Chapitre 4

Le film et son spectateur

1. Le spectateur de cinéma

Il y a plusieurs façons d’envisager le spectateur de cinéma.

On peut s’intéresser à lui en tant qu’il constitue un public, le public du cinéma, ou le public de certains films – c’est-à-dire une « population » (au sens sociologique du mot) qui se livre, selon certaines modalités, à une pratique sociale définie : aller au cinéma. Ce public est analysable en termes statistiques, économiques, sociologiques. Cette approche du spectateur est plutôt, à vrai dire, une approche des spectateurs du cinéma, et nous n’en parlerons guère ici, car elle relève globalement d’une démarche et d’une finalité théoriques qui ne sont pas tout à fait à leur place dans la perspective « esthétique » de cet ouvrage. Bien entendu, nous ne doutons pas qu’il y ait interaction entre l’évolution du public de cinéma et l’évolution esthétique générale des films ; mais c’est plutôt l’« extériorité » du point de vue du sociologue ou de l’économiste à la relation du spectateur au film (de chaque spectateur à chaque film) qui nous a conduits à l’exclure de notre champ actuel de réflexion.

Ce qui va nous occuper essentiellement dans ce chapitre, c’est donc surtout la relation du spectateur au film en tant qu’expérience individuelle, psychologique, esthétique, subjective en un mot : nous nous intéressons au sujet-spectateur, non au spectateur statistique. Il s’agit là d’une question qui a été abondamment débattue, souvent sous un éclairage psychanalytique que nous aborderons dans quelques pages.

1.1 Le spectateur de la filmologie

Créé en 1947, l’Institut de filmologie s’est efforcé de rassembler des universitaires et des hommes de cinéma, réalisateurs, scénaristes et critiques (voir chap. 3.1 § 1.6.3).

L’institut publie à partir de l’été 1947 la Revue internationale de filmologie dont les vingt numéros rassemblent jusqu’à la fin des années 1950 des textes fondamentaux qui jettent les bases de la théorie du cinéma postérieure. Dès le premier numéro, plusieurs textes abordent la question du spectateur, par exemple « De quelques problèmes psychophysiologiques que pose le cinéma » (Henri Wallon) et « Cinéma et identification » (Jean Deprun), qui renvoie explicitement à la théorie freudienne de l’identification.

Les études filmologiques s’intéressent d’abord aux conditions psycho-physiologiques de la perception des images de film. Elles appliquent les méthodes de la psychologie expérimentale et multiplient les tests permettant d’observer les réactions d’un spectateur dans des conditions données. L’étude de R. C. Oldfield sur « La perception visuelle des images du cinéma, de la télévision et du radar1 » (1948) se propose ainsi d’éclairer les problèmes psychologiques de la perception des images filmiques, qu’il classe dans la chaîne des images artificielles en les confrontant à l’évolution de la technologie du radar. Il s’interroge sur la notion de « ressemblance fidèle », suppose l’existence d’une échelle de ressemblance et rappelle que l’image de film est un objet purement physique, composé d’une certaine distribution spatiale d’intensités lumineuses sur la surface d’un écran. Oldfield pose les limites de la fidélité photographique de l’image à travers la texture de ses points et l’altération des rapports de contraste et de direction. Il établit clairement que l’image de l’écran est le résultat d’un processus psychique qui peut être soumis à la mesure et à un traitement quantitatif, et qu’il existe des critères objectifs précis de la fidélité. Ces observations l’amènent à conclure que la perception visuelle n’est pas un simple enregistrement passif d’une excitation externe, mais qu’elle consiste en une activité du sujet percevant. Cette activité comprend des processus régulateurs dont le but est de maintenir une perception équilibrée. Ces mécanismes de constance réalisent par exemple le maintien de la grandeur apparente de l’écran, et des figures de cet écran, malgré la distance à laquelle celui-ci se trouve du spectateur.

Un deuxième aspect de la recherche filmologique concernant la perception des films est caractérisé par l’étude des perceptions différentielles suivant les catégories de public. De nombreuses études abordent ainsi la perception des enfants, des peuples « primitifs », des adolescents inadaptés pour citer quelques exemples caractéristiques qui marqueront l’essai d’Edgar Morin. Ces études ont souvent recours à l’électroencéphalographie et analysent les tracés obtenus suivant les séquences du matériel filmique projeté :

Dans une autre direction, Étienne Souriau dans son étude classique sur « la structure de l’univers filmique et le vocabulaire de la filmologie », s’attache à définir les divers niveaux qui selon lui interviennent dans la structure de l’univers filmique. Parmi ces niveaux, il distingue celui qui concerne les « faits spectatoriels ». Le plan spectatoriel est pour Souriau celui où se réalise en acte mental spécifique l’intellection de l’univers filmique (la « diégèse ») d’après les données « écraniques ». Il nomme « fait spectatoriel » tout fait subjectif qui met en jeu la personnalité psychique du spectateur. Par exemple, la perception du temps, au niveau filmophanique, celui qui concerne la projection elle-même, est objective et chronométrable alors qu’elle est subjective sur le plan spectatoriel. C’est celui qui est en cause lorsque le spectateur estime que « ça traîne » ou que « c’est trop rapide ». Il peut y avoir des phénomènes de « décrochage » entre les deux niveaux. Si par exemple les données écraniques connaissent des phénomènes d’accélération rapide, il est possible que certains spectateurs ne suivent pas le rythme de l’accélération et « décrochent » ; en ce cas ils cessent de « réaliser » ce qui se passe et n’ont plus qu’une impression de désordre et de confusion. Souriau précise également que les faits spectatoriels se prolongent bien au-delà de la durée de la projection : ils intègrent notamment l’impression du spectateur à la sortie du film et tous les faits qui concernent l’influence profonde exercée par le film ensuite, soit par le souvenir, soit par une sorte d’imprégnation productrice de modèles de comportement. Il en est de même pour l’état d’attente créé par l’affiche du film qui constitue par exemple un fait spectatoriel pré-filmophanique2.

1.2 Le spectateur de cinéma, « homme imaginaire »

C’est en 1956 qu’Edgar Morin publie son essai Le Cinéma ou l’homme imaginaire, alors qualifié d’« anthropologie sociologique ». Quelques pages de l’essai de Morin ont d’abord été publiées dans le no 20-24 de la Revue internationale de filmologie, en 1955. C’est dire la filiation directe entre les textes d’inspiration filmologique et l’essai de Morin ; celui-ci est d’ailleurs nourri de références à la théorie classique du cinéma (Epstein, Canudo, Balázs) et s’appuie systématiquement sur les travaux filmologiques de Michotte van den Berck et de Gilbert Cohen-Séat. La perspective anthropologique est toutefois nouvelle car il s’agissait pour l’auteur autant de considérer le cinéma à la lumière de l’anthropologie que de considérer celle-ci à la lumière du cinéma en postulant que la réalité imaginaire du cinéma révèle avec une particulière acuité certains phénomènes anthropologiques :

Morin part de la transformation, à ses yeux étonnante, du cinématographe, invention à finalité scientifique, en cinéma, machine à produire de l’imaginaire. Il étudie les thèses des inventeurs et les confronte aux déclarations des premiers cinéastes et critiques qui toutes développent la phrase d’Apollinaire considérant « le cinéma comme un créateur de vie surréelle ». Morin prend alors à son compte l’observation de Souriau : « Il y a dans l’univers filmique une sorte de merveilleux atmosphérique presque congénital. » Mais il éclaire ensuite le statut imaginaire de la perception filmique en l’abordant à partir du rapport entre l’image et le « double ». Reprenant les thèses sartriennes sur l’image comme « présence-absence » de l’objet, où l’image est définie comme une présence vécue et une absence réelle, il fait alors référence à la perception du monde de la mentalité archaïque et de la mentalité enfantine qui ont pour trait commun de ne pas être d’abord conscientes de l’absence de l’objet et qui croient à la réalité de leurs rêves autant qu’à celle des veilles.

