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J’ai souvent hésité pour savoir dans quel ordre raconter toute l’histoire, à cause des différents personnages qui la traversaient et donc les différentes lignes narratives qui finiraient par se recouper plus ou moins mais requéraient forcément la patience du lecteur. Mais je n’ai jamais douté que c’était comme ça qu’on écrivait un vrai roman américain, surtout si je voulais que ça fasse comme une fresque, ainsi qu’il est souvent écrit sur la quatrième de couverture, souvent il est écrit « véritable fresque qui nous entraîne dans les méandres de l’humanité » et ce genre de phrases tout à fait attrayantes qui expliquent le caractère international du livre.

Toujours est-il que c’est ce moment-là que j’ai choisi, après qu’Alex et Susan avaient pour ainsi dire entamé puis clos leur liaison, pour qu’on découvre l’autre pan de la vie de Dwayne Koster, un pan qui s’appelait Milly Hartway – Milly, oui, ainsi qu’il était écrit sur la broche qu’elle accrochait chaque soir à son chemisier blanc, qu’elle enlevait vers minuit et déposait sur l’étagère en partant, dans cette cafétéria de Warren où donc elle travaillait. Je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours pensé que toutes les serveuses d’Amérique s’appelaient Milly, qu’elles portaient une jupe noire et un chemisier blanc, qu’elles avaient forcément une vie sentimentale un peu houleuse avec le type désœuvré qu’on pouvait voir à l’autre bout du comptoir, le même type qui lui promettait pour la énième fois qu’il ne boirait plus et que cette fois ça marcherait entre eux, le même type à qui Dwayne finirait par ressembler un peu, à force d’attendre là qu’ils partent ensemble dans la nuit et partagent un motel, ce qui donc quelquefois arrivait.

J’ai écrit des pages entières sur Dwayne et Milly, sur leur amour naissant dans les parkings et les promenades sous les pins, quand des semaines durant ils apprirent à ruser comme on apprend à le faire avec les heures cachées, loin sur les autoroutes et les stations-service, jusqu’au jour de leur première nuit dans un motel de Grand Rapids, loin là-bas dans l’intérieur des terres, où ils pouvaient être sûrs que personne ne les reconnaîtrait. Or cela, il valait mieux. Que personne ne les reconnaisse, il valait mieux, vu qu’elle n’était pas seulement serveuse, Milly Hartway, pas seulement celle qui déposait un mug de café ou une bière devant lui dans son bar de Warren mais d’abord, et surtout, son étudiante.

Oui, son étudiante, et c’est seulement pour gagner sa vie qu’elle travaillait dans cette cafétéria de Warren, dans laquelle il n’aurait jamais mis les pieds si entre eux déjà, sur le campus d’Ann Arbor, il n’y avait eu mille signes qui les liaient l’un à l’autre, quand dans son grand bureau elle venait si souvent s’asseoir en face de lui, sans même cacher le chewing-gum qu’elle mâchait en souriant, exhibant le tatouage qu’elle avait sur l’épaule, en même temps qu’elle s’inquiétait de la note qu’elle aurait au prochain examen.

Alors, au fil des mois, à force de regards silencieux et de sourires prolongés qui traversaient l’amphithéâtre, à force ils réduisaient chacun le fossé qui séparait les deux côtés de l’estrade, jusqu’à ce qu’un soir, ai-je écrit, un soir elle entre là dans son bureau sans même frapper à la porte et lui demande comme ça, lui demande s’il peut la raccompagner en voiture jusqu’à son travail, parce qu’elle va être en retard – non, pas comme ça, elle ne lui a pas demandé ça comme ça : d’abord, elle lui a parlé de littérature, d’abord elle lui a demandé des choses sur le narrateur de Moby Dick, et puis au fil des minutes, à force qu’ils quittent le bâtiment ensemble en devisant sur le roman, au fil des minutes ils se sont tacitement approchés de sa voiture sur le parking du campus (à l’époque ce n’était pas une Dodge, non, mais une Chrysler métallisée, plus familiale, moins romanesque aussi), et puis donc, à un moment, elle a regardé sa montre en feignant de s’étonner, elle a posé sa main sur sa bouche en disant « je suis en retard » et puis elle lui a demandé si ça ne le dérangeait pas de l’emmener jusqu’à Warren. Elle était comme ça, Milly Hartway.

Et donc il a dit oui. Et donc ils ont roulé sur la quatre-voies qui les emmenait à Warren. Et donc il s’est arrêté sur le parking de la cafétéria. Sauf qu’au moment de descendre, au lieu d’ouvrir sa portière et le remercier pour le trajet, voilà, elle a mis sa main à elle sur sa cuisse à lui.

Elle était très jolie, Milly Hartway. Et puis elle était une des seules filles inscrites à son séminaire. Alors quand même, a pensé Dwayne, c’est comme un signe du ciel. Et puis il a passé son bras à lui derrière son épaule à elle.

Elle, Milly Hartway, à cause des presque trente ans qui les séparaient, à cause du mascara qui allongeait ses cils, elle, dans la tête de Dwayne Koster, c’était comme une bille de plomb qui faisait basculer son cerveau, assez délurée pour porter un piercing sur le nombril, assez cultivée pour lire des romanciers aussi sophistiqués que Thomas Pynchon ou Don DeLillo. Et fumant nus comme ils faisaient sur les lits des motels, des heures durant ils pouvaient vivre ainsi, parlant de sexe et de littérature, s’entrelaçant comme des amants qu’ils devenaient, avant de remettre tout en ordre dans leur vie, et repartir chacun de son côté. Et Dwayne commençait à aimer Milly. Et Milly commençait à aimer Dwayne. Et leur histoire ressemblait à un roman.

C’est vrai, disait Dwayne, notre histoire ressemble à un roman, on dirait du Jim Harrison, tu ne trouves pas ? Et elle lui répondait que non, que c’était une histoire pour une femme, une histoire pour Laura Kasischke ou Joyce Carol Oates. Ou bien du Richard Ford, songeait-il en regardant un papillon nocturne s’agacer sur le plafonnier. Peut-être Alice Munro, pensait-elle. Non, je sais, reprenait-il, c’est du Philip Roth. Et il disait ça à cause des bruits d’orage que faisait son cerveau, que d’un côté il était l’homme de raison qui enseignait à l’université, de l’autre il était comme cette bête sauvage et concupiscente qui découvrait sur le tard la sexualité – ça oui, c’est du Philip Roth, disait Dwayne. Mais elle, comme elle n’aimait pas trop Philip Roth et qu’elle voulait absolument avoir le dernier mot, alors elle disait le seul nom qui était hors du jeu, le seul nom qui les laisserait forcément silencieux et rêveurs, elle disait William Faulkner.

Et quand il la regardait encore nue se recoiffer dans la glace, quand ensemble ils regardaient la Dodge blanche à vendre sur le parking du garage, à chaque minute il préférait ne pas penser à l’effondrement que ça ferait si un jour par malheur leur relation s’ébruitait, c’est-à-dire si la bombe qu’il tenait comme vissée sur son corps décidait d’exploser.