Rome, Italie
Ils restèrent un moment face à face, silencieux, à se dévisager. Le regard de Noah était incrédule, plein de méfiance. Les yeux vifs du vieil homme exprimaient l’espoir, cherchant en lui un signe de reconnaissance.
Zaphire fut le premier à ne plus supporter la confrontation muette ; il se détourna et avança péniblement avec ses béquilles jusqu’à une armoire, dont il sortit un peignoir qu’il tendit à Noah.
— Assieds-toi, dit-il en désignant le canapé.
Noah n’attrapa pas le peignoir, ne s’assit pas.
— Tu as froid. Ne sois pas bête, mon garçon. Ne refuse jamais un avantage, même quand c’est ton ennemi qui te l’accorde.
Zaphire venait de formuler un de ces adages dont Noah avait entendu plus qu’assez au cours des dernières heures – même si cela n’avait été que dans sa tête.
— Bien que je ne sois pas ton ennemi, évidemment, ajouta Zaphire en laissant tomber le peignoir au sol.
Mais tu es mon père ?
Si c’est vrai, alors qui était le mourant du bungalow ?
Noah regarda le vieil homme s’asseoir dans un fauteuil en serrant les dents, lâchant pour cela une de ses béquilles. Les douleurs dont il semblait beaucoup souffrir n’étaient certainement pas causées par son grand âge. Zaphire aussi semblait avoir été grièvement blessé récemment.
Est-ce qu’on n’a pas parlé d’un attentat ? pensa Noah. Il observa le vieil homme qui se pressait une main sur la poitrine, à la hauteur du cœur.
— Vous prétendez être mon père ? Prouvez-le.
— Hmm. (Zaphire eut un profond soupir.) Encore et toujours le même ordre. À chaque fois que nous nous voyons.
À chaque fois ?
Le vieil homme mit la main dans la poche intérieure de sa veste et en tira du bout des doigts une photo qu’il tendit à Noah.
C’était un portrait de groupe représentant une vingtaine de garçons et de filles, de toute évidence une photo de classe d’élèves assez jeunes.
À la dernière rangée, là où le photographe avait placé les plus grands, un cercle rouge entourait deux visages absolument identiques. Ce cliché eut sur Noah un effet troublant, pas seulement parce qu’il se reconnaissait lui-même – et mon frère ?! –, mais aussi parce qu’aucun des enfants ne riait ni ne souriait. Très peu d’entre eux regardaient l’objectif, la plupart semblaient las, grognons, absents, tristes, certains même vaguement agressifs.
— Vous aviez douze ans, dit Zaphire. Votre première année à l’internat Heintzenberg de Heidelberg.
Noah secoua la tête. Sa paupière gauche tressaillit, la photo, dans sa main, trembla.
Le cliché représentait indéniablement une version bien plus jeune de lui-même, et en double. Une vague impression de reconnaissance naquit en lui, comme s’il était en train de lire un livre qu’il aurait déjà eu en main bien longtemps auparavant. Il sentit l’encaustique du linoléum de sa chambre d’internat, vit plusieurs dessins au mur, et en dessous la peinture pleine de taches de couleur dont on avait cherché l’auteur dans le journal. Toutefois, ce souvenir était loin d’être aussi intense que celui provoqué peu avant par la vision du cadavre.
Mais ce n’est qu’une photo !
— Normalement, c’est le moment auquel tu t’énerves en disant que ce n’est pas une preuve, intervint le vieil homme.
Il agita une seconde photo, qu’il avait sûrement tirée de sa poche tandis que Noah contemplait le portrait de groupe.
Normalement ? Le moment ?
Inconsciemment, Noah en était venu à répéter mentalement des fragments de paroles de Zaphire.
— Alors je t’explique toujours que l’internat Heintzenberg était une école pour élèves surdoués mais à problèmes, atteints de troubles psychologiques graves. Destinée aux enfants et adolescents trop difficiles pour des établissements classiques et trop intelligents pour des écoles spécialisées. Uniquement financée grâce à des dons privés faits par des mécènes tels que ceux-ci.
Noah saisit la seconde photo.
On y voyait les mêmes écoliers regroupés de manière similaire, mais leurs visages sans joie étaient cette fois entourés d’un groupe d’adultes. Ici aussi, une des têtes était entourée d’un cercle. Noah baissa la main et secoua la tête, incrédule.