Le spectateur de cinéma se trouve dans une position identique en donnant une « âme » aux choses qu’il perçoit sur l’écran. Le gros plan anime l’objet, et « la goutte de lait de La Ligne générale, de S. M. Eisenstein (1926-1929) se trouve ainsi douée d’une puissance de refus et d’adhésion, d’une vie souveraine ». La perception filmique présente tous les aspects de la perception magique selon Morin. Cette perception est commune au primitif, à l’enfant et au névrosé. Elle est fondée sur un système commun déterminé « par la croyance au double, aux métamorphoses et à l’ubiquité, à la fluidité universelle, à l’analogie réciproque du microcosme et du macrocosme, à l’anthropo-cosmomorphisme ». Or, tous ces traits correspondent exactement aux caractères constitutifs de l’univers du cinéma.

Si, pour Edgar Morin, les rapports entre les structures de la magie et celle du cinéma n’ont été, avant lui, sentis qu’intuitivement, par contre, la parenté entre l’univers du film et celui du rêve a été fréquemment perçue. Le film retrouve donc « l’image rêvée, affaiblie, rapetissée, agrandie, rapprochée, déformée, obsédante, du monde secret où nous nous retirons dans la veille comme dans le sommeil, de cette vie plus grande que la vie où dorment les crimes et les héroïsmes que nous n’accomplissons jamais, où se noient nos déceptions et où germent nos désirs les plus fous » (J. Poisson). L’auteur analyse dans les chapitres suivants les mécanismes communs aux rêves et au film en abordant la projection-identification, au cours de laquelle le sujet, au lieu de se projeter dans le monde, absorbe le monde en lui. Il approfondit l’étude de la participation cinématographique en constatant que l’impression de vie et de réalité propre aux images cinématographiques est inséparable d’un premier élan de participation. Il lie celle-ci à l’absence ou à l’atrophie de la participation motrice ou pratique ou active et stipule que cette passivité du spectateur le met en situation régressive, infantilisé comme sous l’effet d’une névrose artificielle. Il en tire la conclusion que les techniques du cinéma sont des provocations, des accélérations et des intensifications de la projection-identification.

Prolongeant sa réflexion, Morin prend le soin de distinguer l’identification à un personnage de l’écran, phénomène le plus banal et le plus remarqué qui n’est qu’un aspect des phénomènes de projection-identification, des « projections-identifications polymorphes » qui dépassent le cadre des personnages et concourent à plonger le spectateur aussi bien dans le milieu que dans l’action du film. Ce caractère polymorphe de l’identification éclaire une constatation sociologique première, encore que souvent oubliée : la diversité des films et l’éclectisme du goût chez un même public : « Ainsi l’identification au semblable comme l’identification à l’étranger sont toutes deux excitées par le film, et c’est ce deuxième aspect qui tranche très nettement avec les participations de la vie réelle. »

Dans le paragraphe intitulé « Technique de la satisfaction affective », Morin procède au résumé de son hypothèse de recherche qu’il présente ainsi :

Les développements ultérieurs approfondissent les réflexions filmologiques sur l’impression de réalité et le problème de l’objectivité cinématographique en constatant que la caméra mime les démarches de notre perception visuelle : « La caméra a trouvé empiriquement une mobilité qui est celle de la vision psychologique » (R. Zazzo). Ils confrontent également ce que l’auteur nomme « le complexe de rêve et de réalité » puisque l’univers du film mêle les attributs du rêve à la précision du réel en offrant au spectateur une matérialité extérieure à lui, ne serait-ce que l’impression laissée sur la pellicule.

1.3 Une nouvelle approche du spectateur de cinéma

Cette question du spectateur qui était déjà au centre des débats de l’école filmologique des années 1950 (dans une perspective plus psychologique que psychanalytique), a subi, au cours des années 1970, après le développement de la sémiologie, une subite « poussée », qui semble ralentie par la suite. Cette évolution de la recherche théorique ne pouvait manquer de déboucher sur des travaux traitant plus spécifiquement et plus frontalement de la question du spectateur de cinéma, d’un point de vue métapsychologique, comme ceux de Jean-Louis Baudry ou de Christian Metz.

Sur ce même versant de l’approche d’une théorie du spectateur, la recherche dispose de plusieurs angles d’attaque. Citons-en quatre, principaux, parmi ceux qui sont attestés dans les travaux théoriques dont nous allons parler.

Quel est le désir du spectateur de cinéma ? Quelle est la nature de ce désir qui nous pousse à nous enfermer, deux heures durant, dans une salle obscure où s’agitent sur un écran des ombres fugitives et mouvantes ? Qu’allons-nous chercher là ? Qu’est-ce qui s’échange contre le prix du billet ? La réponse est certainement à chercher du côté d’un état d’abandon, de solitude, de manque : le spectateur de cinéma est toujours plus ou moins un réfugié pour qui il s’agit de réparer quelque perte irréparable, serait-ce au prix d’une régression passagère, socialement réglée, le temps d’une projection.

Quel sujet-spectateur est induit par le dispositif cinématographique : la salle obscure, la suspension de la motricité, le surinvestissement des fonctions visuelles et auditives ? Nul doute que le sujet-spectateur tel qu’il est pris dans le dispositif cinématographique ne retrouve quelques-unes des circonstances et des conditions dans lesquelles a été vécue, dans l’imaginaire, la scène primitive : même sentiment d’exclusion devant cette scène découpée par l’écran du cinéma comme par le contour de la serrure, même sentiment d’identification aux personnages qui s’agitent sur cette scène d’où il est exclu, même pulsion voyeuriste, même impuissance motrice, même prédominance de la vue et de l’ouïe.

Quel est le régime métapsychologique du sujet-spectateur pendant la projection du film ? Comment le situer par rapport aux états voisins du rêve, du fantasme, de l’hallucination, de l’hypnose ?

Quelle est la place du spectateur dans le déroulement du film proprement dit ? Comment le film constitue-t-il son spectateur, dans la dynamique de son avancée ? Pendant la projection et après, dans le souvenir, peut-on parler d’un travail du film, pour le spectateur, au sens où Freud a pu parler d’un travail du rêve ?

Cette avancée théorique s’est faite par poussées successives, dans un certain désordre, de façon tout à fait inégale et non coordonnée quant à l’exploration de ces principales directions – dont certaines, prises dans le feu du débat, se sont trouvées surinvesties pendant que d’autres, pour des raisons purement conjoncturelles, étaient laissées à peu de choses près en friche.

À l’exposé un peu fastidieux et nécessairement « éclaté » de ces différentes recherches théoriques, que l’absence de recul critique rend difficile à évaluer, on a donc préféré une exploration plus systématique (et plus inédite) de ce qu’il est convenu d’appeler l’« identification » chez le spectateur de cinéma – après un détour, qui nous a paru indispensable, par la description de ce concept de la psychanalyse. Nous avons cru plus profitable en effet d’articuler de façon cohérente une des approches possibles de la question, en en déployant au maximum les implications théoriques, que de s’essouffler à décrire toutes les approches embryonnaires et plus ou moins anarchiques de cette question d’avenir de la théorie du cinéma : la question du spectateur.

2. La place de l’identification dans la théorie psychanalytique

Avant d’aborder la question de l’identification au cinéma, un bref détour s’impose par la théorie psychanalytique, où ce concept occupe une place centrale.

L’identification est à la fois le mécanisme de base de la constitution imaginaire du moi, et le noyau, le prototype d’un certain nombre d’instances et de processus psychologiques ultérieurs par lesquels le moi, une fois constitué, va continuer à se différencier.

Freud distingue deux phases dans l’évolution du sujet : celle de l’identification primaire et celle de l’identification secondaire.

Pour Freud, le sujet humain, aux tout premiers temps de son existence, dans la phase qui précède le complexe d’Œdipe, serait dans un état relativement indifférencié où l’objet et le sujet, le moi et l’autre ne sauraient être encore perçus comme indépendants. La relation à l’objet – en l’occurrence le plus souvent, pour le nourrisson, la mère nourricière – serait caractérisée par une confusion, une certaine indifférenciation entre le moi et l’autre.

C’est au cours de la phase du miroir, que Lacan situe entre 6 et 18 mois, que va s’instaurer la possibilité d’une relation duelle entre le sujet et l’objet, entre le moi et l’autre. C’est par le regard, en découvrant dans le miroir sa propre image et l’image du semblable (celle du père ou de la mère qui le porte, par exemple) qu’il va constituer imaginairement son unité corporelle : il va s’identifier à lui-même comme unité en percevant le semblable comme un autre. Cette première différenciation du sujet, se constitue donc sur la base de l’identification à une image, dans une relation duelle, immédiate, propre à l’imaginaire, cette entrée dans l’imaginaire précédant l’accès au symbolique.

