7

— Et voilà, ton dernier fusible a sauté.

La voix d’Oscar résonna, son écho renforcé par les murs carrelés du couloir de métro. Il regarda Noah comme si celui-ci venait de se déshabiller pour se frotter les croquettes de Toto sur le corps, puis se tapota la tempe du doigt.

— Tu as complètement perdu la tête ou quoi ?

Non, au contraire. Je crois que je viens d’en retrouver une partie.

Noah appuya plus fermement contre son oreille le combiné de la cabine téléphonique qui, malgré son aspect délabré, était étonnamment en parfait état de marche. Oscar essaya d’enfoncer la fourchette de l’appareil pour raccrocher, mais Noah abritait le téléphone de son corps comme un joueur de basket défendant son ballon.

— Raccroche !

Noah, toujours étonné que son compagnon lui ait remis leurs économies (sans doute sa crise de hurlements inattendue l’avait-elle tellement effrayé qu’il n’avait pas osé refuser), secoua la tête et essaya de se concentrer sur la conversation.

— Allô ? Vous êtes encore là ? demanda la femme à l’autre bout du fil.

Elle avait mis une éternité à décrocher puis s’était présentée comme Celine Henderson du New York News.

— J’appelle à cause du tableau, dit Noah à voix basse.

— Pardon ? Excusez-moi, j’ai fait suivre mon numéro de la rédaction sur mon téléphone portable. Je crois que la liaison n’est pas très bonne.

Il entendit à l’arrière-plan des voitures klaxonner, une circulation animée gronder dans le combiné, des bruits différents de ceux de Berlin et qui lui parurent étrangement familiers.

— Vous pouvez répéter, s’il vous plaît ? demanda la jeune journaliste.

S’il ne se trompait pas, elle semblait inquiète et un peu absente, comme si elle était occupée par un tout autre problème et n’avait en fait pas du tout le temps de téléphoner.

— Je, euh…

Noah fixa la page de journal chiffonnée qu’il tenait à la main, celle qu’il avait lue juste avant que sa mémoire n’ouvre une valve et que son esprit ne soit soudain inondé d’un flot de souvenirs.

Qui a peint ça ?

— C’est à propos de l’artiste que vous cherchez. Il paraît qu’il faut appeler votre rédaction si on sait de qui est le tableau.

Son regard se posa sur le long numéro de téléphone indiqué à la fin de l’article sous la mention « Pour tout indice susceptible de faire progresser l’enquête », comme si on cherchait un braqueur de banque ou un terroriste, et non un peintre.

— Vous connaissez l’auteur ?

L’inquiétude avait disparu de la voix de Celine. Elle ne paraissait plus qu’épuisée.

— Oui, dit Noah en hochant la tête et fermant les yeux. C’est moi.

Silence au bout de la ligne. Près de lui, Oscar écarquilla les yeux, incrédule.

— Vous voulez donc le million, reprit Celine après un instant en soupirant.

— Non, je…

… j’ai juste vu les couleurs, ce bleu qui se fond dans un rouge délavé, et j’ai eu comme une vague de souvenirs, alors je suis à peu près sûr d’être lié à l’artiste que vous cherchez.

— Je suis désolée, l’action est terminée.

L’action ?

— Je ne sais pas de quelle action vous parlez. Je sais seulement que j’ai peint ce tableau, dit Noah.

Il commit l’erreur de faire une pause, et la journaliste en profita pour abréger leur conversation.

— D’accord, monsieur 31 212, alors soyez assez aimable pour me dire ce qui se trouve au verso du tableau.

Au verso ?

Noah déglutit, se sentant soudain vidé de ses forces.

— Je ne sais pas de quoi vous parlez.

— Et pourquoi est-ce que ça ne m’étonne pas ? Mais ne soyez pas triste, les 31 211 personnes qui ont appelé avant vous ne le savaient pas non plus.

— D’où est-ce que le rouleau a été envoyé ? demanda Noah, essayant désespérément d’empêcher Celine de raccrocher.

— Comme vous devriez le savoir vous-même, le paquet n’était pas affranchi, quelqu’un a dû venir le déposer en personne devant notre porte, monsieur… Comment avez-vous dit que vous vous appeliez ?

Pour la première fois depuis un long moment, Noah regarda de nouveau Oscar, qui lui avait arraché l’article des mains et le lisait en secouant la tête.

— Je ne sais pas, dit Noah à voix basse.

— Comment ?

— Je ne sais pas comment je m’appelle.