— Si, mon garçon. C’est moi, sur la photo. Jonathan Zaphire.
Noah cligna des paupières. Il aurait voulu garder un moment les yeux fermés pour mieux se concentrer sur ses questions : Pourquoi est-ce que je peux me souvenir de certaines choses, par exemple des infos télévisées sur l’attentat mené contre Zaphire, mais pas de mon propre passé ? Et pourquoi mon soi-disant père m’attire-t-il précisément jusqu’ici ? Qu’est-ce que l’histoire de ma famille a à voir avec la folie qui est en train de semer le chaos dans le monde entier ?
— Vous mentez, dit Noah.
Les yeux de Zaphire prirent un éclat triste et fatigué à la fois, comme s’il avait déjà dû expliquer la suite des centaines de fois.
— Tu penses que le fait de me voir, ou au moins de voir les photos, aurait dû déclencher en toi un flot de souvenirs ?
Noah hocha la tête.
Oui. Comme l’odeur de l’Adlon. Ou le cadavre de mon frère jumeau.
— Tes trous de mémoire… (Zaphire sembla chercher les mots adaptés.) C’est compliqué. Une perturbation dans ta tête. Rien à voir avec ta blessure par balle. (Il désigna du doigt la cicatrice de l’épaule de Noah.) Pas plus qu’avec un refoulement psychologique, un choc, ni rien de tout ça. Tu en souffres depuis ton enfance.
Mon enfance ?
Alors seulement, il prit conscience que le fait de se trouver devant son père soulevait, en plus de ses milliers d’interrogations en suspens, une question supplémentaire très personnelle.
— Et ma mère ?
Zaphire déglutit difficilement. Ses lèvres formèrent quelques syllabes en silence, puis il se ressaisit et dit d’une voix ferme :
— Elle est morte en couches.
Le vieil homme leva brièvement les yeux vers Noah, debout immobile à côté de son fauteuil, puis il regarda ses mains croisées sur ses genoux.
— Elle était tout ce que j’avais. L’accouchement a été… bestial. Tout ce sang… Ça… Ça a duré si longtemps, le cordon ombilical s’était… (Zaphire s’essuya les yeux des mains.) Ils ont dû lancer une opération d’urgence. Son cœur s’est arrêté, et les médecins n’ont pas pu la ranimer.
— Mais vous, oui, malheureusement, monsieur Zaphire, fit une voix rauque mais familière.
Noah sursauta.
Altmann.
Il n’était donc pas mort, de toute évidence. En gémissant, il essaya de se redresser en s’agrippant au radiateur, contre lequel il finit par s’adosser pour rester assis.
Après une seconde de stupéfaction, Noah sortit de sa torpeur et se dirigea vers l’agent secret. Il lui tendit la main puis, en voyant qu’Altmann était secoué de frissons convulsifs, il ramassa le peignoir au sol et en couvrit prudemment le corps du mourant.
— Merci, mais c’est du gâchis, dit Altmann en toussant.
Il semblait être revenu à lui depuis un moment et avoir suivi leur conversation, car il demanda à Zaphire :
— J’ai eu un jour entre les mains un dossier sur vous… (Il eut une toux sèche.) … disant que vos enfants aussi étaient morts à la naissance.
Zaphire ne parut ni étonné ni gêné qu’Altmann, depuis sa place devant le radiateur, s’immisce dans leur conversation.
— C’est la version officielle, répondit-il. J’avais échangé l’amour de ma vie contre deux bébés hurlants. (Zaphire regarda Noah.) Vous aviez causé la mort de ma femme. Votre mère. C’est en tout cas ce que je pensais alors.
Il regarda brièvement l’heure puis reprit :
— Je ne voulais pas vous voir, pas vous tenir dans mes bras. Je ne voulais pas être votre père. Mais à cette époque, déjà, j’étais un personnage public, je dirigeais une jeune entreprise pharmaceutique aux ambitions internationales. J’étais à deux doigts de recevoir des subventions publiques de recherche. Si je vous avais fait adopter, cela aurait constitué aux yeux de mon sponsor d’orientation chrétienne une répudiation pure et simple, ce qui aurait définitivement détruit ma réputation.
— Alors tu nous as déclarés morts ? demanda Noah.
Alors qu’il aurait dû être submergé de colère, il se sentait totalement dénué d’émotions. La situation était tellement irréelle qu’il lui semblait que cette conversation n’avait rien à voir avec lui.