Le deuxième temps de l’identification, celui de l’identification secondaire, est lié au complexe d’Œdipe, qui marque le passage de la relation duelle propre à l’imaginaire (qui caractérisait la phase du miroir) au registre du symbolique, passage qui va lui permettre de se constituer en sujet, en l’instaurant dans sa singularité.

La crise œdipienne se caractérise par un ensemble d’investissements sur les parents, par un ensemble de désirs : amour et désir sexuel pour la figure parentale de sexe opposé ; haine jalouse et désir de mort pour la figure parentale de même sexe, perçue comme rivale et comme instance interdictrice. Mais l’Œdipe se caractérise par une ambivalence fondamentale. Le petit garçon, par exemple, qui a commencé à diriger vers sa mère ses désirs libidinaux, éprouve à l’égard de son père un sentiment hostile. Mais dans le même temps, du fait même de ce manque dans la satisfaction de ce désir dont la mère est l’objet interdit, il va s’identifier au père, à celui qui est perçu comme l’agresseur, comme le rival dans la situation triangulaire œdipienne. Le petit garçon se trouve donc en position de désirer sa mère, et de haïr son père, mais dans le même temps de jouir imaginairement, par identification, des prérogatives sexuelles du père sur la mère. De la même façon qu’exclu de la scène primitive – où il assiste à un coït de ses parents –, vécue par lui comme une agression, le petit enfant régresse dans une identification à l’agresseur, en l’occurrence le père.

Les relations œdipiennes sont donc toujours complexes et ambivalentes, et chaque « modèle » du père et de la mère peut y servir à la fois en tant que sujet et en tant qu’objet du désir, sur le mode de l’identification (du désirer « l’être ») ou de l’attachement libidinal (du désirer « l’avoir »).

Au cinéma, les situations d’agression, physiques ou psychologiques, sont fréquentes. Ce ressort dramatique de base prédispose à une forte identification : le spectateur va souvent se retrouver dans la position ambivalente de s’identifier à la fois à l’agresseur et à l’agressé, au bourreau et à la victime. Ambivalence dont le caractère ambigu est inhérent au plaisir du spectateur dans ce type de séquence, quelles que soient par ailleurs les intentions du réalisateur, et qui est à la base de la fascination exercée par le cinéma d’épouvante ou de suspense.

Dans le film classique, par le jeu combiné des regards et du découpage, le personnage se trouve pris dans une oscillation similaire, tantôt sujet du regard (c’est celui qui voit la scène, les autres) tantôt objet sous le regard d’un autre (un autre personnage). Par ce jeu des regards, médiatisé par la place de la caméra et la taille du plan, le découpage classique de la scène de cinéma propose au spectateur, de façon tout à fait banale et codée, cette ambivalence statutaire du personnage par rapport au regard, au désir de l’autre. Ce processus a été clairement mis en évidence par Raymond Bellour dans ses analyses des Oiseaux, de Hitchcock, du Grand Sommeil, de Hawks, ainsi que par Nick Browne à propos de La Chevauchée fantastique, de Ford.

La fin de la période œdipienne, l’issue de la crise, va se réaliser, de façon plus ou moins « réussie » selon les sujets, par la voie de l’identification. Les investissements sur les parents sont abandonnés en tant que tels et se transforment en une série d’identifications, dites « secondaires », par lesquelles vont se mettre en place les différentes instances du moi, du sur-moi, de l’idéal du moi.

Dans cette évolution, formatrice du « je », l’identification est le principe de base de la constitution imaginaire du moi. Jacques Lacan a beaucoup insisté sur cette fonction imaginaire du moi : le moi se définit par une identification à l’image d’autrui, « pour un autre et par un autre ». Le moi n’est pas le centre du sujet, le lieu d’une synthèse, mais il est plutôt constitué, selon l’expression de Lacan, par un « bric-à-brac d’identifications », par un ensemble contingent, non cohérent, souvent conflictuel, un véritable patchwork d’images hétéroclites.

Les expériences culturelles vont participer de ces identifications secondaires ultérieures tout au long de la vie du sujet. Le roman, le théâtre, le cinéma, comme expériences culturelles à forte identification (par la mise en scène de l’autre comme figure du semblable) vont jouer un rôle privilégié dans ces identifications secondaires culturelles. Le cinéma, par son dispositif même, joue un rôle de choix dans ces identifications à des figures imaginaires.

À chaque fois que Freud est amené à décrire cette transformation du choix d’objet (de l’ordre de « l’avoir ») en identification à l’objet (de l’ordre de « l’être »), il en souligne le caractère régressif : dans ce passage à l’identification il s’agit bien, pour un sujet déjà constitué, d’une régression à un stade antérieur de la relation à l’objet, un stade plus primitif, plus indifférencié que l’attachement libidinal à l’objet.

Le cinéma, et surtout le cinéma de fiction tel qu’il s’est constitué institutionnellement pour fonctionner à l’identification, et par le type de récit qu’il met majoritairement en jeu, implique un spectateur en état de régression narcissique, c’est-à-dire retiré du monde en tant que spectateur passif. On verra au chapitre 6 que ce retrait du monde, qui était celui du dispositif cinéma en salle, est de moins en moins étanche dans les nouveaux usages, induits par les outils numériques, de la réception des films.

3. La double identification au cinéma

Pendant très longtemps, dans les écrits sur le cinéma, il n’y a pas eu à proprement parler de « théorie » de l’identification mais par contre un usage très largement répandu de ce mot, employé de façon vague pour désigner le rapport subjectif que le spectateur pourrait entretenir avec tel ou tel personnage du film, et qui consisterait à partager, au cours de la projection, les espoirs, les désirs, les angoisses, bref les affects et les sentiments de ce personnage, de « se mettre à sa place », d’aimer ou de souffrir avec lui, en quelque sorte par procuration. Cette expérience est peut-être le socle du succès du cinéma comme art populaire, et les films visant un public planétaire, quelle que soit l’évolution du cinéma, ne cessent de la solliciter. Il n’est pas rare, à la sortie d’une projection de film, que la discussion porte sur le point de savoir à qui chacun s’est plus ou moins identifié.

Il ressort de cet usage courant de la notion d’identification – qui recouvre bien sûr une certaine vérité sur le processus d’identification au cinéma, même si c’est de façon très simplificatrice – qu’elle désigne essentiellement une identification au personnage, c’est-à-dire à la figure de l’autre, au semblable représenté sur l’écran.

3.1 L’identification primaire au cinéma

Les recherches de Jean-Louis Baudry, à propos de ce qu’il a appelé « l’appareil de base » au cinéma, métaphorisé par la caméra, ont eu pour effet de distinguer théoriquement, pour la première fois, en cinéma, une double identification, en référence au modèle freudien. L’identification primaire, c’est-à-dire l’identification au sujet de la vision, à l’instance représentante, serait la base et la condition de l’identification secondaire, c’est-à-dire l’identification au personnage, au représenté, au récit.

L’identification primaire au cinéma est à distinguer soigneusement de l’identification primaire en psychanalyse (voir chap. 4.2) : il va de soi que toute identification au cinéma (y compris celle que Jean-Louis Baudry appelle identification primaire) étant le fait d’un sujet déjà constitué, ayant dépassé l’indifférenciation primitive de la première enfance et accédé au symbolique, relève en théorie psychanalytique de l’identification secondaire. Afin d’éviter toute confusion, Christian Metz propose de réserver l’expression d’ « identification primaire » à la phase pré-œdipienne de l’histoire du sujet et d’appeler « identification cinématographique primaire » l’identification du spectateur à son propre regard.

Au cinéma, ce qui fonde la possibilité de l’identification secondaire, diégétique, l’identification au représenté, c’est d’abord la capacité du spectateur à s’identifier au sujet de la vision, à « l’œil de la caméra » qui a vu avant lui, capacité d’identification sans laquelle ce film ne serait rien qu’une succession d’ombres, de formes et de couleurs, à la lettre « non identifiables », sur un écran.

