28

La femme qui venait d’entrer sans un mot dans la pièce secrète où l’on retenait Celine lui rappela spontanément Amber, sa meilleure amie au lycée. Amber était tellement séduisante qu’on développait en sa présence un sentiment alors baptisé par Celine complexe de fierté : en comparaison directe (activité pratiquée sans relâche pendant les récréations et les soirées), on se sentait laide et inférieure à côté d’elle. Mais on compensait ce complexe en éprouvant une fierté ridicule à avoir pour meilleure amie la plus populaire des pom pom girls.

— Qui êtes-vous ? demanda Celine sans doute pour la troisième fois depuis que le distributeur de boissons servant de porte s’était remis en place presque silencieusement.

La femme aux cheveux noirs avait attendu d’entendre le verrou s’enclencher pour s’approcher en faisant claquer ses hauts talons et s’asseoir en face de Celine. Depuis, elle l’observait d’un air méprisant, comme elle l’aurait fait d’un pull au rabais dans un bac à soldes. Celine n’aurait pas été étonnée de voir sa fine main se tendre vers elle et la toucher pour vérifier si la « marchandise » répondait à ses exigences de qualité.

— Qu’est-ce qui se passe, ici ?

Cette question aussi resta sans réponse. Amber (ainsi Celine l’avait-elle surnommée dans sa tête, faisant sans doute là une injustice à son amie) ôta son trench-coat cintré et le jeta sur le dossier de sa chaise, qu’elle rapprocha ensuite de la table. Puis elle vérifia, d’un geste sans doute machinal, le premier bouton de son chemisier. Elle portait un collier de perles mi-long orné d’un pendentif d’argent ou de platine ; Celine y aperçut le chiffre 17 avant que la femme ne fasse disparaître le bijou sous son col.

Lorsqu’elle repoussa ses cheveux en arrière, un parfum fleuri et oriental envahit la pièce.

— J’exige une explication, reprit Celine.

Elle aurait voulu se lever, ne serait-ce que pour compenser la différence de taille. Comme l’inconnue mesurait au moins cinq centimètres de plus qu’elle, elle pouvait la regarder de haut d’un air intimidant même en étant assise.

La femme ouvrit enfin la bouche :

— Faites ce que je dis et aucun mal ne vous sera fait.

Aucun bonjour. Aucune formule de politesse. Aucun « Je suis désolée que deux pitbulls vous aient jetée dans cette cellule sans que personne vous explique pourquoi ».

Celine se passa nerveusement une main sur le ventre et répéta sa première question :

— Qui êtes-vous ?

— Ça n’a aucune importance.

— Si c’est ce que vous pensez, vous devriez aller voir un thérapeute pour soigner votre complexe d’infériorité, lança Celine en tentant de jouer les dures. Moi, en tout cas, je ne peux rien faire pour vous.

Une imitation de sourire tordit les lèvres de la femme.

— Je pense au contraire que vous pouvez m’être utile. Vous êtes bien Celine Henderson, fille de Maria et Ed Henderson, lequel se trouve pour le moment bloqué dans le hall des arrivées du terminal 2 de l’aéroport JFK ?

— Vous avez mis mon téléphone sur écoute ! s’exclama Celine, furieuse.

Impossible d’expliquer autrement tout ce que Kevin et cette femme semblaient déjà savoir sur elle.

— C’est exact, confirma-t-elle sans ambages tout en continuant à dévisager Celine. Et nous ouvrons votre courrier. Pas seulement celui que vous recevez au bureau, mais aussi celui qui arrive chez vous.

Celine en resta bouche bée, stupéfaite.

— Mais… mais pourquoi vous faites ça ?

— Pour la même raison que nous prélevons discrètement une fois par mois un échantillon de vos cheveux et que nous contrôlons votre urine presque toutes les semaines.

— Mon urine ?

Celine eut un rire incrédule.

— Nous voulons savoir à quoi nous en tenir avec nos employés. Les toilettes de tout le bâtiment constituent un système fermé. Nos laboratoires sont situés directement au sous-sol.

— C’est une blague ?

Le sourire artificiel disparut du visage d’Amber.

— Dans ce cas, j’aurais un bien étrange sens de l’humour. Ou est-ce que vous trouvez ça drôle ?

Sans quitter Celine des yeux, elle tira de la poche intérieure de sa veste une feuille de format A4 roulée qu’elle déploya sur la table. Elle retint les bords pour l’empêcher de s’enrouler de nouveau.

Check-up méd. C. Henderson, lut Celine dans l’en-tête en haut à gauche. L’inscription était suivie de sa date de naissance, de son adresse, de ses numéros de sécurité sociale et de dossier individuel.

Du doigt, Amber attira son attention sur une demi-phrase soulignée de deux traits, située à peu près au milieu de la page : Dernières règles enregistrées : 13 décembre.

