Noah raccrocha.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Oscar.
Il avait employé la minute passée à se tortiller pour enfiler à la hâte le slip et le pantalon. Le peignoir avait glissé au sol, sur les bottes qu’il avait ôtées. Il était maintenant en train de pencher son torse nu aussi loin que possible sur le côté afin de passer le bras droit dans la manche d’une chemise de costume bleu ciel.
— Tu as parlé à qui ?
Noah regarda le chauffeur qui venait de ralentir : un groupe d’adolescents armés de bouteilles de bière traversait la rue avec une lenteur calculée, comme si l’alcool les rendait invincibles.
— Il a dit qu’il était le président, chuchota Noah.
— Le président de quoi ?
Koslowski klaxonna furieusement.
— Des États-Unis.
— Baywater ?
Oscar se figea dans son mouvement.
Noah hocha la tête. Le nom lui était familier mais n’éveillait aucun souvenir, en tout cas aucun souvenir personnel. Il avait en tête l’image d’un Texan de soixante-treize ans qui aimait qu’on le photographie en tenue de chasse ou en train de faire de l’alpinisme. Il savait que l’homme portait des chaussures à talonnettes pour compenser sa taille modeste, connaissait aussi son amour des cigares cubains, qui avait failli lui coûter la victoire aux primaires de Californie. En d’autres termes, Noah savait du président ce que quiconque jetant de temps à autre un œil dans le journal savait aussi. Pas ce qu’il saurait s’il était ami avec l’homme le plus puissant du monde et s’il avait son numéro de téléphone enregistré dans son portable.
« Ton vieux copain de Washington. »
— Tu as parlé à Philipp Baywater ?
Oscar écarquilla les yeux. Son visage sembla enfler sous l’effet de l’excitation.
Noah s’apprêtait à répondre qu’il n’en avait aucune idée, mais le téléphone qu’il tenait encore à la main se mit à sonner.
— Le chauffage fait trop de bruit ? demanda Koslowski.
Voyant que Noah ne décrochait toujours pas à la troisième sonnerie stridente, il baissa la soufflerie d’un cran.
Le même indicatif. Le même numéro.
Noah fit signe au chauffeur que tout allait bien, puis appuya sur la touche verte.
L’homme qui prétendait être le président en vint directement au fait.
— Dis-moi où tu es et je te ferai mettre en sécurité, David.
— Pourquoi je t’obéirais ?
— Parce que je peux te protéger. Apparemment, tu as perdu la mémoire, mon pote. Mais crois-moi, si tu savais dans quoi tu t’es fourré, tu comprendrais que je suis le seul à pouvoir te tirer de là.
— J’ai besoin de l’aide du président des États-Unis ?
— Tu as besoin de toute l’aide que tu peux trouver.
— Pourquoi ?
— Je te l’expliquerai dès que tu seras en lieu sûr. Dis-moi seulement où tu es en ce moment.
— Vous devez d’abord me prouver que vous êtes le président des États-Unis.
— Au téléphone ? Comment veux-tu que je…
Le vieil homme hésita, puis sembla avoir une idée.
— Allume la télé, David.
Noah se tourna vers l’avant, vers le chauffeur, qui regardait bien trop souvent dans le rétroviseur. À cet instant, la conversation semblait moins l’intéresser que les efforts d’Oscar pour boutonner la chemise sur son ventre.
— Je n’en ai pas, répondit Noah.
Au même moment, le taxi s’arrêta de nouveau à un feu rouge. Ils se trouvaient désormais sur un boulevard divisé par un terre-plein central. Un peu plus loin, devant eux, un grand clocher à la flèche abîmée jaillissait du sol comme une dent creuse. L’église du Souvenir, comme Oscar le lui avait expliqué lors de l’une de leurs premières excursions.
Alors on est presque arrivés. À la Breitscheidplatz.
À sa droite devait se trouver le haut bâtiment de verre au toit surmonté d’une étoile pivotante.
En effet.
L’entrée de l’Europa-Center1 était nettement plus animée que les rues qu’ils avaient empruntées jusqu’à présent. Un bref bouchon se forma même à l’entrée d’un magasin d’électronique quand un homme en fauteuil roulant tenta d’y entrer en remontant le flot des clients qui sortaient.
— Pas de télé ? répéta l’homme au téléphone avant de tenter une piètre blague : Bon sang, t’es vraiment dans le pétrin.
— Un instant.
Noah posa la main sur le micro du téléphone, se pencha vers l’avant et demanda au chauffeur :
— Le magasin, là, il est encore ouvert ?
Koslowski désigna l’Europa-Center, renifla d’un ton méprisant et cracha les premiers mots de sa réponse comme une gorgée de lait avarié :
— Shopping de minuit. L’Europe est dans la merde, tout le monde est endetté, mais on prolonge les horaires d’ouverture des magasins. Au temps pour la crise.
Le feu passa au vert et Koslowski s’apprêta à redémarrer, mais Noah lui demanda de se garer au bord du trottoir.
— C’est vous le chef.
— Qu’est-ce qui se passe, chez toi ? demanda l’homme au téléphone.
