Évidemment, il ne pouvait pas se rappeler avoir jamais éprouvé un déjà-vu, mais il connaissait l’expression ; si une telle chose existait vraiment, elle n’était en rien comparable aux sentiments qui le déchirèrent quand il arriva au chevet de son père. Ceux-ci étaient beaucoup, beaucoup plus intenses.
Le spectacle évoquait celui de la salle médicalisée du bungalow néerlandais : un lit entouré d’appareils de soins intensifs. Toutefois, le vieil homme étendu là ne paraissait pas aussi gravement malade que le mourant d’Oosterbeek, et aucune vitre ne le séparait de ses visiteurs.
Les deux médecins officiers qui avaient conduit Noah à l’infirmerie située sur un pont supérieur portaient des combinaisons protectrices. Même si le virus contenu dans son sang était inactif, comme l’avait confirmé un test effectué avant l’opération, ils lui avaient recommandé d’enfiler au moins un masque. On n’était jamais trop prudent.
Noah avait refusé.
Au lieu de cela, il avait demandé qu’on le laisse seul avec son père, et ils étaient bel et bien partis, lui montrant la caméra de surveillance avant de l’enfermer avec le prisonnier.
Noah, debout devant le lit de son père, dans son jogging bleu foncé et ses chaussettes antidérapantes noires, se sentit sur le point de hurler. Hurler de colère, de tristesse, de désespoir, mais avant tout d’impuissance.
Quelques jours plus tôt, il arpentait l’hiver berlinois avec Oscar à la recherche de bouteilles consignées, sans passé, sans mémoire, convaincu de ne pas pouvoir tomber plus bas. À présent, son père était réapparu et lui avait prouvé son erreur.
Je suis le fils d’un monstre, pensa-t-il, puis il prit soudain conscience de l’objectif de cette dernière visite. Il devait découvrir quelle part de ce monstre se trouvait aussi en lui-même.
Noah toussota. Il refusait de toucher Zaphire, ne serait-ce que d’effleurer sa main posée sur la couverture et percée d’une voie de perfusion.
Il se racla de nouveau la gorge.
Pendant un moment, rien ne se produisit. Puis Zaphire, dans son sommeil, sembla percevoir sa présence, et se réveilla lentement.
Il cligna des paupières, paraissant devoir fournir un effort infini pour les ouvrir. Elles ne cessaient de retomber en tremblant, se relevaient millimètre par millimètre, puis se refermaient. Cela dura plusieurs minutes durant lesquelles Noah observa son père en silence.
Les médecins n’avaient pas été en mesure d’évaluer la gravité de son état ni de garantir qu’il survivrait au transfert vers la prison militaire de Washington. L’évolution de la maladie était bien moins dramatique que chez Altmann, mais le corps de Zaphire était tellement affaibli par l’âge, et surtout par la grave blessure reçue lors de la tentative d’assassinat, qu’ils lui donnaient au maximum cinquante pour cent de chances de s’en sortir.
— Je suis désolé.
Noah sursauta. Il réfléchissait, se demandant si voir son père mourir sous ses yeux le toucherait, et ne ressentait qu’une profonde sensation de vide ; Zaphire venait de l’en tirer en lui adressant soudainement la parole.
— De quoi es-tu désolé ? D’avoir voulu me tuer moi, ou la moitié de la planète ?
— Que nous ayons échoué.
Sa voix était un peu plus aiguë que d’habitude, comme si l’infection avait rétréci ses cordes vocales.
— Nous ?
— Surtout toi, John.
Noah s’apprêta à quitter la pièce. Il avait commis une erreur en venant ici.
— Tu n’es pas meilleur que moi, lança son père pour le provoquer.
Zaphire n’était pas rasé. Pendant son sommeil, un filet de bave avait coulé sur les poils courts de son menton.
— Ce n’est pas moi qui ai propagé une épidémie, dit Noah, d’abord à voix basse, puis plus haut, avant de finalement se mettre à hurler : Je n’ai pas empoisonné des millions de personnes, alors ne me compare pas à toi !
Zaphire hocha la tête puis referma les yeux. Sa poitrine se levait et s’abaissait régulièrement, presque mécaniquement.
— Non, tu n’as rien fait de tout ça, John. Et pourtant, tu auras très bientôt encore plus de morts sur la conscience.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Zaphire rouvrit les yeux et chercha le regard de Noah.
— On m’a tout dit. L’institut Robert-Koch a pris la direction des opérations et développe, sur la base des informations que tu as livrées à l’ennemi, un remède qui mettra fin à la phase 3 en moins de quinze jours. D’ici là, moins de huit millions de personnes seront mortes. Bravo, John. Bien joué.
