi, répéta Noah.
Il rattrapa Oscar, qui venait de se remettre en marche. À l’intérieur du sac à dos qu’il avait suspendu devant sa poitrine, comme Patricia, Noah sentit un léger mouvement quand Toto changea de position.
Oscar serra les lèvres, furieux, puis désigna le sac.
— Emmener le chien, c’était vraiment le truc le plus débile que tu pouvais faire.
— Mais ? demanda Noah en devinant au ton d’Oscar qu’il n’avait pas terminé sa phrase.
— Mais ça m’a aussi montré que je m’étais pas trompé à ton sujet.
— Tu veux dire que je suis un mec bien parce que je m’occupe d’un animal ?
— N’importe quoi. Un clodo sur deux se trimbale en permanence avec son cabot. Et c’est justement ça, le truc.
Il se remit en marche et Noah eut du mal à le comprendre, parce que Oscar s’était détourné de lui et parlait désormais avec le visage en plein vent.
— Quel truc ? insista-t-il en s’efforçant de le rattraper.
— Je veux dire que je connais pas un seul gars de la rue qui confierait son animal à un étranger. Pas même pour une nuit. (Du coin de l’œil, il lança à Noah un regard interrogateur.) Comment t’as fait pour que Pattrix te donne son sac à dos ?
Noah haussa les épaules.
— Je sais pas. Je lui ai juste promis que je m’occuperais bien de Toto.
Ils atteignirent un pont et traversèrent un fleuve gelé dont des panneaux indiquaient qu’il s’appelait la Spree. Comme souvent, Noah ignorait où l’emmenait Oscar, mais il s’était habitué à cette situation. Au cours des derniers jours, il l’avait suivi en trottinant comme un chien derrière son maître, d’abord apathique, puis de plus en plus désespéré. La réalité dans laquelle il était revenu à lui avait d’abord semblé aussi irréelle qu’un cauchemar dont il avait espéré se réveiller d’un instant à l’autre. Mais en comprenant progressivement que ni sa blessure par balle, ni Oscar, ni la cachette souterraine de ce tunnel puant la poussière et l’huile lubrifiante n’étaient des illusions, il était tombé dans une phase de désarroi paralysant. Où devait-il aller ? À qui devait-il parler ? Était-il en fuite ? Était-il vraiment poursuivi par des forces maléfiques, comme Oscar tentait inlassablement de le lui expliquer ? Serait-il vraiment risqué pour lui d’aller voir la police ou de se rendre à l’hôpital ? Ou bien le prétendu danger qui le menaçait n’était-il qu’une des innombrables et obsessionnelles théories du complot minant l’esprit torturé de cet étrange bonhomme, que Noah connaissait à peine mieux que lui-même ? Aux questions de Noah, Oscar avait seulement reconnu avoir un jour été médecin, ce qui expliquait pourquoi il s’y connaissait si bien en blessures par balle, bandages de compression, antibiotiques et dosage des antidouleurs.
— Il faut que tu réfléchisses très soigneusement à ce que tu vas faire maintenant, lui avait dit Oscar.
La fièvre venait de retomber suffisamment pour permettre à Noah de se redresser pour la première fois sur le lit de camp qui lui servait depuis quinze jours de lit d’hôpital. Il avait voulu aller voir la police pour découvrir si quelqu’un le recherchait, si on avait déclaré sa disparition, mais Oscar avait écarquillé les yeux, effaré.
— Je ferais pas ça, à ta place.
— Pourquoi ?
— Quelqu’un a essayé de te tuer, mon grand. Moi, tu peux déjà m’éliminer de la liste des tueurs, je t’aurais pas soigné, sinon. Tu dois donc partir du principe que l’assassin, quel qu’il soit, est toujours après toi. Et c’est sans doute seulement la partie visible de l’iceberg. Tu n’as pas de blessure à la tête, donc ta perte de mémoire vient probablement d’un traumatisme mental. Ton cerveau refoule quelque chose de terrible, de vraiment terrible. Et ce truc terrible t’attend dehors. Aussi longtemps que tu resteras caché ici, tu seras en sécurité.
Ahuri, Noah avait passé un moment à regarder autour de lui dans la cachette ; à ce moment-là, il ne l’avait pas encore quittée une seule fois, pas même pour faire ses besoins, qu’Oscar évacuait avec un pot de chambre et une bouteille en plastique munie d’un entonnoir.
— Ça veut dire que je suis censé vivre ici pour toujours, avec toi, sous terre ?
Dans une cave sans fenêtre ?
À l’époque, Noah n’avait pas encore compris qu’il ne s’agissait pas d’une cave mais d’un réduit situé au fond d’un tunnel de métro désaffecté, dix mètres sous les rues de Berlin. Tout occupé à résoudre d’autres mystères, il n’avait pas identifié les bruyantes vibrations du métro sur ses rails qui revenaient régulièrement. De plus, la cachette lui procurait effectivement un sentiment de sécurité qu’il ne voulait pas remettre en question.
Oscar s’était vraiment donné du mal pour l’aménager confortablement. Trois des quatre murs de béton étaient munis d’étagères faites main dont les planches se courbaient sous le poids d’innombrables livres. Il y avait l’électricité et, à côté d’un petit lavabo en état de marche, une énorme valise de cuir posée sur deux socles de briques faisait office de bureau.
