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Toto vivait, mais il n’allait pas bien, et son mauvais état général n’avait rien à voir avec la fusillade du magasin d’électronique. Une balle avait certes déchiré le bord du sac à dos, mais sans effleurer le chiot. Pourtant, ici, dans la cachette d’Oscar, il ne semblait plus qu’à peine vivant.

— C’est pas bon, ça, pas bon du tout, dit Oscar en se parlant à lui-même tout en sortant d’un sac plastique un jean et un gros pull-over.

La température du refuge parut à Noah encore plus élevée qu’auparavant ; la puanteur de diesel et de caoutchouc brûlé semblait elle aussi encore plus mordante, mais peut-être les récents événements lui avaient-ils tout simplement redonné de la vigueur, réactivant ses sens par la même occasion.

Mais pas ma mémoire, hélas.

— Pas bon. Vraiment pas bon.

Le mantra qu’Oscar répétait sans interruption depuis leur descente dans les entrailles de Berlin ne se référait ni au mort de leur suite d’hôtel ni aux coups de feu du rayon télé (et encore moins à Toto, apathique et haletant) ; Noah l’avait compris quand ils étaient arrivés devant la porte métallique de leur cachette, après une pénible marche à travers des conduits obscurs et des tunnels poussiéreux, sur des voies ferrées désaffectées.

— On revient beaucoup trop tôt, avait dit Oscar en rentrant. Les mesures de tension sont pas encore finies. C’est pas bon, pas bon du tout. La somme, c’est sept, et on devrait pas être là aujourd’hui.

Un métro passant derrière les murs épais fit clapoter les couverts rangés dans un mug, sur le lavabo.

Noah se pencha au-dessus du lit à caisson d’Oscar, sur lequel il avait déposé Toto. Il était conscient d’avoir bien d’autres problèmes qu’un chiot malade, mais s’en occuper avait sur lui un effet apaisant, sans doute parce que son état défaillant constituait un problème soluble, à l’inverse des siens : amnésique et pourchassé par des inconnus dans une ville étrangère.

— Là, fit Oscar en lui lançant un sac plastique. Il y a des canules dans le tiroir sous le matelas.

NaCl 0,9 %, lut Noah sur l’étiquette.

— Je t’ai dit qu’il avait été retiré trop jeune à sa mère. Peut-être qu’une perfusion lui fera du bien.

Noah secoua la tête.

— Je ne sais pas du tout comment on met un animal sous perfusion.

Oscar, en train de retirer le costume trop grand pour lui, eut un sourire moqueur.

— Quel genre de scientifique tu es, exactement ?

Aucune idée. Si j’en suis vraiment un, je dois être spécialisé dans la « science de se faire des ennemis ».

Une fois qu’Oscar eut enfilé des vêtements étonnamment soignés, il vint jusqu’au lit en se dandinant, prit les ustensiles des mains de Noah et, en quelques gestes rapides et précis, installa la perfusion à Toto.

— Où étais-tu passé, d’ailleurs ? demanda Noah en caressant le chiot.

Celui-ci n’avait même pas tressailli quand Oscar avait enfoncé l’aiguille dans sa chair.

— Quoi ?

— Tout à l’heure, au magasin. Tu as disparu d’un coup.

Comme à l’hôtel, avant ça.

— Ah, ça, tu veux dire.

Oscar se leva et tira à lui la seule chaise du réduit, posée devant le bureau de fortune. Il fixa le goutte-à-goutte au dossier, puis ramassa par terre le pantalon de costume qu’il venait d’ôter et en fouilla les poches.

— Tiens, regarde. (Il tendit à Noah une sortie imprimante toute chiffonnée.) Ils ont un accès Internet gratuit au rayon informatique, je m’en sers de temps en temps. C’est sûrement surveillé par des spywares, mais peu importe. Je t’ai cherché sur Google.

David Morten. US Scientist.

Sous cette entrée tapée dans la zone de recherche, Noah vit plusieurs rangées de photos grosses comme des timbres. La plupart représentaient un seul et même portrait.