Le spectateur de salle de cinéma, assis dans son fauteuil, immobilisé dans l’obscurité, voit défiler sur l’écran des images animées, images le plus souvent à deux dimensions (même si la 3D a gagné un peu de terrain depuis les années 2000), qui proposent à son regard un simulacre de sa perception de l’univers réel. Les caractéristiques de ce simulacre, même si elles peuvent nous apparaître « naturelles » par accoutumance, sont déterminées par l’appareil de base – disons pour simplifier la caméra – construit précisément pour produire certains effets, un certain type de sujet-spectateur, et ceci sur le modèle de la camera obscura élaboré à la Renaissance italienne en fonction d’une conception historiquement et idéologiquement datée de la perspective et du sujet de la vision. L’identification primaire, au cinéma, c’est celle par laquelle le spectateur s’éprouve comme foyer de la représentation, comme sujet central et transcendantal de la vision. Cette place privilégiée, toujours unique, acquise sans aucun effort de motricité, c’est celle du sujet tout-percevant, doué d’ubiquité, qui constitue le sujet-spectateur sur le modèle idéologique et philosophique du sujet centré de l’idéalisme.

Bien qu’absent de ces plans qui ne lui renvoient jamais, contrairement au miroir primordial, l’image de son propre corps, le spectateur y est pourtant sur-présent comme foyer de toute vision et, par le jeu du découpage classique, omnivoyant, présent comme sujet transcendantal de la vision.

Seule l’identification primaire peut expliquer qu’il ne soit pas indispensable, à la limite, que figure dans un film l’image d’autrui, du semblable, pour que le spectateur y trouve néanmoins sa place. Même dans un film sans personnage et sans fiction au sens classique du terme (c’est le cas, par exemple, de La Région centrale, de Michael Snow [1971], où la caméra balaie dans tous les sens, pendant trois heures, un paysage du Canada, depuis un point fixe unique), il reste toujours la fiction d’un regard à quoi s’identifier.

3.2 L’identification secondaire au cinéma

3.2.1 L’identification primordiale au récit

« Un peu plus, un peu moins, écrit Georges Bataille, tout homme est suspendu aux récits, aux romans, qui lui révèlent la vérité multiple de la vie. Seuls ces récits, lus parfois dans les transes, le situent devant le destin. »

Le spectateur de cinéma, comme le lecteur de roman, est peut-être d’abord cet homme suspendu aux récits. En deçà des spécificités des différents modes d’expression narrative, il y a sans doute un désir fondamental d’entrer dans un récit dans le fait d’aller au cinéma, de commencer un roman. De la même façon que l’on vient de décrire l’identification cinématographique primaire comme le soubassement de toute identification diégétique secondaire, on pourrait parler d’une identification primordiale au fait narratif lui-même, indépendamment de la forme et de la matière de l’expression que peut prendre un récit particulier. Que quelqu’un, à côté de nous, se mette à raconter une histoire (même si elle ne nous est pas destinée), que la télévision dans un bar diffuse un extrait de film, et nous voilà aussitôt accrochés à ce fragment de récit, quand bien même nous n’en connaîtrons jamais le début ni la suite : il y a là de toute évidence, dans cette captation du sujet par le récit, par tout récit, quelque chose qui relève d’une identification primordiale pour laquelle toute histoire racontée est un peu notre histoire. Il y a dans cet attrait pour le fait narratif en soi, dont on peut observer dès l’enfance la fascination, un puissant moteur pour toutes les identifications secondaires plus finement différenciées, antérieurement aux préférences culturelles plus élaborées, plus sélectives.

Cette identification au récit en tant que tel tient sans doute, pour une grande part, à l’analogie, bien souvent relevée, entre les structures fondamentales du récit et la structure œdipienne. On a pu dire que tout récit, d’une certaine façon, et c’est en cela qu’il fascine, rejouait la scène de l’Œdipe, l’affrontement du désir et de la Loi.

Tout récit classique inaugure la captation de son spectateur en creusant un écart initial entre un sujet désirant et son objet de désir. Tout l’art de la narration consiste ensuite à réguler la poursuite toujours relancée de cet objet du désir, désir dont la réalisation est sans cesse différée, empêchée, menacée, retardée jusqu’à la fin du récit. Le parcours narratif classique se joue donc entre deux situations d’équilibre, de non-tension, qui en marquent le début et la fin. La situation d’équilibre initiale se marque vite d’une faille, d’un écart que le récit n’aura de cesse d’avoir comblé, au terme d’une série d’empêchements, de fausses pistes, de contretemps dus au destin ou à la malignité des hommes, mais dont la fonction narrative est de maintenir la menace de cette faille et le désir du spectateur d’en voir enfin la résolution, laquelle marque la fin du récit, le retour à l’état de non-tension, que ce soit par le comblement de l’écart entre le sujet et l’objet du désir ou, au contraire, par le triomphe définitif de la Loi qui interdit à tout jamais ce comblement.

« L’identification, écrit Guy Rosolato, s’attache à un manque. S’il y a demande, le manque peut être le refus de l’autre à remplir cette demande. Retard à la satisfaction, mais aussi refus d’une volonté qui s’oppose, l’identification est lancée… »

On retrouve dans la description de ce processus de « lancement » de l’identification tous les éléments de la structure de base du récit où le désir vient s’articuler à un manque, à un retard de la satisfaction qui lance le sujet de désir (et le spectateur) à la poursuite d’une satisfaction impossible, toujours retardée, ou encore relancée en permanence sur de nouveaux objets.

Cette identification diégétique primordiale est une réactivation profonde, encore relativement indifférenciée, des identifications de la structure œdipienne : le spectateur, mais aussi bien l’auditeur ou le lecteur, sent bien que se joue là, dans ce récit dont il est pourtant le plus souvent absent en personne, quelque chose qui le concerne au plus profond et qui ressemble à ses propres démêlés avec le désir et la Loi pour ne pas lui parler de lui-même et de son origine.

Il s’agit là du niveau le plus archaïque de la relation du sujet-spectateur au récit filmique, et y entrent fort peu en ligne de compte les valeurs culturelles qui permettent de différencier et de hiérarchiser les récits selon leur qualité ou leur complexité. À ce niveau-là le film le plus fruste comme le plus élaboré est susceptible de nous « accrocher » : tout le monde a fait cette expérience, à la télévision, de se laisser « prendre » à l’identification au récit par un film qu’il juge par ailleurs (intellectuellement, idéologiquement ou artistiquement) indigne d’intérêt, tout autant que par un film reconnu par lui comme chef-d’œuvre.

C’est sans doute sur cette identification primordiale au fait narratif en lui-même que repose la possibilité même d’une identification diégétique plus différenciée à tel ou tel récit filmique en particulier. On peut se demander si cette identification primordiale au récit, tout autant que l’identification primaire au sujet de la vision, n’est pas une condition indispensable pour que le film puisse être élaboré, par le spectateur, comme une fiction cohérente, comme sens, à partir de cette mosaïque discontinue d’images et de sons qui en constitue le signifiant.

3.2.2 Identification et psychologie

Il est un fait dont le théoricien du cinéma doit tenir compte en permanence, c’est que le plus souvent, quand on parle d’un film, on parle d’un souvenir du film, souvenir déjà réélaboré qui a été l’objet d’une reconstruction « après coup », laquelle lui donne toujours plus d’homogénéité et de cohérence qu’il n’en avait réellement dans l’expérience temporelle de la traversée du film.

Cette distorsion vaut particulièrement pour les personnages du film qui nous apparaissent volontiers, dans le souvenir, comme dotés d’un profil psychologique relativement stable et homogène auquel on fait référence, si l’on doit parler ou écrire sur ce film, pour les caractériser, un peu comme on le ferait d’une personne réelle. On verra que cette distorsion est trompeuse et que le personnage, comme « être de pellicule », se construit le plus souvent au cours de l’avancée du film de façon beaucoup plus discontinue et contradictoire qu’il n’y paraît dans le souvenir. Mais le spectateur, dans l’après-coup, a tendance à croire (comme l’y invitent la critique journalistique et le discours quotidien sur le cinéma) qu’il s’est identifié par sympathie à tel ou tel personnage, à cause de son caractère, de ses traits psychologiques dominants, de son comportement général, un peu comme dans la vie on éprouverait globalement de la sympathie pour quelqu’un à cause, croit-on, de sa personnalité.