Noah regarda l’écran, constata qu’il avait largement dépassé une minute et raccrocha sans un mot. Puis il donna au chauffeur un billet de vingt euros, plaça le reste de la liasse dans la poche intérieure de sa veste, attrapa le sac à dos et la valise, et descendit.
Koslowski le remercia pour les trois euros de pourboire et klaxonna en guise d’adieu après qu’Oscar fut descendu à son tour.
— Qu’est-ce qui t’arrive, encore ? demanda celui-ci.
Il tenta de rattraper Noah, ce qui lui coûta quelques efforts car, dans la précipitation, il n’avait pas trouvé le temps de relacer ses bottes. Du moins son pantalon, dont il avait plusieurs fois retroussé les jambes, ne lui glissa-t-il pas aux chevilles : il s’était servi du cordon du peignoir comme d’une ceinture.
— Est-ce que tu veux bien m’expliquer ce qui se passe ? lança-t-il à Noah.
Le bouchon formé à l’entrée du magasin d’électronique s’était résorbé. Noah franchit les portes vitrées d’un pas vif.
Il attendit son compagnon, lui mit la valise dans la main, et répondit à sa question en désignant un panneau situé près des escaliers mécaniques :
— On va au troisième étage. Aux téléviseurs.
Oscar eut un rire incrédule.
— Mais oui, pourquoi pas. Rien de tel qu’une soirée télé dans un magasin d’électronique, siffla-t-il, furieux, avant de baisser la voix : C’est vraiment une belle conclusion après la fusillade de l’hôtel. Il y a un film bien ce soir ?
— Aucune idée, dit Noah en se remettant en marche. On ne va pas tarder à l’apprendre.
— Laisse-moi deviner, c’est le président américain qui va te le dire ?
Ils étaient maintenant près des escalators. Noah mit un pied sur la première marche, sentit Toto remuer dans le sac et se demanda si la sensation de perte d’équilibre qui se fit alors en lui disparaîtrait jamais.
Oscar a raison. Je me comporte de plus en plus comme si j’étais aussi fou que lui.
Il ne leur fallut que deux minutes pour atteindre leur objectif et se retrouver devant un mur couvert d’innombrables téléviseurs de toutes tailles. Cette accumulation eut sur Noah un effet étrange. Elle éveilla en lui le sentiment inquiétant d’être non pas l’observateur, mais l’observé. Comme tous les écrans diffusaient le même dessin animé, son cerveau ne parvenait pas à décider sur quel appareil se concentrer.
Il reprit le téléphone et appuya pour la seconde fois en quelques minutes sur la touche de rappel. Le vieil homme décrocha avant que Noah ait entendu une seule sonnerie.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— J’ai une télé, maintenant.
Soupir de soulagement à l’autre bout de la ligne.
— Bien. Je croyais déjà qu’il t’était arrivé… Peu importe. Passe sur la chaîne NYN.
— La chaîne d’informations ?
Noah faillit objecter que NYN n’était peut-être pas diffusée en Allemagne, mais il se retint à la dernière seconde.
— Exactement. Tu l’as ?
— Un moment.
Noah s’approcha au hasard de l’un des nombreux écrans et ouvrit un clapet sur le rebord d’un appareil noir de cinquante pouces. Il changea le programme à l’aide des touches représentant des flèches. Le dessin animé disparut, et il se mit à zapper d’une chaîne à l’autre.
— Hé, qu’est-ce que vous faites ? entendit-il soudain dans son dos.
Il constata à cet instant qu’Oscar n’était plus près de lui.
Où est-ce qu’il peut bien être encore passé ?
Il raccrocha de nouveau et dévisagea le jeune vendeur en veste rouge et noir qui se dressait devant lui. Il ne pouvait pas avoir plus de vingt ans, avec sur la lèvre supérieure un pitoyable début de moustache qui ne parvenait pas à cacher deux gros boutons rouges. Il portait plusieurs anneaux à l’oreille et des bagues aux doigts, et braquait sur Noah une télécommande d’un air menaçant.
— Les appareils ne peuvent être manipulés que par le personnel.
Noah s’excusa. Pour ne pas perdre de temps, il sortit la liasse de billets de la poche de sa veste et tapota de l’index l’étiquette du téléviseur, retenue sur l’étagère par un cadre de plastique transparent.
999 euros.
— J’achète ce truc si vous passez sur NYN.
La promesse de l’argent fit aussitôt son effet. Le jeune homme sourit comme sur commande et ne perdit pas une seule seconde.
— On a le satellite, ici. Rien de plus facile.
Il pointa vers le mur la télécommande avec laquelle il pouvait contrôler tous les téléviseurs en même temps et y tapa un code à trois chiffres. Le téléphone se remit à sonner.
— Mais l’image ne sera évidemment pas aussi claire que sur un canal HD, s’excusa le vendeur quand la chaîne d’informations apparut sur tous les écrans en même temps.
Noah chercha de nouveau Oscar des yeux, puis prit l’appel.
— Je suis sur NYN, dit-il à son correspondant.
— Bien.