Oscar tirait l’eau directement d’un tuyau sortant du mur et détournait le courant électrique du circuit d’alimentation des rails qui s’étiraient au plafond en écheveaux épais. Dans l’ensemble, la cachette évoquait un garage transformé en salle de loisirs, avec son sol couvert de restes de moquette de couleurs différentes. Au mur était vissé un téléviseur portable (qui ne fonctionnait que depuis deux ans, date à laquelle le métro berlinois avait renforcé le réseau de réception des téléphones portables, comme le lui avait expliqué Oscar) ; un lit-coffre petit mais propre, qu’on aurait plutôt imaginé dans une chambre d’enfant, trônait à côté d’une cuisinière rudimentaire équipée d’un réchaud à gaz.
Tout cet équipement avait apparemment été récupéré aux ordures, réparé et nettoyé ; seul le minifrigo situé sous le lavabo, dont le ventilateur vrombissait sans discontinuer, semblait neuf.
— Bien sûr que non, tu ne vas pas rester ici pour toujours, avait répondu Oscar en laissant à son tour courir son regard sur son refuge misérable mais étrangement douillet.
La seule chose qui dérangeait vraiment Noah dans ce logement, c’était la touffeur permanente. Un énorme tuyau d’air chaud traversait la pièce en fournissant un chauffage par le sol certes toujours en état de marche, mais pas réglable. Noah avait espéré pouvoir s’y habituer dès que sa propre température corporelle serait repassée sous les quarante degrés, mais n’y était pas parvenu.
— Tu restes uniquement jusqu’à ce que tu aies retrouvé la mémoire, avait suggéré Oscar. C’est seulement quand tu sauras quel enfer t’attend que tu pourras y retourner, tu ne crois pas ? Et puis, qu’est-ce que tu as à perdre, à part du temps ? Si ton état ne s’améliore pas, tu pourras toujours prendre le risque d’aller voir la police.
Noah avait alors donné son accord, mais seulement pour satisfaire Oscar. Il était bien trop résigné et épuisé pour échafauder son propre plan. Il resterait d’abord ici et suivrait les conseils de son compagnon, mais seulement jusqu’à avoir retrouvé suffisamment de force pour reprendre sa propre voie, où qu’elle le mène.
Aujourd’hui, quinze jours après cette conversation, il sentait que l’heure des adieux approchait. Demain au plus tard, décida-t-il à cet instant, leurs chemins se sépareraient.
— Et elle t’a donné Toto comme ça, tout simplement ? demanda Oscar une fois de plus.
Ils avaient désormais traversé le pont, et le trottoir n’était pas aussi verglacé que la passerelle, qui avait à peine été salée.
— Oui.
— Tu vois bien. Et c’est exactement pour ça que je t’ai pris sous mon aile. Je ne sais pas qui tu es, mais je sais ce que tu es.
— À savoir ?
Que suis-je ?
Oscar s’arrêta de nouveau, cette fois-ci pour renouer un lacet. Il posa pour ce faire sa botte droite sur un banc. Ses doigts boudinés se crispèrent dans le froid glacial quand il dut retirer ses gants pour mener à bien l’opération.
— Tu sors vraiment de l’ordinaire, Noah, je t’assure. Respire, c’est pas de la drague de pédé, c’est la vérité. (Il leva les yeux vers lui sans lâcher sa botte.) Tu es musclé comme un nageur juste avant les Jeux olympiques, tu as des mains qui n’ont jamais travaillé dur mais plusieurs cicatrices un peu partout sur le corps. Quand tu fais ton lit, dans la cachette, c’est au carré comme un soldat habitué à obéir aux ordres, et en même temps tu as dans les yeux une mélancolie qui crie presque à celui qui te regarde : « Fais-moi confiance. Je ne te ferai aucun mal. » Voilà, et apparemment Pattrix a entendu le cri dans tes yeux et n’a pas pu y résister.
Oscar se redressa et renfila ses gants.
— Et moi non plus, on dirait.
Un 4 × 4 remonta la rue bien trop vite et klaxonna. Bien qu’habituellement à cette heure le trafic soit dense, les rues étaient aujourd’hui étonnamment vides, sans doute à cause du mauvais temps mais aussi de cette vague de grippe dont tout le monde parlait. Quand on n’était pas absolument obligé de sortir, on restait chez soi.
— C’est encore loin ? s’enquit Noah.
Il se demandait à présent comment il avait pu trouver qu’il faisait trop chaud dans la cachette d’Oscar. De minuscules stalactites de glace se formaient dans sa barbe et la température caniculaire du refuge, brûlante à en assécher les muqueuses, lui manquait.
Mais on ne peut pas y aller ce soir parce que la somme des chiffres de la date pose problème, se dit-il sans savoir s’il fallait en rire ou en pleurer. Un amnésique et un paranoïaque en balade.
— Et on va où, d’ailleurs ?
— Au Kempinski, répondit Oscar.
Comme Noah ne réagissait pas, il le fixa, les yeux écarquillés.
— Tu comprends pas la blague, hein ?
— C’est un hôtel ?
Oscar soupira.
— Oh là là, je commence à capter pourquoi ils t’ont tiré dessus. Oui, c’est un hôtel, mais les lits sont trop mous pour moi, tu sais que j’ai des problèmes de dos, alors on va plutôt aller prendre une chambre là.
Il désigna, au loin, un panneau lumineux affichant un U blanc sur fond bleu1.
Dix minutes plus tard, ils installaient leur campement dans la station de métro Hansaplatz, une des trois gares que le service des transports en commun de Berlin laissait ouvertes pour les sans-abri quand la température descendait en dessous de moins trois degrés.
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1. Symbole en Allemagne de la U-Bahn, le métro. (Toutes les notes sont de la traductrice.)