S’il est vrai que l’identification secondaire au cinéma est fondamentalement une identification au personnage comme figure du semblable dans la fiction, comme foyer des investissements affectifs du spectateur, on aurait pourtant tort de considérer que l’identification est un simple effet de la sympathie que l’on peut éprouver pour tel ou tel personnage. C’est plutôt du processus inverse qu’il s’agit, et pas seulement au cinéma : Freud analyse clairement que ce n’est pas par sympathie qu’on s’identifie à quelqu’un mais qu’« au contraire la sympathie naît seulement de l’identification ». La sympathie est donc l’effet, et non la cause, de l’identification.

Cette constatation pose la question de l’amoralité et de la malléabilité fondamentale du spectateur de cinéma. Dans un récit filmique bien structuré le spectateur peut être amené à s’identifier à un personnage pour lequel, au niveau de la personnalité, du caractère, de l’idéologie, il n’aurait dans la vie réelle aucune sympathie, voire de l’aversion. La perte de vigilance du spectateur de cinéma l’incline à pouvoir sympathiser, par identification, avec n’importe quel personnage ou presque, pourvu que la structure narrative et la mise en scène l’y conduisent. Pour prendre un exemple célèbre, Alfred Hitchcock a réussi à plusieurs reprises (Psychose [1960], L’Ombre d’un doute [1942]) à faire s’identifier son spectateur, au moins partiellement, à un personnage principal a priori tout à fait antipathique : une voleuse, le complice du crime d’une jeune femme, un assassin de riches veuves, etc. George Stevens, dans Une place au soleil (1951), nous fait désirer que son personnage (interprété par Montgomery Clift), pauvre et timide, réussisse à tuer sa femme, plaintive et négligée (Shelley Winters), pour réaliser ses rêves de beauté et de richesse avec Elizabeth Taylor. L’identification, on le voit, ne fait pas acception de morale.

Cette constatation peut rendre compte aussi de l’inefficacité, par naïveté, du cinéma « édifiant » qui postule que le caractère et les actions du « bon personnage » devraient suffire à entraîner la sympathie et l’identification du spectateur. Hitchcock professe même le contraire : que meilleur est le méchant, meilleur est le film.

La forme plus « ramassée » que prend généralement le film dans le souvenir par rapport à sa traversée temporelle réelle, permet de rendre compte d’une deuxième illusion. C’est celle qui consiste à prêter à l’identification secondaire une inertie et une permanence plus grandes qu’elle n’a en réalité : le spectateur, croit-on trop souvent, s’identifierait massivement tout au long du film à un personnage majeur de la fiction, parfois deux, pour des raisons essentiellement psychologiques, et ceci de façon relativement stable et monolithique. L’identification s’attacherait de façon durable à ce personnage pour toute la durée du film, et l’on pourrait en rendre compte de façon relativement statique. Il ne s’agit pas de nier qu’un grand nombre de films – disons pour simplifier les plus frustes, les plus stéréotypés – fonctionnent massivement selon une identification assez monolithique réglée par un phénomène de reconnaissance, par une typologie stéréotypée des personnages : le bon, le méchant, le héros, le traître, la victime, etc. On peut dire dans ce cas que l’identification au personnage procède d’une identification du (et au) personnage comme type. L’efficacité de cette forme d’identification ne fait pas de doute, sa pérennité et sa quasi-universalité en sont la preuve : c’est que ce typage a pour effet de réactiver de façon tout à fait éprouvée, à un niveau à la fois fruste et profond, les affects issus directement des identifications aux rôles de la situation œdipienne : identification au personnage porteur du désir contrarié, admiration pour le héros figurant l’idéal du moi, crainte devant une figure paternelle, etc.

Pourtant, il n’en reste pas moins que ce substrat archaïque de toute identification au personnage ne saurait rendre compte, sans une simplification outrancière, des mécanismes complexes de l’identification diégétique au cinéma et en particulier des deux caractères les plus spécifiques de cette identification. Premièrement : l’identification est un effet de la structure, une question de place plus que de psychologie. Deuxièmement : l’identification au personnage n’est jamais aussi massive et monolithique, mais au contraire extrêmement fluide, ambivalente et permutable au cours de la projection du film, c’est-à-dire de sa constitution par le spectateur.

3.3 Identification et structure

3.3.1 La situation

Si ce n’est pas la sympathie qui engendre l’identification au personnage, mais l’inverse, la question reste ouverte de la cause et du mécanisme de l’identification secondaire au cinéma.

Il semble bien que l’identification soit un effet de la structure, de la situation, plus qu’un effet de la relation psychologique aux personnages.

« Prenons un exemple, celui d’une personne curieuse qui pénètre dans la chambre de quelqu’un d’autre et qui fouille dans les tiroirs. Vous montrez le propriétaire de la chambre qui monte l’escalier, puis vous revenez à la personne qui fouille et le public a envie de lui dire : “Faites attention, quelqu’un monte l’escalier.” Donc une personne qui fouille n’a pas besoin d’être un personnage sympathique, le public aura toujours de l’appréhension en sa faveur. » Cette « loi » empirique de l’identification selon Hitchcock, magistralement illustrée par lui dans Pas de printemps pour Marnie (1964) – dans la scène du coffre –, a le mérite d’être très claire sur un point essentiel : c’est la situation (ici quelqu’un qui est en danger d’être surpris) et la façon dont elle est proposée au spectateur (l’énonciation) qui vont déterminer quasi structuralement l’identification à tel ou tel personnage, à tel moment du film.

On peut trouver une confirmation tout aussi empirique de ce mécanisme structural de l’identification dans une expérience devenue tout à fait banale avec Internet de regarder un extrait, une séquence (parfois même quelques plans seulement), d’un film que l’on n’a jamais vu. Il ne s’agit pas, le plus souvent, d’un début du film : le spectateur se trouve donc confronté de façon abrupte à des personnages qu’il ne connaît pas, dont il ignore le passé scénarique, au milieu d’une fiction dont il ne sait à peu près rien. Et pourtant, même dans ces conditions artificielles de réception partielle du film, le spectateur va entrer très vite, presque instantanément, dans cette séquence dont il ignore les tenants et les aboutissants, il va y trouver tout de suite une place, donc de l’intérêt.

Si le spectateur « accroche » si vite à une séquence prélevée au milieu d’un film dont il ne sait rien, c’est bien qu’il y a quelque part identification, et que celle-ci ne passe pas nécessairement par une connaissance psychologique des personnages, de leur rôle dans le récit, de leurs déterminations, toutes choses qui auraient demandé le temps assez long d’une familiarisation progressive avec ces personnages et avec cette fiction. En fait (et cela est très sensible chez les spectateurs enfants qui peuvent prendre un vif intérêt à un film, fragment par fragment, sans en comprendre l’intrigue ni les ressorts psychologiques), il suffit, pour que le spectateur y trouve sa place, de l’espace narratif d’une séquence, ou d’une scène ; il suffit que s’inscrive dans cette scène un réseau structuré de relations, une situation. Dès lors, peu importe que le spectateur ne connaisse pas encore les personnages : dans cette structure mimant une relation intersubjective quelconque, le spectateur va aussitôt repérer un certain nombre de places, disposées en un certain ordre, ce qui est la condition nécessaire et suffisante de toute identification.

L’identification est donc un effet de disposition structurale. Dans un récit de type classique, chaque situation qui surgit dans le cours du film redistribue les places, propose un nouveau réseau, un nouveau positionnement des relations intersubjectives au sein de la fiction.

On sait d’ailleurs en psychanalyse que l’identification d’un sujet à un autre est très rarement globale mais renvoie plus fréquemment à la relation intersubjective par le biais de tel aspect de la relation à cet autre : il n’en va pas autrement au cinéma où l’identification passe par ce réseau de relations intersubjectives que l’on appelle plus banalement une situation, où le sujet trouve à se repérer.

Les origines œdipiennes et le fonctionnement structural de toute identification, ainsi que les caractéristiques spécifiques du récit filmique (le découpage classique, en particulier) suffisent à déterminer le caractère fluide, réversible, ambivalent, du processus d’identification au cinéma.

