Manille, Philippines
Alicia, debout dans la chaleur de plomb, regardait fixement le bébé mort dans la caisse de contreplaqué, devant la clôture grillagée. Il n’avait vécu que quelques jours et gisait maintenant là, jeté comme une ordure.
— Viens, dit Jay, il faut qu’on y aille.
Il avait la voix d’un adulte qui en a beaucoup trop vu.
Heinz leur avait donné l’adresse de l’atelier de couture dans lequel, s’ils se présentaient de sa part, ils pourraient travailler et vivre. Abasourdie, Alicia fixait du regard le morceau de papier qu’elle tenait à la main. Elle pleurait intérieurement.
Il m’a donné un bout de papier. Et il m’a pris mon bébé.
— Tu as fait ce qu’il fallait. (La voix de Marlon semblait très éloignée.) Sinon, Noel n’aurait pas tardé à se retrouver dans cette caisse, lui aussi.
Il désigna le bébé mort à leurs pieds.
Alicia redressa la tête. Ils étaient de nouveau au sommet de la colline, avec une vue dégagée sur la tente.
Elle se demanda si la mère qui avait abandonné son enfant ici attendait encore, en bas, dans la foule.
Sûrement pas.
Aucune mère ne s’intéresserait encore à son propre sort si la chair de sa chair venait de mourir de faim contre son cœur. Sans doute rampait-elle comme une morte vivante pour retourner dans son bidonville, ou bien, déchirée par la tristesse et la douleur, s’était-elle effondrée en chemin, dans la saleté.
Alicia, sentant le soleil sur sa tête, pria pour que les rayons enflamment ses cheveux noirs. Elle espérait que Dieu, pour la punir de sa trahison, lui enverrait un signe et la réduirait en cendres sous les yeux du seul fils qui lui restait.
— Heinz est quelqu’un de bien. Il s’en occupera, dit Jay.
— C’est vrai, confirma Marlon. Tu sais à quel point c’est difficile d’obtenir un boulot pareil ?
Ses paroles mirent un moment à atteindre Alicia. Muette, elle regardait dans le vide.
— Ne sois pas triste, maman, s’il te plaît, dit Jay, lui-même au bord des larmes, la lèvre inférieure tremblante.
— Et en plus, il nous a donné ça !
Marlon ouvrit la main droite.
ZetFlu, lut Alicia sur le paquet qu’il lui tendait.
— C’est le médicament contre l’épidémie. Allez, prends-en un cachet tout de suite.
Alicia secoua la tête. Son bébé n’était plus là. Elle voulait mourir, pas survivre.
— Allez ! insista Marlon.
Il lui mit un comprimé dans la main. La bouteille d’eau qu’il lui tendit venait certainement aussi de la réserve de ce diable en treillis.
— Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour Jay.
Alicia ferma les yeux, sentit la main de son fils de sept ans serrer la sienne. Le vent venu du fleuve souffla au-dessus du champ aride, soulevant de petits nuages de poussière ; l’un d’eux se posa sur le nourrisson mort, à ses pieds.
Alicia pensa au village dans lequel elle avait grandi. À l’existence qu’elle avait menée avant ces ouragans. À son mari qui, dans la grande ville où elle l’avait suivi, avait d’abord perdu ses espoirs, puis sa dignité, et enfin sa vie. Et maintenant, elle aussi était morte.
Certes, elle respirait encore, et son sang circulait toujours dans ses veines. Mais ce n’était qu’une apparence. En vérité, elle n’était pas plus vivante que l’ombre projetée par son corps sur la terre sèche de la colline.
— Pense à Jay. Il a besoin de toi, dit Marlon.
Et, parce qu’elle se moquait de son propre sort mais pas de celui de son fils, parce qu’elle ne supportait plus la voix insistante de Marlon, elle saisit la bouteille et s’éloigna d’eux en boitillant pour rejoindre le trou à rats d’où ils avaient émergé à peine deux heures plus tôt.
Sur le chemin menant de son enfer familier à ce nouvel enfer nommé usine qui serait désormais tout à la fois son passé, son présent et son avenir, parce que rien ne pourrait jamais lui ramener le petit Noel, elle avala d’un coup deux de ces saletés de pilules.
Tout comme Jay et Marlon l’avaient déjà fait dans le camion du diable.