Noah eut une grimace de dégoût.
— Tu as perdu la raison.
— Oh non. Je suis bien plus sensé que tu ne l’as jamais été.
Zaphire posa les mains sur ses tempes. Il semblait souffrir de migraine. Les poils de son nez étaient encroûtés de sang.
— Que crois-tu qu’il arrivera à toutes les âmes que tu as sauvées ? cracha-t-il en prononçant « sauvées » comme si c’était une insulte. Je suis en prison. Mon empire est détruit. Cezed, ma fille, est en fuite. Moi, je végète ici, complètement incapable d’agir. Et qu’est-ce qu’on y a gagné ? Rien. Les gens meurent quand même, mais en souffrant davantage. Et leur agonie dure plus longtemps. Ils meurent de soif, de faim, se massacrent dans des guerres ou crèvent de maladies contre lesquelles on refuse de leur donner des médicaments. Dans quarante ans, le pétrole sera épuisé. En même temps, l’Inde, la Chine et tous les autres pays émergents commencent tout juste à détruire les matières premières pour lesquelles neuf milliards de personnes vont bientôt s’entre-tuer. Un milliard d’êtres humains vivent déjà sans accès à l’eau potable. Un bébé meurt presque chaque seconde de malnutrition, une personne devient aveugle toutes les quatre minutes parce qu’elle ne peut pas se procurer de vitamine A. Treize millions par an sont des enfants…
— Alors il vaut mieux tous les assassiner d’un coup ? dit Noah en interrompant son flot enroué de paroles. À quel moment exactement es-tu devenu fou ? Nous parlons d’êtres humains, ici. Pas de chevaux à qui on donne le coup de grâce.
Zaphire avança la mâchoire.
— Très bien, alors dis-moi, John, quelle est ta proposition de solution ? Attendre et espérer que les riches se réveillent et bouleversent leur mode de vie ? Ça n’arrivera pas. Jamais.
Visiblement, leur conversation l’animait. Ses joues étaient rouges d’excitation, une veine palpitait à sa tempe.
— Au contraire de toi, j’ai vu cette misère de mes yeux. Je suis allé dans les bidonvilles, les favelas, les décharges. Un tiers de l’humanité n’a pas assez d’argent pour se nourrir correctement. Des Indiens trentenaires errent sans force, comme des zombies, sur des tas d’ordures, des Éthiopiennes de vingt-cinq ans perdent leurs dents ; elles ne reçoivent ni acide folique ni vitamines pendant leur grossesse et leurs enfants naissent aveugles, malformés ou fous, dans le meilleur des cas un peu idiots. Je te parle ici de centaines de millions de personnes qui ne disposeront jamais des moyens intellectuels nécessaires pour faire changer le système qui les exploite.
Après une quinte de toux, il poursuivit :
— Nous connaissons les faits. N’importe quel crétin peut les trouver sur Google. Pourtant, nous détournons les yeux. Nous ne faisons rien contre tout cela. Et pourquoi ?
CLEAR, songea Noah, et il fut envahi de tristesse en pensant à Oscar et à toutes ses théories du complot.
— Parce que nous ne le voulons pas, aboya Zaphire. Parce que nous en profitons. J’ai tout fait pour réveiller les gens. À un dîner de gala, à Seattle, j’ai montré des images d’enfants handicapés mentaux qu’on laisse ligotés dans des hôpitaux ukrainiens jusqu’à ce qu’ils meurent de faim. Ce soir-là, mes invités ont bu pour vingt mille dollars de vin. À ma dernière conférence, j’ai diffusé le film d’un gamin en train de dériver sur une coque de noix au large de Malte. Peu après, son bateau a été coulé par un navire de Frontex. Il s’est noyé avant d’avoir eu le temps de mourir de soif. Et sur ordre de l’Union européenne, qui veut éviter que la misère ne déborde au-delà de la Méditerranée. J’ai choqué les invités en leur énonçant ces vérités. Je leur ai hurlé dessus, les ai insultés. Parfois, cela les a poussés à sortir leur carnet de chèques. Mais qu’est-ce que j’ai changé ? Absolument rien !
Noah secoua la tête.
— Il doit y avoir un autre moyen. Personne n’a le droit de décider de la valeur d’une vie.
— Mais c’est exactement ce que toi, tu fais, croassa Zaphire. Tous les jours.
— Moi ?
Son père leva la main et désigna du bout des doigts la poitrine de Noah. Celui-ci avait ouvert la fermeture Éclair de sa veste car il faisait encore plus chaud ici qu’en dessous, dans sa cabine.