L’image légèrement floue montrait un homme grand et corpulent vêtu d’un costume sur mesure de couleur sombre. Sa cravate claire serrait étroitement le col de la chemise sous son double menton. Son front dégarni luisait à la lumière des projecteurs braqués sur lui. Il était debout à un pupitre, devant un fond bleu orné d’un grand ovale portant le logo de la Maison Blanche, et flanqué de drapeaux américains.
— C’est mon attaché de presse, Donald McKinley, expliqua l’homme au téléphone.
Noah vit ce nom s’afficher à l’écran, au-dessus de la précision : White House Press Conference. Daily Update2.
— Il va porter la main à son oreille dans un instant.
La caméra changea pour montrer une perspective filmée par-dessus l’épaule de l’attaché de presse. On voyait à présent des rangées de chaises occupées par des journalistes. Sur plus de vingt écrans, des mains fusèrent en l’air pour poser des questions.
— Tu as le son ?
Noah transmit la question de son interlocuteur au vendeur, qui était manifestement intrigué par le comportement de ce client mais n’osait rien dire, pensant à la bonne vente qui s’annonçait. Il monta le son avec la télécommande. Un faible murmure se changea en paroles compréhensibles.
— J’ai le son, confirma Noah.
— Bien. Fais attention, David. Juste après avoir touché le récepteur dans son oreille, Donald va répéter exactement les mots que je lui dicte maintenant.
— Lesquels ?
Sur tous les écrans, on vit McKinley bafouiller puis se reprendre rapidement. Puis il porta bel et bien la main à son oreille.
Noah sentit son pouls accélérer.
Il entendit au téléphone la voix du vieil homme, plus basse, parce qu’il ne parlait plus directement dans le téléphone.
— McKinley ? Écoutez bien. Ici votre président. Répétez immédiatement et mot pour mot ce que je vous dis maintenant : « Mesdames et messieurs, j’apprends à l’instant… »
Noah fixa l’écran devant lui, vit McKinley cligner nerveusement des yeux et l’entendit dire :
— Mesdames et messieurs, j’apprends à l’instant…
L’attaché de presse fit une brève pause, comblée par la voix du soi-disant président : « … que de nouveaux développements concernant la pandémie de grippe… »
— … que de nouveaux développements concernant la pandémie de grippe…, répéta McKinley avant de reprendre aussi la fin de la phrase qu’on venait de lui souffler : … nous obligent malheureusement à interrompre cette conférence de presse. Je vous remercie de votre compréhension.
Un murmure étonné parcourut l’assistance, les journalistes présents protestèrent.
— Alors, ça vous plaît ? s’enquit le vendeur.
Il baissa de nouveau le son, un peu perplexe de voir Noah se détourner brusquement de lui et des téléviseurs.
Non, ça ne me plaît absolument pas.
— Satisfait ? demanda l’homme au téléphone.
Non. Pas le moins du monde.
— C’était une représentation convaincante, dit Noah.
Le vendeur, apparemment de plus en plus étonné d’entendre son client téléphoner dans une langue étrangère, essaya de ramener la conversation sur la vente :
— Je peux vous accorder une remise de trois pour cent si vous payez en liquide…
Une représentation convaincante. Et pourtant…
Quelque chose clochait.
Noah se retourna vers le vendeur et regarda derrière lui, en direction du rayon des PC. Il vit Oscar, la valise à la main, émerger de l’allée des ordinateurs portables, puis dévisagea de nouveau le vendeur, qui tripotait nerveusement ses boucles d’oreilles. Et il comprit ce qui n’allait pas. Il rapprocha le téléphone de son oreille.
— Comment connaissiez-vous sa réaction ?
— Pardon ?
Stupéfait, l’employé plissa le front. La question « Mais qu’est-ce qu’il a, ce type ? » était lisible sur son visage.
— Comment saviez-vous qu’il allait se toucher l’oreille ? demanda Noah à son interlocuteur.
— C’est un réflexe, Donald le fait toujours.
— Avant que vous lui adressiez le moindre mot ?
Une pause. Trop longue pour une seule réflexion.
— Écoute, David, reprit le vieil homme. Je comprends que tu sois prudent, mais…
— Faites-le revenir.
— Pardon ?
— Si vous êtes vraiment celui que vous prétendez, ça devrait être un jeu d’enfant pour vous, monsieur le président. Faites revenir McKinley devant les caméras et prouvez-moi que tout ça n’était pas un enregistrement.
Un enregistrement qui vous permettait de prédire l’avenir, puisque vous saviez ce qui se produirait.
Le vieil homme, au bout du fil, soupira puis donna une réponse éloquente. Il raccrocha.
— Vous voulez le faire livrer, ou est-ce que je demande qu’on l’emballe ? demanda le jeune homme dans une dernière tentative de conclure la vente.
Puis il fronça les sourcils et désigna la tempe de Noah.
— Hé, vous avez un…
Noah leva la main, vit un point rouge glisser sur son index et se baissa, tandis que le vendeur commettait l’erreur d’entrer dans la ligne de tir.
À la seconde suivante, son crâne explosa.
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1. Centre commercial.
2. « Conférence de presse de la Maison Blanche. Mise à jour quotidienne. »