Zaphire haussa les épaules.
— Arranger quelque chose de ce genre est un jeu d’enfant quand on est le sociétaire majoritaire du groupe médical auquel appartient la clinique où vous êtes nés. Ensuite, je vous ai placés dans une famille d’accueil en Allemagne.
Le vieil homme tenta de se relever de son fauteuil en s’aidant d’une béquille, ce qui parut provoquer des douleurs infernales. Après deux tentatives infructueuses, il s’accorda une pause et reprit :
— Je sais que c’était une erreur. Mais j’ai compensé. Vous receviez les meilleurs soins possibles, toi et ton frère. Nounous professionnelles, jardins d’enfants et écoles privés, collèges et lycées dans des internats cinq étoiles.
— Pourquoi est-ce qu’il ne sait rien de tout ça ? hoqueta Altmann.
Il cracha un flot de sang sur la moquette. Noah repensa à la femme en combinaison intégrale et se demanda pour la première fois pourquoi Zaphire ne semblait pas considérer avoir lui-même besoin d’une telle protection bactériologique.
— Nous ignorons la cause de ton amnésie. Nous ne savons pas non plus pourquoi tu es le seul touché, toi et pas ton frère, dit Zaphire en s’adressant à Noah. Au début, tout était normal. Vous vous êtes développés tout à fait correctement. Et puis, à l’âge de sept ans, tu as eu les premières défaillances.
— Quelles défaillances ? murmura Noah.
— D’un seul coup, tu n’arrivais plus à te souvenir d’événements précis. Tu reposais sans cesse la même question à ta maîtresse, même quand elle y avait répondu depuis longtemps. Et puis, un jour, tu as oublié ton nom. (Zaphire porta nerveusement la main à son cou ridé.) Tu souffres d’un syndrome amnésique rare. Aujourd’hui encore, il n’est pratiquement pas étudié. Une réaction chimique dans ton cerveau a rendu ton mécanisme de refoulement plus développé que celui des personnes saines.
— Syndrome amnésique ?
— Ça signifie que ta mémoire épisodique à long terme s’efface. Tout ce que tu vis, tes origines, l’endroit où tu habites, ta manière de gagner ta vie… tout cela disparaît avec le temps. Et ça empire d’année en année. À l’exception de quelques rares épisodes émotionnels très marquants, tu n’as pratiquement aucun souvenir de ta vie personnelle.
— Je ne vous crois pas, rétorqua Noah.
— Comme d’habitude, soupira Zaphire.
Il tira un téléphone portable de sa poche de pantalon, l’ouvrit et le tint de telle sorte que Noah puisse voir l’écran.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un film.
Zaphire venait d’ouvrir un fichier vidéo qui commença à cet instant.
Noah entendit la voix de Zaphire, rendue légèrement métallique par le téléphone, répéter : « Tu souffres d’un syndrome amnésique rare. Nous avons déjà eu cette conversation des centaines de fois mais tu n’en as plus conscience, John. »
— John ? demanda Noah prudemment.
Puis il se vit lui-même. La caméra qui les avait filmés, lui et Zaphire, venait de zoomer très près de son visage.
— C’est ton véritable nom. John Morten, trente-huit ans, domicilié dans un deux-pièces proche du campus de ma clinique privée de Chicago. Célibataire, incapable d’entretenir une relation, solitaire. (Zaphire referma son portable.) Et le syndrome amnésique n’a pas seulement gommé ta mémoire à long terme, il t’empêche aussi de te souvenir pendant plus de trois semaines, quatre au maximum, d’expériences vécues.
Zaphire glissa vers l’avant dans son fauteuil.
— Voilà pourquoi j’ai remué ciel et terre pour te trouver. Voilà pourquoi je me suis assuré que tu revoies ton frère mort, ici, dans le caisson de congélation.
— Pourquoi ?
— Pour activer ta mémoire. (Il le fixa ; la déception se lisait dans ses yeux.) Jusqu’à dernièrement, j’avais l’espoir que le délai ne soit pas encore écoulé. Que tes expériences de ces dernières semaines aient été si radicales que, même après une si longue période sans contact, tu pourrais te souvenir de tout dès que tu verrais David. Ou moi.
— De quoi ? demanda Noah, hurlant presque. De quoi est-ce que je devrais me souvenir ?
— De la vidéo que David t’a donnée peu avant sa mort.