— Ce T-shirt que tu portes. Il a été fabriqué au Bangladesh par des femmes qui ne gagnent pas même un cent par exemplaire pour que tu puisses le payer moins de cinq dollars au supermarché. Si on comptait l’impact sur l’environnement engendré par le transport et un salaire correct, il devrait coûter au moins dix fois plus cher. Mais personne ne veut payer autant. Et pourquoi ? Parce que ça signifierait renoncer.
— C’est ça, ta devise ? Le retour au Moyen Âge ?
— Ça fait bien longtemps qu’on en a pris le chemin.
Zaphire attrapa une bouteille d’eau posée sur la table de nuit pivotante près de lui. Tout en dévissant péniblement le bouchon, il poursuivit son cours magistral :
— Notre planète n’est pas faite pour que nous roulions tous en voiture, que nous mangions tous de la viande chaque jour, que nous partions tous les ans en vacances en avion, que nous prenions des douches et regardions la télévision tous les jours. Pour que chacun ait un réfrigérateur qui utilise de l’électricité en permanence, et des appartements dans lesquels l’air climatisé ou le chauffage sont allumés sans arrêt. Ça ne va pas. Nos ressources sont insuffisantes pour cela. Elles ne suffisent pas pour sept milliards de personnes, et encore moins pour huit ou dix milliards. Nous le savons tous, mais personne ne modifie son mode de vie de son plein gré. Nous préférons mener des guerres pour assurer notre aisance, nous préférons laisser crever les pauvres.
Il but une gorgée à sa bouteille et Noah en profita pour le contredire.
— Tu fais dire ce que tu veux aux chiffres. Les pays émergents deviennent plus riches, et avec l’augmentation des richesses, le taux de natalité diminue.
— Ce qui signifie simplement qu’à l’avenir aussi toujours moins de riches vivront aux dépens de toujours plus de pauvres. Si nous vivions tous comme les peuples indigènes du Brésil, la Terre pourrait supporter douze milliards d’humains, voire plus. Mais si tout le monde adoptait le mode de vie des Américains ou des Allemands, il nous faudrait dès aujourd’hui quatre planètes de plus. Tout est…
Zaphire plissa les yeux en plein milieu de sa phrase. Il sembla soudain pris de violents maux de tête.
— Tout a complètement dégénéré, et pas seulement dans les pays en voie de développement. Il y a aux portes de Paris un campement de sans-abri qui rappelle celui de Dadaab, et rien qu’aux États-Unis vivent trois millions et demi de SDF. Et nous, nous qui avons l’argent, nous détournons les yeux.
Il tordit la bouche comme s’il s’apprêtait à cracher.
— Nous nous emballons dans une tonne d’acier pour transporter un corps de quatre-vingts kilos jusqu’au prochain embouteillage. Nous gaspillons un litre d’eau pour produire une seule calorie alimentaire. En même temps, aujourd’hui déjà, nous rejetons dans l’air deux fois plus de gaz à effet de serre que notre planète ne peut en supporter. Un tapis de déchets en plastique de la taille de l’Europe centrale vogue sur l’océan Pacifique, et il ne va certainement pas rapetisser maintenant que Noah a échoué. Ouvre le journal. Allume la télé. Sécheresses, inondations, ouragans – il ne se passe pas une journée sans une nouvelle catastrophe, mais les conclusions des conférences sur le climat ne sont même pas bonnes pour se torcher les fesses. Et ne parlons pas du terrorisme qui nous déferle de plus en plus dessus. Les endroits où les guerres éclatent le plus souvent sont ceux où les jeunes hommes sont tellement miséreux qu’ils n’ont plus rien à perdre, et nous sommes en train d’en élever des légions.
— Donc, tu veux tuer les pauvres pour que les riches puissent continuer à vivre comme ils le font maintenant ?
Zaphire secoua la tête, agacé.
— Nous voulions réduire la population à une quantité tolérable. La question n’était pas qui doit mourir, mais seulement combien pour que la Terre puisse survivre. Room 17 ne faisait pas de différence entre les riches et les pauvres. Toi, tu l’as fait, en stoppant le Projet Noah et en permettant à la misère de suivre son cours.
Le bateau se mit soudain à tanguer violemment et, en tentant de se retenir à la barre du lit, Noah glissa. Sans le vouloir, il toucha l’avant-bras de son père. Zaphire en profita pour attraper la main de son fils.
— Ne comprends-tu pas que l’homme ne change que par la violence ? Nous sommes des égoïstes, John. Nous ne pensons jamais qu’à notre propre intérêt. Sinon, nous serions incapables de supporter une seule seconde le monde tel que nous l’avons construit.