— C’est moi, dit-il, incrédule.

Il se voyait sans toutefois parvenir à se reconnaître. Oscar hocha la tête et, saisissant une autre feuille, lut à voix haute :

— D’après Wikipédia, tu es le docteur David Morten, trente-neuf ans, Américain, biophysicien, biologiste moléculaire et nanobiologiste. Études de physique à l’université Tufts, doctorat à Princeton sur les microchips liquides et leur application dans le domaine du contrôle médical des patients. Expert reconnu en maladies infectieuses, lauréat du prix Albert Lasker pour la recherche médicale fondamentale et de tout un tas d’autres distinctions, notamment pour tes recherches sur les agents pathogènes de la peste et de l’herpès.

Ça ne me dit rien du tout. Je n’ai pas le moindre souvenir de la vie de cet homme.

— Et qu’est-ce que tu as appris d’autre ? demanda Noah.

— Sur toi ? Pas grand-chose. Je n’ai pas eu beaucoup de temps avant que les balles qui t’étaient destinées commencent à me siffler aux oreilles, mais à part ce maigre texte, je n’ai rien trouvé de bien intéressant à ton sujet sur Internet. Pas de CV complet, pas d’infos sur ta disparition ni rien de ce genre, et seulement quelques photos de toi, toutes prises à ton bureau, rien de personnel.

— Tu as eu le temps de vérifier aussi les autres noms ?

John Greene. Samuel Brinkmann.

— Non, seulement celui de cette beauté, là.

Oscar lui tendit en souriant une sortie laser du portrait d’une jeune femme séduisante, âgée de vingt-huit ou vingt-neuf ans. Cheveux blond foncé, doux visage ovale, sourire éclatant qui dévoilait presque ses molaires. Il s’agissait manifestement d’une photo d’identité pour laquelle elle avait pris la pose, mais le photographe n’était pas parvenu à effacer complètement le tempérament ouvert et naturel de la jeune femme.

— C’est Celine Henderson, la journaliste. Apparemment, elle travaille vraiment pour le New York News, et elle a laissé des tonnes de traces en ligne : des posts sur Facebook, des vidéos sur YouTube, des textes de blog, ses articles. Rien qu’on puisse falsifier en deux minutes.

Pas comme ma vie.

Noah détourna la tête, pensif.

Je me souviens de la chambre d’hôtel, de son odeur et de l’homme en train de mourir devant la cheminée. Je me souviens du coup de feu qui m’a touché et de ma fuite à travers l’Adlon. Et j’entends parfois dans ma tête la voix d’un vieil homme qui me donne des conseils, mais hélas, il ne me dit pas comment je m’appelle vraiment. Qui je suis vraiment.

Oscar le tira de ses pensées avec une question inattendue :

— Une otite, c’est provoqué par des bactéries ou par un virus ?

Il comprit tout de suite où son compagnon voulait en venir. En tant que sommité du monde médical, il aurait dû pouvoir répondre à cette question du tac au tac. Mais il hésita.

— Ça se soigne avec des antibiotiques, non ? Donc, ça doit être une infection bactérienne.

— Biiiip, lança Oscar en imitant le couinement d’un buzzer de jeu télévisé à une mauvaise réponse. Les chercheurs ont découvert les deux dans le pus d’oreilles infectées. Virus et bactéries. Eh ben, ajouta-t-il en se grattant le nez d’un air pensif, tu me fais vraiment pas l’effet d’un lauréat du prix Albert Lasker.

Noah, du même avis, hocha la tête.

— Je n’ai pas non plus l’impression d’être virologue. Tout en moi me le crie : je ne suis pas le docteur Morten.

— Moi, je crois que tu l’es vraiment.

Noah, agacé, se passa une main dans les cheveux et s’efforça de ne pas élever la voix.

