21

Environ vingt minutes plus tard

Deux faveurs.

C’est tout ce qu’Altmann avait demandé à Noah avant que celui-ci et Celine ne partent à pied vers la place Saint-Pierre pour arrêter Zaphire. Même si Noah s’en tenait fermement au plan qu’ils avaient élaboré à toute vitesse tandis que Celine reprenait ses esprits, ils croyaient eux-mêmes à peine en leurs chances de réussite.

Deux dernières faveurs.

Altmann tenait la première à la main : le téléphone fixe du couloir de la clinique. L’engin d’un gris triste ne semblait pas particulièrement moderne, mais il fonctionnait, à l’inverse de celui du bureau du médecin-chef dont la ligne était coupée.

Étendu sur la civière sur laquelle Noah et Celine l’avaient poussé dans le couloir jusqu’à l’appareil mural, Adam écoutait les sonneries retentir.

Il n’avait pas pensé que la liaison serait établie. Après le 11 Septembre, les connexions avec les États-Unis avaient été complètement saturées, surtout celles des téléphones mobiles. Aujourd’hui, la catastrophe n’était pas moindre, et le nombre d’utilisateurs n’avait pas diminué avec les années. Pourtant, ça sonnait.

Tout en attendant qu’on décroche, Altmann se demandait si Noah avait raison de se fier à Celine, de la mettre au courant de tout, et d’aller jusqu’à l’intégrer à son plan.

Pour sa part, il avait des doutes.

Certes, il n’y avait qu’une seule Neo Clinica au Trastevere. Celine connaissait leur destination et n’avait eu qu’à demander son chemin. Mais comment était-elle arrivée ici, dans ce troisième sous-sol qui, officiellement, n’existait pas ? Et armée, en plus ?

D’abord, la journaliste avait seulement pleuré, incapable de fournir d’explication plausible, jusqu’à ce que Noah parvienne à la prendre dans ses bras et à la tranquilliser.

Cinq. Six.

Altmann comptait les sonneries.

— J’ai failli y passer, espèce de salopard, lui avait-elle hurlé quand il avait osé lui demander où elle était restée pendant tout ce temps pour réapparaître précisément maintenant. Si quelqu’un ne m’avait pas attrapée par le col pour me traîner dans l’entrée d’un immeuble, mon bébé et moi aurions été piétinés à mort dans la rue.

Dix. Onze.

Mue par un automatisme, elle avait posé les bras sur son ventre en un geste protecteur, puis avait relaté son arrivée à la clinique.

— D’abord, je n’ai pas osé entrer. Le bâtiment était complètement sombre, mais deux limousines noires étaient garées directement devant la porte, moteur allumé, avec les chauffeurs qui patientaient.

Deux voitures ? avait répété Noah.

— Je me suis cachée derrière une voiture garée de l’autre côté de la rue pour voir ce qui allait se passer, et ce fut sans doute la meilleure décision que j’aie prise ces derniers jours : j’ai cru avoir une hallucination. C’est vraiment Zaphire qui est sorti de la clinique ?

Au lieu de répondre, Noah lui avait posé toutes les questions possibles pour s’assurer qu’ils pouvaient quitter l’immeuble sans danger.

— J’ai aussi vu sortir une femme noire, avait ajouté Celine.

Quinze. Seize. Et merde. Le téléphone sonne dans le vide. Même pas de répondeur.

— Tu peux la décrire plus précisément ?

— Jeune, sportive, belle. Elle portait une combinaison de protection blanche, qu’elle a enlevée avant de monter dans la seconde limousine.

Cezed.

Selon Celine, l’assistante de Zaphire avait jeté un sac plastique dans une poubelle située devant la clinique avant de partir dans la seconde voiture.

Dans la direction opposée à la première.

Celine avait récupéré le sac et en avait extrait les vêtements de Noah, les armes qu’on leur avait confisquées, un téléphone portable et la clé de l’ascenseur. Elle avait tout gardé, à part les vêtements et le second pistolet.

Puis elle était entrée dans la clinique et avait découvert Oscar, ce qui expliquait sa crise de nerfs. Apparemment, le spectacle du cadavre du frère jumeau de Noah lui avait été épargné, car elle avait aussitôt tenté de descendre jusqu’au troisième sous-sol.

