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Rome, Italie

En temps normal, le docteur Bertani prenait l’escalier. Il ne supportait pas les espaces confinés, surtout pas quand ils étaient en mouvement, ce pour quoi il évitait des villes comme New York ou Hong Kong dans lesquelles, sans ascenseur, on se retrouvait aussi démuni qu’un piéton à Los Angeles. Cependant, les cellules du troisième sous-sol n’étaient accessibles que par l’ascenseur. Un péché mortel en matière d’urbanisme, mais qui serait allé se plaindre de l’absence d’une issue de secours quand aucune instance officielle n’était même au courant de l’existence de cette partie du bâtiment ? La cave intense, comme ils l’appelaient, ne figurait sur aucun plan. Et les architectes et les ouvriers qui l’avaient construite étaient morts depuis longtemps – plus de deux mille ans.

La Neo Clinica de Rome, une clinique psychiatrique privée du quartier du Trastevere, reposait sur les fondations d’un imposant palais patricien dont les caves n’avaient jamais été signalées au service de conservation des monuments. Des conditions idéales pour y enfermer les patients encombrants.

Comme Kilian Brahms, cellule 4A.

Le docteur Bertani sortit de l’ascenseur, heureux de sentir de nouveau la terre ferme sous ses pieds, et alluma la lumière. Ses baskets couinèrent sur le sol de béton peint en vert quand il avança dans le couloir. Ici, en bas, il faisait aussi froid que dans sa cave à vin de Genzano di Roma, où il possédait un petit bungalow. Par beau temps, on apercevait de la terrasse les bateaux sur la mer Tyrrhénienne. Comme il aurait aimé à présent être assis à l’ombre de son cher houx, un bon verre de brunello à la main, à déguster du pani di Genzano tout frais ! Ainsi, la fin du monde serait certainement plus supportable.

Au lieu de ça, il faut que je travaille ici, sous terre.

Arrivé devant la cellule 4A, il tira la simple barre latérale qui obturait la porte bosselée. Ensuite, il ne respira plus que par la bouche. Depuis le temps, il savait comment supporter au mieux l’air vicié des lieux. La ventilation fonctionnait encore mais n’était plus entretenue depuis qu’il avait été décidé d’abandonner le site romain. Dans ces conditions, impossible de maintenir un air sain dans les cellules grandes comme des cartons à chapeaux où les patients devaient dormir, manger, boire et faire leurs besoins.

— Bonjour, Kilian.

Le docteur Bertani franchit le seuil et pénétra dans la pièce violemment éclairée. Kilian Brahms semblait ne jamais éteindre le plafonnier à la lumière froide, pas même pour dormir.

Son patient était calme, comme toujours. Le journaliste n’avait plus causé de problèmes depuis qu’on lui avait donné un bloc à dessin et des crayons. Vêtu d’un pyjama délavé et de chaussettes de sport noires, il était assis au sol dans sa position habituelle : en tailleur, le bloc sur les genoux. Ils avaient d’abord cru qu’il dessinait continuellement des traits et des cercles, puis avaient fini par comprendre la signification de ses notes.

Des 1 et des 0.

Brahms écrivait un programme informatique.

« Avec ça, la vidéo pourra être mise sur n’importe quel portail, avait-il expliqué quand on lui avait demandé des explications. Si ça marche, ça pourra sauver le monde. »

— Puis-je vous interrompre ?

C’était la question rhétorique par laquelle Bertani commençait toutes ses visites. Brahms leva les yeux. Son visage jadis bien en chair était devenu plus mince et plus gris au cours des dernières semaines ; il paraissait malade, mais c’était déjà le cas lors de son hospitalisation.

— Vous me laissez partir ? demanda-t-il.

C’était, comme toujours, sa première phrase, et généralement aussi la seule.

Bertani hocha la tête. Auparavant, il avait toujours haussé les épaules d’un air désolé (« Vous savez bien que nous n’avons pas le droit »), mais aujourd’hui, la situation avait changé. Soudain, tout était différent.

— Que s’est-il passé ? demanda Brahms, soupçonneux.

Il tapotait nerveusement des doigts sur son carnet de croquis. Manifestement, il ne se fiait pas au revirement de son médecin.

Bertani toussota.

— Lors d’une de nos premières séances, vous m’avez parlé du président.

— Oui.

— Qu’avez-vous dit qu’il allait faire ?

— Nier, répondit Brahms, étonné.

Puis il insista :

— Nier l’existence de l’épidémie.

— Pourquoi ?

— Par peur. Il ne sait pas comment arrêter ça autrement.

— Arrêter quoi ?

Brahms déplia les jambes et se leva.

— Room 17. (Il vacilla et s’appuya contre le mur nu.) Ça y est ? demanda-t-il, soudain excité. Il l’a vraiment fait ?

Bertani hocha la tête.

— Exactement comme vous l’aviez prédit.

Il décrocha un téléphone de la ceinture de son jean blanc.

— Je veux que vous passiez un coup de fil pour moi.

— Pourquoi ?

Le psychiatre prit Brahms par l’épaule, le conduisit à son lit et le fit s’y asseoir d’une douce pression.

— Vous voulez arrêter la phase 3, oui ou non ? demanda-t-il.

Les paupières de Brahms tressaillirent.

— Oui, évidemment. Qui dois-je appeler ?

Le docteur Bertani lui tendit le téléphone, sur lequel se composait déjà un numéro préenregistré.

— Vous le connaissez, Kilian. Vous l’avez vu mourir.