— Oscar, je sais tuer à mains nues, et ça ne me pose aucun problème moral. Aucun. Je ne ressens pas la moindre pitié pour les gens que j’ai tués aujourd’hui. Je tue plus vite que je ne calcule de tête. Quand j’entends un coup de feu, je reconnais à l’oreille avec quel modèle d’arme il a été tiré. Mais si tu me donnais un microscope, je ne saurais pas par quel bout le tenir. Tu crois que ça colle à un diplômé de la Ivy League1 ?

— Non. Et pourtant, tu es sans doute bien le docteur Morten. Et tu ne l’es pas non plus.

Noah dévisagea son étrange compagnon comme si celui-ci venait de perdre la raison une fois pour toutes, et Oscar se dépêcha de s’expliquer :

— C’est ton identité de couverture. Les rares données que j’ai trouvées sur toi sentent le CV inventé à plein nez. Si j’avais eu le temps de vérifier les noms des autres passeports, j’aurais sûrement trouvé quelque chose de tout aussi vague.

Pour remettre de l’ordre dans ses idées, Noah pencha la tête en arrière et fixa le plafond. Ça paraissait fou, mais pourtant pas dénué de sens.

Mais si c’est vrai, si j’ai vraiment vécu sous une fausse identité, alors la question la plus importante qui se pose maintenant…

— Pourquoi ? dit Oscar, complétant la réflexion de Noah. Dans quel but est-ce que tu t’es inventé une fausse identité ?

Ils se regardèrent un moment en silence, puis Oscar fit demi-tour et, pieds nus, traversa le sol couvert de bouts de moquette en direction du lavabo ; il ouvrit le robinet pour laisser s’écouler l’eau un peu rouillée avant de s’en remplir une tasse.

— C’était qui, ces hommes ? demanda-t-il, le dos toujours tourné vers Noah. Qui est-ce qui voulait te tuer ?

Oscar se retourna vers Noah et prit une énorme gorgée de la tasse en grès ventrue qu’il parvenait à peine à entourer de ses doigts courts.

— Je n’en ai aucune idée.

Noah lui décrivit l’étrange tatouage qu’il avait découvert sur la paume de chacun des cadavres.

— Room 17 ?

— Oui.

Oscar semblait nerveux ; il reposa sa tasse près de l’évier.

— Tu as encore l’article ?

— Lequel ?

— Celui où ils disent chercher l’auteur du tableau. Avec le numéro de téléphone américain que tu as appelé aujourd’hui.

Noah ouvrit la fermeture Éclair de sa veste et fouilla toutes les poches avant de trouver. Oscar lui arracha précipitamment le papier des mains. Ses yeux survolèrent le tableau valant prétendument un million d’euros, et que Noah était certain d’avoir vu dans une autre vie. L’avait-il peint lui-même ?

Oscar poussa soudain un cri aigu :

Le Ruisseau de l’Est !

— Quoi ?

— Regarde !

Oscar tenait la feuille de papier d’une main et désignait de l’autre une ligne située à peu près au milieu du texte.

— Le titre du tableau. C’est ici, noir sur blanc. Pourquoi je ne l’ai pas remarqué tout de suite ?

Il avança lourdement vers les planches de contreplaqué fixées au mur qui ployaient sous la charge d’innombrables livres et en tira plusieurs volumes, apparemment au hasard, qu’il jeta au sol les uns après les autres après en avoir brièvement observé la couverture.

— Je le savais ! s’exclama-t-il d’un ton triomphant au bout d’un moment.

Il brandit un livre recouvert d’une jaquette noire.

— Tu savais quoi ?

Oscar ouvrit le volume et se mit à en feuilleter les pages, les mains tremblantes, en faisant voler la poussière.

— Hé, je te parle. Tu savais quoi ? demanda Noah en criant pour de bon.

Il aurait voulu attraper son compagnon par les épaules et le secouer, mais Oscar finit par répondre de son plein gré :

— Je sais, maintenant, qui te court après.

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1. La « Ligue du lierre » désigne les huit universités américaines de prestige (Brown, Columbia, Cornell, Dartmouth, Harvard, Princeton, Pennsylvania et Yale), surnom sans doute né du lierre qui couvre leurs murs.