— Il n’y a que deux étages inférieurs, mais la clé porte une petite plaque de plastique indiquant Ascenseur, -3. Et il ne faut pas de clé pour les autres étages. J’ai passé tout ce temps à dégoter la combinaison de touches à composer pour que l’ascenseur descende tout en bas. Et honnêtement, je ne sais toujours pas sur quoi j’ai appuyé pour que cette saleté de machine arrive enfin ici. L’interrogatoire est fini ?

Altmann avait simplement hoché la tête, épuisé.

Après tout, peu lui importait que Celine dise la vérité ou joue un double jeu.

La seule chose qui comptait encore maintenant, c’était ce coup de téléphone. Dix-huit. Dix-neuf. Vin…

Un claquement. Un grésillement sur la ligne.

— Qui c’est qui me stresse, là ? demanda une voix d’adolescente énervée.

— Le… hmm, Lea…

La voix d’Altmann se brisa, ce qui l’énerva prodigieusement.

— Allô ? Mais qui…

— Le-a-na, parvint à articuler Altmann en se concentrant sur chaque syllabe de son nom.

Il fallut un instant à sa fille pour comprendre.

— Papa, c’est toi ?

— Oui.

— Pourquoi t’appelles d’un numéro si bizarre ?

— Je suis à Rome.

— Génial. Tu me rapportes quelque chose ?

Altmann ferma les yeux.

— Je ne sais pas encore.

Une larme lui coula du coin de l’œil.

— Ça va ? T’as vraiment l’air complètement crevé, papa.

Il tordit la bouche en un sourire douloureux.

— J’ai seulement chopé un rhume.

— Mais pas la grippe de Manille, hein ?

La question était censée être une blague, mais la longue pause que fit alors Altmann perturba sa fille.

— Papa ?

— Non. Je vais très bien, ma chérie. Mais il faut que tu me promettes quelque chose.

Son bras se mit à trembler si violemment que le combiné glissa de sa main moite. Fébrilement, il tira sur le câble élastique pour faire remonter l’écouteur jusqu’à lui et le pressa des deux mains contre son oreille.

— Hé, papa, tu es encore là ?

— Oui, pardon, il y a eu une coupure.

— Tu es sûr que tout va bien ?

— Oui, ne t’inquiète pas. Je suis dans une cabine téléphonique, dit-il en fixant le plafond des yeux.

Juste au-dessus de sa tête, une tache d’humidité avait la forme d’une coupole.

— Je peux même voir Saint-Pierre-de-Rome.

— Super, tant mieux pour toi, dit Leana d’un ton désintéressé. Dis, tu as reçu mon SMS ?

Je suis en retard, pa ? Joyeux anniversaire.

PS : Aurais besoin d’un conseil.

— Oui. Il te faut de l’argent ?

Elle rit.

— Non, exceptionnellement non.

Puis elle se tut.

— Des mauvaises notes ?

— No-on.

Elle étira le mot en deux syllabes d’un ton agacé.

— Alors c’est un garçon.

— Comment tu le sais ?

Altmann s’arracha un sourire. Pas besoin d’être extralucide pour deviner les problèmes d’une gamine de quinze ans. En fait, n’y parvenir qu’au troisième essai constituait déjà un constat d’échec.

— J’ai peur de le dire à maman, annonça-t-elle.

Elle semblait à la fois timide et butée.

— Que tu as un petit ami ?

— Que j’ai couché avec lui.

Mon Dieu. Altmann ferma les yeux. L’espace d’un très bref instant, les symptômes de sa maladie passèrent au second plan.

Il ne manquait plus que ça.

— Tu as… Enfin… Tu as seulement…

Une crampe envahit le haut de son corps et la douleur qui se ranima brusquement en lui le fit se recroqueviller sur sa civière.

— Papa ?

Il attendit que la souffrance ait un peu diminué.

— Ah, de toute façon, c’est fait, maintenant, dit-il enfin, à bout de souffle. Merci de me l’avoir dit à moi.

— Toi, tu es très loin, dit-elle en plaisantant.

C’est vrai, oui.

— Et tu ne veux vraiment pas le dire à maman ?

— Non, je ne préfère pas. Tu sais bien comme elle peut péter les plombs, sur ce sujet.

C’est aussi ce que je ferais, ma chérie, si je n’avais pas l’impression d’être radioactif.

Il réfléchit à ce qu’il pourrait lui dire. Qu’est-ce qui l’autorisait à donner des conseils à sa fille, surtout en matière d’honnêteté !