Dans la mesure où l’identification n’est pas une relation de type psychologique à tel ou tel personnage mais dépend plutôt d’un jeu de places au sein d’une situation, on ne saurait la considérer comme un phénomène monolithique, stable, permanent tout au long du film. Au cours du processus réel de la vision d’un film, il semble bien au contraire que chaque séquence, chaque situation nouvelle, dans la mesure où elle modifie ce jeu de places, ce réseau relationnel, suffise à relancer l’identification, à redistribuer les rôles, à redéfinir la place du spectateur.

Ceci vaut surtout pour le film dans son déroulement, dans sa diachronie, mais au niveau même de chaque scène, de chaque situation, il semble bien que l’identification conserve plus qu’on ne croit son ambivalence et sa réversibilité originaire. Dans ce jeu de places, dans ce réseau relationnel instauré par chaque situation nouvelle, on peut dire que le spectateur, pour paraphraser Jacques Lacan, est à sa place n’importe où. Dans une scène d’agression, par exemple, le spectateur va s’identifier à la fois à l’agresseur (avec un plaisir sadique) et à l’agressé (avec angoisse) ; dans une scène où s’exprime une demande affective, il va s’identifier simultanément à celui qui est en position de demandeur, et dont le désir est contrarié (sentiment de manque et d’angoisse), et à celui qui reçoit la demande (plaisir narcissique ou agacement) : on retrouve presque à chaque fois, même dans les situations les plus stéréotypées, cette mutabilité fondamentale de l’identification, cette réversibilité des affects, cette ambivalence des postures qui font du plaisir du cinéma un plaisir mêlé, souvent plus ambigu et plus confus (mais c’est peut-être le propre de toute relation imaginaire) que le spectateur veut bien se l’avouer et s’en souvenir après une élaboration secondaire légitimante et simplificatrice.

3.3.2 Les mécanismes de l’identification à la surface du film (au niveau du découpage)

Reste à observer, au niveau des plus petites unités du texte de surface, les micro-circuits où vont s’engendrer à la fois le récit filmique et l’identification du spectateur, mais plan par plan cette fois, dans l’avancée de chaque séquence.

Ce qui est tout à fait remarquable, et qui semble spécifique du récit filmique – même si ce fait de code nous paraît tout à fait naturel, invisible, tant nous y sommes accoutumés – c’est l’extraordinaire souplesse du découpage narratif classique : la scène la plus banale, au cinéma, se construit en changeant sans cesse de point de vue, de focalisation, de cadrage, entraînant un déplacement permanent du point de vue du spectateur sur la scène représentée, déplacement qui ne va pas manquer d’infléchir par micro-variations le processus d’identification du spectateur.

Encore faut-il être très prudent en relevant la similitude entre ce qui a été dit plus haut des caractéristiques de l’identification (de sa réversibilité, du jeu de permutation, de changements de rôle, qui semblent la caractériser) et les variations permanentes du point de vue inscrites dans le code du découpage classique. S’il semble bien, effectivement, que le texte de surface, au cinéma, mime au plus près de ses mécanismes les plus fins la labilité du processus de l’identification, rien ne permet d’y voir un quelconque déterminisme où l’un des mécanismes serait en quelque sorte le « modèle » de l’autre.

 Triangulation des regards et circulation du point de vue du spectateur dans une scène de   de Manoel de Oliveira (1993).

4.1 Triangulation des regards et circulation du point de vue du spectateur dans une scène de Val Abraham de Manoel de Oliveira (1993).

L’homologie devient pourtant tout à fait impressionnante quand on se met à mesurer, par-delà notre accoutumance culturelle, à quel point le découpage classique au cinéma (institué en code très prégnant, et résistant à toutes les époques) est violemment arbitraire : il n’y a rien de plus contraire apparemment à notre perception d’une scène vécue dans le réel que ce changement permanent de point de vue, de distance, de focalisation, si ce n’est précisément le jeu permanent de l’identification (dans le langage et dans les situations les plus ordinaires de la vie) dont Freud et Lacan ont montré toute l’importance dans la possibilité même de tout raisonnement intersubjectif, de tout dialogue, de toute vie sociale.

Ce que l’on peut avancer, à propos de cette homologie, c’est que le texte de surface, en mettant en place ses micro-circuits, infléchit probablement par petits « coups de volant » permanents, par minuscules changements de direction successifs, la relation du spectateur à la scène, aux personnages, ne serait-ce qu’en désignant des places et des parcours privilégiés, en marquant plus que d’autres certains points de vue.

Il serait trop long de décrire ici dans le détail les éléments du texte de surface qui infléchissent ce jeu de l’identification (d’autant plus que tous les éléments, vraisemblablement, y contribuent à leur façon) : on se bornera donc à relever ceux qui interviennent dans ce processus de la façon la plus massive, la plus incontournable.

La multiplicité des points de vue, qui fonde le découpage classique de la scène filmique, est sans doute le principe de base constitutif de ces micro-circuits de l’identification dans le texte de surface : c’est lui qui va rendre possible le jeu des autres éléments. La scène classique, au cinéma, se construit (dans le code) sur une multiplicité de points de vue : l’apparition de chaque nouveau plan correspond à un changement de point de vue sur la scène représentée (qui est pourtant censée se dérouler de façon continue et dans un espace homogène). Pourtant, il est assez rare qu’à chaque changement de plan corresponde la mise en place d’un point de vue nouveau, inédit, sur la scène. Le plus souvent le découpage classique fonctionne sur le retour d’un certain nombre de points de vue, ces retours à un même point de vue pouvant être très nombreux (dans le cas d’une scène en champs-contrechamps rapides par exemple).

Chacun de ces points de vue, qu’il soit ou non celui d’un personnage de la fiction, inscrit nécessairement entre les différentes figures de la scène une certaine hiérarchie, leur confère plus ou moins d’importance dans la relation intersubjective, privilégie le point de vue de certains personnages, souligne certaines lignes de tension et de partage. L’articulation de ces différents points de vue, le retour plus fréquent de certains d’entre eux, leur combinatoire, autant d’éléments inscrits dans le code qui permettent de tracer, comme en filigrane de la situation diégétique elle-même, des places et des micro-circuits privilégiés pour le spectateur, d’infléchir l’engendrement de son identification.

Cette multiplicité des points de vue s’accompagne le plus souvent, dans le cinéma narratif classique, d’un jeu de variations sur l’échelle des plans.

Ce n’est pas un hasard si l’échelle des plans, au cinéma (gros plan, plan moyen, plan américain, plan moyen, plan d’ensemble…) s’établit en référence à l’inscription du corps de l’acteur dans le cadre : on sait que l’idée même du découpage de la scène en plans d’échelle différente est née du désir de faire saisir au spectateur, par l’inclusion d’un gros plan, l’expression du visage d’un acteur, de la souligner, d’en marquer ainsi la fonction dramatique.

Il ne fait pas de doute qu’il y a là, dans cette variation de la taille des acteurs à l’écran, dans cette proximité plus ou moins grande de l’œil de la caméra à chaque personnage, un élément déterminant quant au degré d’attention, d’émotion partagée, d’identification à tel ou tel personnage.

Il suffirait, pour s’en convaincre, de lire les déclarations de Hitchcock à ce sujet. Selon lui, la « taille de l’image » est peut-être l’élément le plus important dans la panoplie dont dispose le réalisateur pour « manipuler » l’identification du spectateur au personnage. Il donne de nombreux exemples dans la mise en scène de ses propres films, comme cette scène des Oiseaux où il était impérieux, selon lui, et malgré les difficultés techniques, de suivre en gros plan le visage d’une actrice qui se levait de sa chaise et commençait à se déplacer, sous peine de « casser » l’identification à ce personnage en procédant de façon plus habituelle, en recadrant sur elle en plan plus large lorsqu’elle se levait de sa chaise.

