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L’eau chaude avait un effet soporifique. Plus Noah la laissait agir sur lui, plus il souhaitait pouvoir fermer les yeux.

Pour ne pas s’endormir sous la douche à effet de pluie, il ferma le robinet et sortit de la cabine encastrée dans le marbre. Se débarrasser de la crasse de la rue avait été la première suggestion sensée émise par Oscar depuis son retour. Afin de ne pas devoir partager la salle de bains avec lui, Noah avait franchi la porte de communication pour se rendre dans la seconde suite, distribuée presque à l’identique, mais en miroir.

Les deux salles de bains étaient donc mitoyennes. Il entendait le grondement continu du jacuzzi de la pièce voisine, dans lequel Oscar prenait apparemment un long bain. Un accompagnement idéal du vieux tube de l’été passait au même instant à la télévision.

Sunshine Reggae. Évidemment, des âneries comme ça, tu t’en souviens.

Les salles de bains des suites étaient équipées de haut-parleurs sans fil, eux-mêmes reliés au système audio-vidéo du salon. Ils diffusaient à ce moment-là la musique d’une publicité pour un cocktail tout préparé et Noah aurait bien voulu baisser le son, mais il ne trouva pas le bouton correspondant.

Il s’avança vers un des deux lavabos, du côté apparemment prévu pour une femme – de nombreux ustensiles cosmétiques et un réceptacle d’acier inoxydable contenant des mouchoirs en papier étaient disposés autour. Il en prit un pour essuyer la buée du miroir et observa le visage inconnu qui venait d’y apparaître.

Ses yeux étaient petits, fatigués, entourés de rides profondes. Sa peau lui sembla usée quand il y passa la main. Noah recula d’un pas et observa tout son corps.

À l’inverse d’Oscar, il n’avait pas une, mais de nombreuses cicatrices. Il en compta trois rien que sur son torse : deux petites sous la poitrine, sur son ventre à la musculature bien dessinée, et une autre, plus longue, proche du cœur.

Il se tourna de côté et décolla le pansement de son épaule. Celui-ci s’était gorgé d’eau pendant qu’il se douchait et lui parut lourd dans sa main une fois qu’il l’eut entièrement ôté.

— Permettez-moi de faire les présentations…, dit-il en touchant prudemment du bout de l’index les bords de la blessure. Voici la cicatrice numéro quatre.

Tout s’était bien refermé, le contact n’était plus douloureux ; il ne ressentait qu’une sourde palpitation, mais ce type de douleur était devenu un sous-locataire permanent de son corps. Il s’y était presque habitué.

Plus encore qu’au tatouage.

Noah détacha le regard des lettres maladroitement gravées dans la paume de sa main et regarda son profil dans le miroir. Soudain, tout son visage fut pris de démangeaisons, et il ressentit le besoin urgent de se raser.

Apparemment, il avait jadis eu l’habitude de se raser manuellement ; en tout cas, il n’hésita pas une seconde en trouvant, parmi les nombreux accessoires disposés sur le bord du lavabo, un rasoir jetable et un gel de rasage parfumé au thé vert. La sensation de la lame glissant à travers la mousse et libérant sa peau un peu rougie fut presque plus agréable encore que la douche. Toutefois, le visage anguleux révélé par l’opération lui était tout aussi étranger.

Noah se séchait le visage quand la déclaration du présentateur, à la télévision, le fit interrompre son geste.

« Et nous voici de retour avec plus d’informations sur la situation à l’aéroport de New York. Aujourd’hui, à 14 h 55 heure locale, l’aéroport John F. Kennedy a été mis en quarantaine pour cause d’alerte épidémiologique. »

Il leva les yeux vers le haut-parleur incrusté dans le plafond. Le mot « quarantaine » avait sur lui un effet électrisant.