Il repensa à l’un des premiers rendez-vous qu’il avait eus avec son ex-femme. Pendant le dîner, elle l’avait interrogé sur son métier, et il avait brièvement songé à faire quelque chose de complètement fou : dire la vérité à cette personne de qui il lui semblait être en train de tomber amoureux.

— Chaque mensonge devient une vérité avec laquelle on finit par être obligé de s’arranger, marmonna Altmann.

Il s’étonna lui-même d’avoir prononcé à haute voix la pensée qui venait de lui traverser la tête.

— Comment ? demanda Leana.

— Rien, je voulais juste dire que tu ferais mieux de le raconter à maman, ma chérie. Un jour ou l’autre, elle l’apprendra, et le délai que tu obtiendrais avec un mensonge raconté à la va-vite ne vaut pas les ennuis que tu auras à ce moment-là.

Altmann sentit du sang lui jaillir à nouveau du nez, mais ne tenta pas d’en interrompre le flot.

— Tu n’as qu’à lui dire que tu m’avais demandé l’autorisation avant, ajouta-t-il.

— C’est vrai ? Tu ferais ça pour moi ?

Il déglutit.

— Oui. Mais je voudrais que tu me fasses aussi une faveur.

— Laquelle ?

— C’est à propos du ZetFlu.

— Ah ouais, c’est vrai. Tu peux en avoir ? Le président a déclaré qu’on n’avait pas besoin de ce truc-là, mais maman dit qu’il raconte ça seulement parce qu’on ne peut plus en acheter nulle part. Elle est en train de remuer ciel et terre pour en dégoter.

— Non, vous ne devez pas… (Altmann haletait désormais comme un coureur de mille mètres à deux foulées de l’arrivée.) S’il te plaît. Vous ne devez en aucun cas prendre de ZetFlu.

— Pourquoi ?

— Pas même un seul comprimé. Fais-moi confiance. C’est dangereux. Dis simplement à ta mère que papa a appelé du travail.

— Mais depuis quand tu t’y connais en médicaments, toi le pro des ordinateurs ?

— S’il te plaît, dis-le-lui, c’est tout.

La mère de Leana était loin de connaître les occupations d’Altmann dans le détail, mais elle savait tout de même qu’il ne sillonnait pas la planète comme représentant d’un logiciel de comptabilité, et qu’il obtenait souvent des informations dont disposait rarement le commun des mortels. Elle comprendrait le message.

— S’il te plaît, promets-moi que tu le diras à ta mère !

— Oui, c’est bon. S’il le faut vraiment.

Altmann se pencha de côté pour empêcher le sang de recouler vers l’intérieur de sa tête. Puis il toussa.

— Papa ?

Il fut incapable de répondre. Altmann avait l’impression que tout son corps était en train d’être liquéfié de l’intérieur par un bain d’acide brûlant.

— Papa ?

Il ne parvint pas à répondre à Leana, pas même à tousser.

— Papa, qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-elle, incertaine, toujours plus nerveuse.

— Je… (Il cracha du sang.) Je…

Puis se produisit une chose encore plus douloureuse que l’abominable maladie en train de le tuer.

Il entendit la voix de sa fille se mettre à trembler.

— Papa, il y a vraiment quelque chose qui ne va pas ? dit-elle.

Il lui sembla littéralement voir surgir la première larme. Elle traça une coulée de khôl sous son œil, descendit le long de sa joue et atteignit sa lèvre supérieure redressée d’un air de défi.

— C’est rien, parvint-il à articuler, faisant atterrir un autre caillot de sang sur le combiné. Je suis désolé.

— Tu rentres à la maison, hein ? Tout va bien, hein ? Papa ? demanda-t-elle en pleurant.

Altmann se recroquevilla.

— Je t’aime, fut la dernière phrase qu’il put dire à Leana avant de craquer.

Les questions. Les larmes. Les pleurs de sa fille.

Il avait juste voulu lui dire au revoir sans qu’elle ne soupçonne rien, et comme à tous les moments importants de sa vie privée, il avait échoué.

Altmann raccrocha et lâcha le combiné puis, à tâtons, il attrapa sur sa hanche la seconde faveur, celle que Noah avait placée là.

— Quel foutoir, pensa-t-il encore.

Puis il se mit dans la bouche le pistolet avec lequel Celine venait de les libérer, et se délivra de ses souffrances.