Ce jeu sur l’échelle des plans, associé à celui de la multiplicité des points de vue, autorise dans le découpage classique de la scène une combinatoire très fine, une alternance de proximité et de distance, de décrochages et de recentrages sur les personnages. Il permet une inscription particulière de chaque personnage dans le réseau relationnel de la situation ainsi présentée. Il permet par exemple de présenter tel personnage comme une figure parmi les autres, voire comme un simple élément du décor, ou au contraire d’en faire, dans telle scène, le véritable foyer de l’identification en l’isolant, dans une série de gros plans, pour un tête-à-tête intense avec le spectateur dont l’intérêt est ainsi focalisé sur ce personnage, quand bien même il jouerait un rôle tout à fait effacé dans la situation diégétique proprement dite.

 Une leçon godardienne de « cubisme » cinématographique dans   (1967) .

4.2 Une leçon godardienne de « cubisme » cinématographique dans 2 ou 3 choses que je sais d’elle (1967).

Il ne s’agit là, évidemment, que d’exemples extrêmes, un peu trop simples, qui ne doivent pas occulter la complexe subtilité qu’autorise ce jeu, inscrit dans le code, avec la variation de l’échelle des plans.

Dans ces micro-circuits de l’identification au cinéma, les regards ont toujours été un vecteur éminemment privilégié. Le jeu des regards règle un certain nombre de figures de montage, au niveau des plus petites articulations, qui sont à la fois parmi les plus fréquentes et les plus codées : le raccord sur le regard, le champ-contrechamp, etc. Il n’y a rien là d’étonnant dans la mesure où l’identification secondaire est centrée, comme on l’a vu, sur les relations entre les personnages, et où le cinéma a compris très tôt que les regards constituaient une pièce maîtresse, spécifique de ses moyens d’expression, dans l’art d’impliquer le spectateur dans ces relations.

La longue période du cinéma muet, au cours de laquelle se sont constitués pour l’essentiel les codes du découpage classique, a favorisé d’autant plus la prise en considération du rôle privilégié des regards que ceux-ci lui permettaient, dans une certaine mesure, de pallier l’absence d’expressivité, d’intonations, de nuances, dans les dialogues écrits des intertitres.

L’articulation du regard au désir et au leurre (théorisée par Jacques Lacan dans « Le regard comme objet a ») prédestinait, si l’on peut dire, le regard à jouer ce rôle tout à fait central dans un art marqué du double caractère d’être à la fois un art du récit (donc des avatars du désir) et un art visuel (donc un art du regard).

Ainsi, dans de nombreux textes théoriques, le raccord sur le regard est devenu la figure emblématique de l’identification secondaire au cinéma. Il s’agit de cette figure, très fréquente, où un plan « subjectif » (supposé vu par le personnage) succède directement à un plan du personnage regardant (le champ-contrechamp peut d’ailleurs être considéré, d’une certaine façon, comme un cas particulier du raccord sur le regard). Dans cette délégation du regard entre le spectateur et le personnage, on a voulu voir la figure par excellence de l’identification au personnage. Malgré son apparente clarté, cet exemple a sans doute contribué à gauchir la question de l’identification au cinéma par une simplification outrancière. L’analyse du processus d’engendrement de l’identification par les micro-circuits des regards (et leur articulation par le montage) dans un film narratif relève sans aucun doute d’une théorisation beaucoup plus fine où le raccord sur le regard, même s’il désigne un point-limite, un court-circuit entre identification primaire et identification secondaire, ne jouerait finalement qu’un rôle trop particulier pour être érigé en modèle général.

3.4 Identification et énonciation

Il suffirait de reprendre les termes de Hitchcock, dans l’exemple précédent tiré de Pas de printemps pour Marnie (« Vous montrez le propriétaire… puis vous revenez à la personne qui fouille… »), pour entrevoir que dans cette mise en place d’une situation à forte identification, le travail de l’instance qui montre ou qui narre est tout aussi déterminant que la structure propre à ce qui est montré, ou narré. Cela, d’ailleurs, tous les conteurs le savent bien qui ne se font pas faute d’intervenir sur le cours « naturel » des événements racontés pour les faire attendre, les moduler, créer des effets de surprise, des fausses pistes, et dont l’art consiste précisément dans la maîtrise d’une certaine énonciation (et de sa rhétorique) dont les effets sont plus déterminants sur les réactions de l’auditoire que le contenu de l’énoncé lui-même.

Dans l’exemple du film de Hitchcock, il va presque de soi que le spectateur ne peut « avoir de l’appréhension » en faveur du fouilleur que si auparavant l’instance narratrice lui a montré le propriétaire en train de monter l’escalier. Ou alors la scène agit tout autrement sur le spectateur et produit un pur effet de surprise, lequel fonctionne beaucoup moins à l’identification au personnage. C’est-à-dire que dans le processus d’identification, le travail de narration, de la « monstration », de l’énonciation, joue un rôle tout à fait déterminant : il contribue très largement à informer la relation du spectateur à la diégèse et aux personnages ; c’est lui, au niveau des grandes articulations narratives, qui va moduler en permanence le savoir du spectateur sur les événements diégétiques, qui va contrôler à chaque instant les informations dont il dispose au fur et à mesure de l’avancée du film, qui va cacher certains éléments de la situation ou au contraire anticiper sur d’autres, qui va réguler le jeu de l’avance et du retard entre le savoir du spectateur et le savoir supposé du personnage et infléchir ainsi de façon permanente l’identification du spectateur aux figures et aux situations de la diégèse.

Au niveau de chaque scène, le travail de l’énonciation consiste, comme on vient de le voir, à infléchir le rapport du spectateur à la situation diégétique, à y tracer des micro-circuits privilégiés, à organiser l’engendrement et la structuration du processus d’identification, plan par plan. Ce travail de l’énonciation est d’autant plus invisible, dans le cinéma narratif classique, qu’il est pris en charge par le code. Et c’est sans doute là, au niveau des petites articulations du texte de surface, que le code est le plus prégnant, le plus stable, le plus « automatique », donc le plus invisible. Le découpage d’une scène selon quelques points de vue, le retour de ceux-ci, le champ-contrechamp, le raccord sur le regard, autant d’éléments codiques arbitraires qui participent directement du travail de l’énonciation mais que le spectateur de cinéma, par accoutumance culturelle, perçoit comme « le degré zéro » de l’énonciation, comme la façon « naturelle » dont se raconte une histoire au cinéma. Il est vrai que les « règles » du montage classique, en particulier celles des raccords, visent précisément à effacer les marques de ce travail de l’énonciation, à le rendre invisible, à faire en sorte que les situations se présentent au spectateur « comme d’elles-mêmes » et que le code à un tel degré de banalité et d’usure semble fonctionner quasi automatiquement et donner l’illusion d’une sorte d’absence, ou de vacance, de l’instance d’énonciation.

C’est là évidemment une des forces du cinéma narratif classique (du type cinéma américain des années 1940-1950), et une des raisons de l’extraordinaire domination de ce mode de récit filmique, que le réglage minutieux et invisible de l’énonciation entretient l’impression, chez le spectateur, qu’il entre de lui-même dans le récit, qu’il s’identifie de lui-même à tel ou tel personnage par sympathie, qu’il réagit à telle situation un peu comme il le ferait dans la vie réelle, ce qui a pour effet de renforcer l’illusion qu’il est à la fois le centre, la source et le sujet unique des émotions que lui procure le film, et de nier que cette identification soit aussi l’effet d’un réglage, d’un travail de l’énonciation et de la mise en scène.

3.5 Spectateur de cinéma et sujet psychanalytique : le pari

Tout ce qui précède, dans ce chapitre sur l’identification, relève de la conception classique, en psychanalyse, de l’identification comme régression narcissique et suppose ceci, comme postulat tout à fait arbitraire : que l’on pourrait rendre compte de l’état ou de l’activité du spectateur de cinéma avec les instruments théoriques élaborés par la psychanalyse pour rendre compte du sujet. Ce qui suppose, a priori, et il y a là une sorte de pari, que le spectateur de cinéma est entièrement homologique et réductible au sujet de la psychanalyse, en tout cas à son modèle théorique.

Jean-Louis Schefer, dans les années 1980, a mis en question cette conception du spectateur. Il y aurait selon lui une énigme cinématographique irréductible à la fiction du sujet psychanalytique en tant que centré sur le moi. Le cinéma demanderait plutôt à être décrit dans ses effets de sidération et de terreur, comme production d’un sujet déplacé, « une sorte de sujet mutant ou un homme plus inconnu ». La séance de cinéma relèverait à ses yeux d’un décentrement du sujet-spectateur, dans une expérience d’expropriation de son moi ordinaire.