« Selon des sources pas encore vérifiées, plusieurs passagers de la zone d’arrivée ont été mis à l’écart, soupçonnés d’être infectés par la grippe de Manille. »

Alors que la musique lui avait paru trop forte un instant plus tôt, Noah eut soudain du mal à entendre correctement les informations ; il sortit donc de la salle de bains et regarda le second téléviseur de la suite, disposé près de l’armoire de la chambre à coucher, sur une commode d’aspect chinois.

La caméra était braquée sur une blonde terriblement maigre qu’on aurait mieux vue présenter une émission de mode qu’annoncer des catastrophes planétaires, à en juger par son tailleur étroitement coupé et son visage de top-modèle. Il pensa instinctivement à Celine Henderson, qui n’avait toujours pas rappelé ; il se faisait d’elle une image entièrement différente de celle de cette présentatrice. La mince silhouette, les cheveux au vent, se tenait devant une clôture grillagée surmontée de barbelés, en travers d’un pont autoroutier ; on voyait à l’arrière-plan le tarmac de l’aéroport, sur lequel aucune machine ne bougeait.

« Des milliers de voyageurs, d’employés et de membres de leurs familles sont bloqués ici, le chaos a désormais atteint les autoroutes menant à l’aéroport et y a provoqué des bouchons d’une longueur allant jusqu’à trente kilomètres. »

Des prises de vues effectuées d’un hélicoptère vinrent souligner son propos.

« Les voyageurs concernés sont priés d’appeler le numéro de téléphone affiché au bas de l’écran. Nous vous donnerons dès que possible de plus amples détails sur cette situation encore très floue… »

L’air grave, la journaliste rendit l’antenne aux studios. Son confrère lui posa une question à laquelle Noah ne prêta pas attention : dans la pièce voisine, Toto s’était mis à grogner d’une voix profonde et râlante qui paraissait bien trop puissante pour son minuscule corps de chiot.

Plus curieux qu’alarmé, Noah retourna dans la chambre à coucher ; le chien se tenait devant la porte fermée de la salle de bains, la queue entre les jambes et la tête basse.

Qu’est-ce que tu as, petit ? s’apprêta-t-il à demander, mais en se penchant vers Toto, il remarqua du coin de l’œil la modification de la lumière filtrant par l’étroite fente formée entre la porte de la salle de bains et le sol de la chambre. Une ombre à peine perceptible, mais néanmoins le signe incontestable que quelqu’un venait de bouger derrière la porte.

Quelqu’un qui n’est pas en train de prendre un bain.

Quelqu’un qui porte des chaussures.

Noah sentit sa bouche s’assécher de nervosité et les bords de sa blessure à l’épaule se crisper. Il ouvrit la porte à la volée ; ses yeux se changèrent en un appareil photo mental qui, en quelques fractions de seconde, prit des clichés puis les transmit à la zone de son cerveau responsable des situations de danger mortel.

La première image était celle d’un jacuzzi rappelant une casserole débordante : l’eau faisait des bulles, une mousse blanche en débordait.

Il ne vit d’Oscar que ses orteils fripés dépassant à la surface. Le reste de son corps était entièrement immergé. Volontairement, comme l’indiqua l’analyse de l’image numéro deux : l’inconnu tenant une arme à la main n’avait pas enfoncé Oscar dans l’eau mais semblait attendre qu’il remonte à la surface, sans doute pour lui tirer une balle dans la tête.

Qui êtes-vous ?

Comment êtes-vous entré ?

Pourquoi voulez-vous tuer ?

Toutes questions auxquelles Noah ne réfléchit pas. Il n’en eut pas le temps : le tueur n’hésita pas une seule seconde. Surpris par l’apparition de Noah, l’homme fit volte-face.

Et pressa la détente.

Il ne lui avait fallu que la moitié du temps d’un battement d’ailes de colibri pour redresser son arme.

Image numéro trois : Heckler & Koch USP, verrouillage Browning, 9 mm avec détente DAO. Silencieux de fabrication polonaise.

Noah n’eut pas le temps de retenir son souffle. Le tueur fut rapide.

Mais pas assez.

Dans le cerveau de Noah, le service d’analyse du danger avait établi un plan d’action qu’il transmit directement aux muscles et aux membres chargés de l’exécuter.