Zaphire relâcha la main de Noah ; celui-ci repensa à Oscar, qui avait énoncé cette même vérité à l’époque où il le considérait encore comme un illuminé.
— Un monde dans lequel à cet instant précis, quelque part en Asie, dans des usines sans lumière du jour, des milliers de femmes esclaves assemblent nos smartphones. Mais nous, nous ne manifestons pas pour exiger qu’elles aient de meilleures conditions de travail, non ; nous faisons la queue des nuits entières devant des magasins pour acheter le tout nouveau modèle alors que l’ancien est encore en parfait état de marche. Et quand on flanque cet ancien modèle à la poubelle, on se moque bien que le coltan contenu dans chaque portable soit la cause d’une guerre sanglante qui, au Congo, coûte la vie à des milliers de personnes ; ils se battent pour obtenir les droits d’exploitation de ce minerai précieux et envoient des gamins esclaves l’extraire de puits sombres, dans la jungle, au péril de leur vie.
Le visage de Zaphire se tordit de nouveau en une grimace de douleur, puis il reprit :
— Tu savais qu’en Chine des ouvriers attrapent le cancer du poumon parce qu’ils inspirent dix-huit heures par jour, sans masque de protection, des particules de teinture qu’ils ôtent des jeans à la ponceuse ? Pour leur donner l’air usé !
Malgré lui, Noah était touché par le discours de Zaphire.
Comme tout démagogue doué, son père parvenait à assembler plusieurs vérités pour en faire un mensonge crédible. Même gravement malade et ligoté à son lit, le vieil homme dégageait un tel charisme que Noah comprenait parfaitement qu’il ait pu convaincre David de la nécessité de son plan fanatique.
— Le récit de toutes ces tragédies serait sans fin, ajouta-t-il. Le Projet Noah y aurait mis un terme. Mais toi, tu as fait en sorte que cette misère se poursuive. Et tu n’as rien obtenu. Le monde que tu voulais sauver court tout de même à sa perte. Ça durera juste un peu plus longtemps.
Zaphire se tâta le nez. Du sang coula sur ses doigts, mais il semblait s’en moquer.
— L’humain est comme un parasite qui dévore son hôte jusqu’à ce qu’ils en meurent tous les deux, ensemble. Il assure lui-même sa propre déchéance. Avec le Projet Noah, les survivants auraient au moins eu une chance de prendre un nouveau départ.
— Non, tu te trompes.
Son père poussa un profond soupir.
— Bon. Alors dis-moi tout. Comment quelque chose pourrait-il changer dans un monde qui ne recherche que la croissance, le bénéfice, la gloire et l’argent ?
— Je n’en sais rien, répondit Noah tout en se tournant pour partir.
Je sais seulement que le génocide ne peut pas être une solution. Jamais.
Il avait déjà atteint la porte quand un souvenir surgit soudain, sans qu’il sache d’où il venait.
— Tu connais l’histoire de la tempête et de la petite fille sur la plage ? demanda-t-il à son père.
Zaphire leva les yeux, surpris.
— Une tempête avait jeté un million de poissons sur le rivage, commença Noah. Et une petite fille les rejetait l’un après l’autre dans la mer. Elle en rejetait autant qu’elle le pouvait, tant qu’ils vivaient encore.
Du sang coula du nez de Zaphire, qui renifla en affichant un sourire condescendant.
— Et alors qu’elle était occupée à cela, poursuivit Noah, un vieil homme arriva et lui demanda : « Il y a un million de poissons, et tu ne pourras pas en sauver plus de quelques dizaines. Quelle différence ça fait-il ? » Et la petite fille répondit…
Le sourire de Zaphire devint triste.
— « Pour chaque poisson sauvé, acheva-t-il la fable de Noah, pour chaque poisson sauvé, ça fait une différence. » (Il se redressa, les yeux brillants.) C’est moi qui t’ai raconté cette histoire.
C’est possible.
Noah ignorait pourquoi il venait de s’en souvenir à cet instant précis. Elle était simplement apparue, comme une intuition permettant de distinguer avec certitude le juste du faux.
Les deux hommes se dévisagèrent un long moment, puis Noah dit à son père, avant de le quitter pour toujours :
— Peut-être que nous allons vraiment droit à la catastrophe. Peut-être que tout est perdu depuis longtemps. Je ne sais pas. Mais peut-être que parmi toutes les vies que j’ai pu sauver se trouve la personne qui saura comment nous faire changer. Celle qui fera la différence.