Celine sentit le sang lui monter aux joues. Elle leva la tête et regarda la femme directement dans les yeux, des yeux si sombres que l’iris et la pupille semblaient se fondre l’un dans l’autre.

— Depuis cette date, notre équipe de contrôle n’a plus trouvé de tampons dans votre sachet hygiénique. Vous êtes enceinte, félicitations.

Celine se tapota la tempe du doigt.

— Si toute cette histoire de surveillance était vraie, vous ne viendriez pas me la raconter, dit-elle.

L’instant suivant, une affreuse pensée lui vint à l’esprit.

Sauf si elle a l’intention de me réduire au silence.

— Je veux partir, maintenant, dit Celine en se levant.

— Et moi, je veux faire le plein pour un dollar. Malheureusement, Dieu préfère écouter les prières de l’industrie pétrolière que les miennes, alors moi, je prends le métro, et vous, vous allez rester encore un moment ici avec moi.

Elle fit signe à Celine de se rasseoir.

— Mais pourquoi ? Qu’est-ce que vous me voulez ?

Celine jeta un coup d’œil à la paroi arrière du distributeur de boissons ; elle eut soudain l’impression d’avoir avalé un glaçon. Un froid glacial se répandit dans ses entrailles.

— Qu’est-ce que je vous ai fait ?

— Rien, rien du tout. Mais maintenant, vous allez faire quelque chose pour moi.

— Quoi ?

— Rasseyez-vous.

Celine se demanda un instant si elle pouvait se jeter sur l’inconnue et lui soutirer la clé (il doit forcément y en avoir une ?), mais elle n’avait aucune expérience des affrontements physiques, et obéit donc.

Amber plongea de nouveau la main dans sa poche et en tira un autre papier, cette fois-ci beaucoup plus petit, qu’elle tendit à Celine.

— Appelez ce numéro.

— Qui est-ce ?

— Votre ami Noah.

Celine laissa retomber la main tenant le papier.

Pas d’indicatif berlinois. Kevin lui avait auparavant donné un tout autre numéro.

— Ce n’est pas le numéro de l’hôtel.

— C’est celui de son téléphone satellite.

— Il a un téléphone satellite ? (Les yeux de Celine s’écarquillèrent de surprise.) Mais depuis quand ?

— Eh bien, je ne veux pas trop m’avancer, mais je pense que ça doit faire au moins deux mois, sans doute plus.

— Mais… une minute… Vous êtes en train de me dire que vous saviez déjà où il était ? Depuis tout ce temps ? Que vous auriez pu le joindre n’importe quand ?

Amber hocha la tête à chaque question.

— En théorie, oui.

— Mais alors… (Celine secoua la tête, incrédule.) Alors tout ça n’était qu’une blague ? La recherche du peintre, c’était des bobards depuis le début ?

Une tentative de sourire réapparut, puis Amber fit la moue.

— Oui et non. Nous connaissons l’homme qui a peint le tableau, mais le propriétaire de ce téléphone satellite a malheureusement cessé d’y répondre il y a plusieurs semaines. Cette recherche a été mise en scène pour faire sortir Noah de sa cachette.

Alors c’est bien ça. Je le sentais. Je ne me doutais pas que ça prendrait de telles dimensions, mais je savais qu’un truc clochait dans cette histoire de million.

— Comment vous saviez que ça marcherait ? demanda-t-elle, déconcertée.

— Nous ne le savions pas. Nous ne savions même pas où chercher Noah. Mais nous pouvions être certains qu’avec une action médiatique de cette ampleur, le message atteindrait les coins les plus reculés du monde occidental. Qu’il se soit manifesté malgré son amnésie, et de Berlin, en plus, a été un gros coup de chance.

— Mon Dieu. (Celine porta une main à la bouche, effrayée.) C’est un agent dormant ? Est-ce que j’ai aidé à réactiver un terroriste ?

Amber secoua la tête, envoyant une nouvelle bouffée de son parfum en direction de Celine.

— Je suis toujours partisane de la vérité, madame Henderson. Mais si vous saviez tout ce que je sais, vous seriez tellement choquée que vous n’arriveriez plus à réfléchir posément, et sans cette faculté, vous me seriez complètement inutile. Je vais tout de même être claire sur un point : si nous ne parvenons pas à mettre Noah hors circuit dans les heures qui viennent, un attentat sera la dernière chose dont vous aurez à vous inquiéter.

Hors circuit ?

— Qu’est-ce que je dois lui dire ?

— La vérité.

Amber n’eut pas de grand geste théâtral, ne sortit pas d’arme ni de seringue pour la poser sur la table. Elle ne sourit pas, ne darda pas non plus sur Celine un regard fixe et glacé. Et pourtant, celle-ci sentit que l’inconnue était sérieuse.

Mortellement sérieuse.

— Dites-lui que, s’il continue à se cacher, je vais vous tuer.