Joindre les mains devant le visage comme pour une salutation asiatique. Réduire l’espace me séparant de la personne cible tout en levant le coude droit à un angle de quatre-vingt-dix degrés. Repousser ainsi l’arme d’assaut latéralement vers le haut. Utiliser le recul du premier tir perdu pour détruire du plat de la main gauche le centre d’équilibre dans l’oreille de l’agresseur. Donner en même temps un coup de genou dans les testicules et poursuivre le mouvement du coude droit vers le haut jusqu’à frapper la mâchoire, la casser dans l’idéal.

Noah avait effectué toutes ces étapes machinalement tout en se concentrant en permanence sur la main droite de l’agresseur, celle qui tenait l’arme ; quand l’intrus se courba vers l’avant, il poursuivit le mouvement de son bras gauche pour repousser cette main vers le haut jusqu’à ressentir une résistance dans l’articulation. C’était le signe qu’il fallait augmenter la pression pour déchirer d’abord les tendons, puis les muscles. En même temps, il tournoya comme un danseur en entraînant l’assaillant ; celui-ci cherchait seulement à échapper à la douleur que provoquait Noah en appuyant sur son épaule déboîtée.

Aucun cri ne fusa, pas de temps pour ça non plus. Tout alla très vite : le tueur n’avait pas encore lâché son arme quand les doigts de Noah se refermèrent sur son poing et qu’il releva presque en même temps l’avant-bras pour placer le canon du HK sur la nuque de l’agresseur.

Plop. Plop.

Deux coups, pas plus bruyants que l’ouverture d’un pot de confiture au couvercle bordé de caoutchouc, et l’inconnu était exécuté par sa propre arme.

À cet instant, Oscar émergea en soufflant, lâcha un rot retentissant et essuya la mousse de ses yeux en chantonnant joyeusement. Puis il vit Noah et hurla :

— Bon sang, tu m’as fait peur ! Tu pourrais pas frapper ?

— Il faut qu’on parte, répondit Noah d’une voix neutre.

— Qu’on parte ? Comment ça ? (Oscar se mit debout dans la baignoire.) Tu peux pas entrer comme ça à poil dans ma salle de bains et… Dis donc, c’est un flingue que t’as à la main ? Pourquoi… Ah merde.

Oscar venait de découvrir l’homme étendu, inerte, devant la baignoire.

— Il est… Je veux dire, tu l’as…

— Vite, on n’a pas le temps.

Noah sortit à grands pas de la salle de bains puis enfila un slip, un pantalon sombre, une chemise et une veste pris au hasard dans la valise, sans lâcher l’arme récupérée sur le tueur.

— Il est mort.

Oscar, debout dans l’encadrement de la porte, toujours nu, désigna le cadavre.

— Je crois qu’il est vraiment mort.

— C’est ce qu’on sera aussi si on ne disparaît pas tout de suite d’ici.

— Mais qui ? Je veux dire, pourquoi, comment…

Aucune idée. Pas le temps.

Noah jeta un coup d’œil au chargeur. Encore douze balles.

C’est déjà ça.

L’arme n’était pas neuve, mais entretenue avec soin. Un signe qui, s’ajoutant à son entrée silencieuse et à sa rapidité, confirmait le professionnalisme du tueur.

Noah ôta le câble de chargement de la prise, jeta dans la valise son portefeuille, ses passeports et le téléphone satellite avec les vêtements qu’il put réunir en vitesse, et retourna rapidement dans la salle de bains en passant devant Oscar.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Oscar claquait des dents de peur. Ses pieds ne se trouvaient qu’à quelques centimètres de la flaque de sang qui s’étendait autour de la tête de l’inconnu.

Comme Noah s’y était attendu, le tueur ne portait sur lui aucun objet personnel. Ses poches étaient vides. Il le retourna sur le côté du bout de son pied nu. Son visage aussi paraissait dénué de personnalité, sans signe distinctif. Il ressemblait plus à un comptable qu’à un tueur à gages.