Celine Henderson éclata de rire, d’un ton non pas méchant ou méprisant, mais sincèrement amusé. Elle semblait à présent presque reconnaissante que cet appel soit venu interrompre le fil de sa journée.

— De mieux en mieux. Vous ne savez pas comment vous vous appelez, mais vous êtes certain d’avoir peint ce tableau ?

— Je pense, oui.

— Bon. Dans une autre vie, j’aurais sans doute eu plus de patience avec vous, mais aujourd’hui…

La communication fut couverte par un bip et les propos de Celine devinrent encore plus hachés. Une voix féminine électronique invita Noah à remettre des pièces dans la machine, ce qu’il ne pouvait pas faire.

— On m’appelle Noah, lança-t-il précipitamment, saisi d’une pulsion qu’il ne put s’expliquer, puis, n’entendant plus qu’une tonalité aiguë, il raccrocha.

— Non mais tu délires complètement ! hurla Oscar, à côté de lui, en agitant en l’air l’article de journal.

Noah haussa les épaules et jeta un œil à Toto qui, roulé en boule sur le sac à dos, dormait paisiblement.

— Je sais que ça paraît bizarre. Mais ces couleurs, là, sont comme une clé, dit-il en récupérant le journal. Elles correspondent à un verrou dans ma tête. Quand je les ai vues…

— … une porte s’est ouverte en toi et tu t’es mis à hurler comme si tu avais le diable aux trousses, oui, oui, j’ai bien compris ; j’en ai encore les tympans qui vibrent. Dis donc, tu sais que tu viens de foutre en l’air tous nos gains de la journée ?

Oscar frappa du plat de la main sur le téléphone, réveillant Toto en sursaut.

— Je suis dés…

— Sept euros quatre-vingt-dix. Envolés. Disparus. Gaspillés. Finito, nada. Tout ça à cause d’un stupide coup de pub d’un journal encore plus stupide.

Son compagnon tremblait de rage.

— C’est pas un coup de pub.

— Non, bien sûr que non. Laisse-moi deviner, on n’a plus qu’à patienter ici pendant dix minutes et un type apparaîtra avec une valise à la main pour t’apporter ton million. Tu as demandé quoi, des petites ou des grosses coupures ?

Oscar eut un geste de dépit et se détourna.

— Sept euros quatre-vingt-dix, marmonna-t-il en se penchant pour ramasser le journal afin de s’en couvrir de nouveau. Pour un dessin qui ressemble à ce que ferait un gamin en renversant sa boîte de gouache. Art moderne, quelle connerie. Des trucs comme ça, c’est les tarés de la gestalt-thérapie qui en dessinent. Enfin, au moins, on sait d’où tu viens.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Oscar releva la tête vers Noah, toujours planté à côté du téléphone.

— T’as rien remarqué, hein ?

— Remarqué quoi ?

— Ton allemand est déjà pas mal du tout, mais tu parles anglais comme une mitraillette.

— Anglais ?

Noah cligna des yeux.

— Oui. Avec un accent américain. Je te parie tout ce que tu veux que tu viens des États-Unis.

Noah se figea, ne remuant plus que les yeux. Il regarda vers le plafond, puis vers le sol, regarda Oscar, Toto, puis de nouveau le téléphone, comme pour scanner son environnement et en faire une image en 3D.

En effet.

Maintenant qu’Oscar le mentionnait, il réalisa qu’il avait parlé avec la journaliste dans une autre langue qu’avec lui. Et pas seulement parlé.

J’ai aussi pensé dans cette langue !

— Ne reste pas planté là comme un idiot. C’est pas toi qui as peint ce machin. L’article a seulement réveillé des souvenirs de tes origines, rien de plus. Mais on pourra en reparler demain, au calme. La nuit va être courte, ils font le ménage à 5 heures, et…

Oscar ne put terminer sa phrase. Une sonnerie stridente les fit sursauter tous les trois, et les aboiements aigus de Toto se mêlèrent au timbre du téléphone.

Noah se retourna et, comme hypnotisé, fixa l’appareil vissé au mur. Il décrocha à la quatrième sonnerie.

La femme n’avait plus du tout l’air amusée ni perdue dans ses pensées.

— Comment avez-vous dit qu’on vous appelait ?

— Noah.

La gorge nouée, il eut du mal à prononcer ce mot. Celine Henderson semblait tout aussi troublée quand elle lui demanda :

— Où pouvons-nous venir vous chercher ?