Noah supposa qu’il l’avait visé lui et non Oscar, qu’il n’avait probablement rien su de la seconde suite dans laquelle lui-même s’était trouvé uniquement par hasard.

— Tiens.

Il décrocha d’une patère un peignoir blanc qu’il lança à Oscar.

— Tu as tué un homme, murmura celui-ci, atterré.

Il sembla un instant incapable de détourner les yeux du cadavre, puis parvint à enfiler le peignoir et à sortir de la salle de bains.

Noah avait entre-temps passé ses bottes et ordonna à Oscar de faire de même.

— Tu laisses le reste de tes fringues ici. On n’a plus le temps.

Comme tout avançait trop lentement à son goût, il attrapa Oscar par le col de son peignoir et le traîna dans la suite voisine. Arrivé là, il jeta un coup d’œil par le judas et n’ouvrit la porte qu’après s’être assuré que personne ne se tenait devant.

Un regard dans le couloir lui confirma qu’ils étaient seuls.

— Tu es prêt ?

Il se retourna vers Oscar, qui secoua vigoureusement la tête.

— Merde, non, j’ai du sang plein les pieds, mes bottes à la main, et je suis en peignoir. Je ne suis prêt à rien du tout.

Il a au moins retrouvé sa langue.

Noah se précipita dans la chambre, attrapa le sac à dos et coula un regard sous le lit. Comme il l’avait supposé, Toto s’y était réfugié. Resté silencieux depuis les coups de feu, il tremblait de tous ses membres. D’un mouvement rapide, Noah attrapa le chiot par la peau du cou, le tira de sa cachette et le remit dans le sac à dos, puis il ordonna à Oscar de sortir de la suite.

— Pas avant de savoir ce qui vient de se passer.

— D’accord. Alors tu restes là.

La valise à la main et le sac sur son épaule intacte, Noah sortit dans le couloir et se dirigea vers l’ascenseur aussi vite que le lui permettaient ses lacets dénoués.

Un autre couloir commençait deux mètres après l’ascenseur des clients. Un monte-charge s’y trouvait.

Noah appuya sur le bouton d’appel, mais rien ne bougea.

— Tu as besoin d’une clé pour un truc pareil, dit Oscar.

Apparemment, il avait changé d’avis. La couleur cramoisie de son visage était encore rehaussée par le blanc du peignoir.

— Non, pas besoin, répondit Noah sans savoir d’où lui venait sa certitude.

Il observa le clavier numérique situé sous le bouton d’appel, et la mémoire lui revint soudainement. Il eut un souvenir.

J’ai déjà pris ce monte-charge.

Je sais où il mène.

Dans la cave de l’hôtel. À la discothèque de l’Adlon.

Où les gens dansent au milieu d’éclairs stroboscopiques.

Il s’y était vu lui-même à peine une heure plus tôt dans un flash-back.

J’ai déjà pris cette issue de secours.

Alors qu’on venait juste de me tirer dessus.

Noah ferma les yeux et visualisa la combinaison de chiffres dont il s’était souvenu peu avant.

4266.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Oscar malgré l’évidence.

Noah composa le code sur le clavier, mais en inversant les chiffres de son souvenir.

6624.

Il entendit un claquement quelques étages plus bas, puis les câbles du monte-charge se tendirent. Le bouton d’appel s’alluma et luisit d’un rose pâle.

— Comment tu connais le code ? demanda Oscar en voyant sur l’affichage que la cabine franchissait les étages.

— Aucune idée, répondit Noah.

Puis il recula d’un pas et regarda, au bout du couloir, le carré de lumière qui tombait par la porte de leur suite, qu’Oscar avait laissée ouverte.

Il ne savait pas qui il était. Il ne savait pas qui était le tueur au pistolet ni qui l’avait envoyé.

Et il ne savait pas non plus si le monte-charge arriverait avant que l’homme qui venait de sortir de la suite « Place de Paris », pistolet brandi, les ait rejoints.