La voie suivie jusqu’ici dans la théorie du cinéma ne permettrait pas de le comprendre comme procès nouveau, à découvrir hors de l’homologie sécurisante du sujet et du dispositif cinématographique. Pour Schefer le cinéma n’est pas fait pour permettre au spectateur de se retrouver (théorie de la régression narcissique) mais aussi et surtout pour l’étonner, pour le sidérer :

Mais à partir des années 1980, on va le voir, c’est Gilles Deleuze qui a récusé le plus radicalement cette homologie entre le sujet de la psychanalyse et le sujet-spectateur, voire l’existence même d’un sujet-spectateur.

4. Deleuze et la question du spectateur

L’approche de la question du spectateur de cinéma, telle qu’elle a été travaillée majoritairement dans les années 1960, 1970 et 1980 à partir de la théorie psychanalytique de l’identification, comme on vient de le voir, a été progressivement laissée en friche, à partir des années 1990, dans la théorie du cinéma, qui a déplacé ses chantiers vers d’autres terrains de recherche et d’autres références conceptuelles. Mais contrairement à ce qui se passe parfois pour des sciences mourantes, ou mortes, que plus rien ne vient travailler ni actualiser, la psychanalyse est restée encore bien vivante comme pratique sociale (la cure) et comme sujet de recherches et de débats théoriques internes à son champ spécifique. Qu’elle ait été quelque peu délaissée comme modèle possible pour l’analyse du cinéma relève plus d’un changement de cap dans le champ de la recherche sur le cinéma que d’une disqualification ou d’une disparition pure et simple en tant que pensée opératoire.

4.1 Il n’y a pas de sujet-spectateur

Le rejet le plus radical d’une prise en compte du spectateur dans une pensée théorique du cinéma est venu d’un philosophe, Gilles Deleuze. Dans les quelque 700 pages des deux volumes de Cinéma, il n’emploie pratiquement jamais le mot « spectateur ». Il récuse en bloc le modèle psychanalytique du sujet-spectateur et du film, et construit d’une certaine façon sa pensée du cinéma sur cette éviction.

Le refus de ce modèle n’est pas né de ses réflexions spécifiques sur le cinéma, au début des années 1980, mais relève en droite ligne de la logique et de l’évolution de sa pensée depuis 1968. Dans L’Anti-Œdipe (1972), qu’il écrit avec Félix Guattari après la secousse de mai-68, il s’attaque frontalement à la psychanalyse, dans sa pratique et sa théorie. Ce rejet de la psychanalyse s’adosse à un refus radical du concept nodal de la construction freudienne, celui de l’Œdipe. Deleuze et Guattari y voient une entreprise bourgeoise et capitaliste de légitimation de la castration du désir, une soumission familialiste au triangle papa-maman-enfant, et un mode d’interprétation fermé, réducteur de toute situation complexe, coupé de toute implication sociale et politique réelle. À cet asservissement du désir – qui est pour eux, à l’époque, le maître mot – au manque et à la Loi, ils opposent les concepts de « machines désirantes » et de « corps sans organes », refusant la réduction freudienne de la sexualité au « sale petit secret familial ». « Familial ou analytique, dit Deleuze, Œdipe est fondamentalement un appareil de répression sur les machines désirantes et nullement une formation de l’inconscient lui-même » (Deleuze, 1990).

Ils proposent un contre-modèle qui permettrait d’arracher le psychisme individuel à l’enkystement de la subjectivation. À l’analyse freudienne et son centrage sur le sujet unifié, ils opposent la schizo-analyse, comme « analyse militante, libidinale-économique, libidinale-politique ». Ils récusent, dans la construction de leur concept central du désir, le schéma sujet-objet :

La pensée du cinéma développée dans les deux tomes de Cinéma (1 L’Image-mouvement paru en 1983, et 2 L’Image-temps paru en 1985) est dans la continuité logique de ce refus du schéma sujet-objet, où le spectateur serait le foyer de réception subjectif du film. Deleuze postule à l’inverse une coalescence absolue de l’image et de celui qui la voit.

Deleuze affirme dans la même logique qu’il n’y a pas de sujet d’énonciation, mais seulement agencement d’énonciation :

4.2 Voyant voyance

Récusant le mot et la notion même de « spectateur » qui lui est attachée, Deleuze lui substitue le concept flottant de « voyance », qu’il applique selon les moments de son discours à certains personnages de films, aux cinéastes eux-mêmes, et à un certain type de cinéma, mais jamais au spectateur lui-même.

Ce mot de « voyance » énonce clairement que ce qui est en jeu n’est pas la « perception » banale de la réalité : « Une image ne représente pas une réalité supposée, elle est à elle-même toute sa réalité. » La voyance ne saurait donc être une qualité du regard du spectateur, mais seulement une qualité possible des images elles-mêmes, de certaines images apparues à un moment bien précis de l’histoire du cinéma, la fin de la guerre et l’immédiat après-guerre. Moment qui correspond à un état du monde caractérisé par la stupeur et la souffrance devant l’intolérable provoqué par la catastrophe. Il prend l’exemple de Stromboli (1949) où le personnage de l’étrangère, interprétée par Ingrid Bergman, se trouve, en fin de film, au sommet du volcan, dans une situation où toute réaction sensori-motrice est paralysée et débordée par la beauté insupportable du monde et les souffrances qu’elle vient de traverser :

En 1961, dans La Maladie des sentiments, où il faisait le point sur son œuvre, Antonioni parlait d’un « homme nouveau », né de la guerre, « avec toutes les peurs, toutes les terreurs, tous les balbutiements d’une gestation ». Il constatait le décalage entre ce monde nouveau, encore illisible, et cet homme de l’après-guerre qui « porte d’emblée le lourd fardeau de sentiments qu’il serait inexact de qualifier de vieillis ou de dépassés, car ils sont plutôt inadaptés, ils conditionnent sans aider, ils entravent sans indiquer aucune issue, aucune solution ».

 Ingrid Bergman, incarnation idéale du personnage « voyant » selon Deleuze dans les films de Rossellini :  (1949),  (1952),  (1954).

4.3 Ingrid Bergman, incarnation idéale du personnage « voyant » selon Deleuze dans les films de Rossellini : Stromboli (1949), Europe 51 (1952), Voyage en Italie (1954).

Deleuze développe philosophiquement, dans le champ du cinéma, ce décalage – dont Antonioni a fait le sujet de plusieurs de ses films –, en inventant le concept de « voyant » qui s’applique à ce nouveau type de personnages, confrontés à un monde bouleversé, auquel il leur est impossible de faire face avec les schémas de pensées et de sentiments d’avant la guerre. Au cinéma, c’est ce que Deleuze nomme la rupture sensori-motrice qui « fait de l’homme un voyant qui se trouve frappé par quelque chose d’intolérable dans le monde, et confronté à quelque chose d’impensable dans la pensée ». Le monde lui-même a changé, se retrouve en lambeaux, et les espaces nouveaux, laissés par la guerre, sont dorénavant déconnectés, inraccordables.

Rossellini ne disait pas autre chose quand il affirmait que le côté « rapiécé » du scénario de Rome ville ouverte (1945) provenait du constat que l’Italie de l’après-guerre était devenue elle-même un manteau d’Arlequin, et qu’il avait besoin de cette nouvelle forme lacunaire pour en rendre compte. Avec Paisà (1946), il allait assumer radicalement cette nécessité morale et esthétique de faire un film « en morceaux », avec une narration trouée, pour raconter l’histoire pourtant « nationale » de la Libération de l’Italie.

Ce que voit le personnage « voyant », pour Deleuze, ne saurait plus se résoudre en action, ni même en pensée, comme dans le cinéma de l’image-action. Il doit affronter des images qui ne relèvent plus de la simple représentation d’une supposée réalité, mais participent d’une disjonction perceptive entre lui et le monde, d’un trou qui affecte la lisibilité du visible et rend impossible toute action sensori-motrice.

Le danger était évident de construire un concept philosophique sur un corpus de films strictement limité à un court moment de l’histoire du cinéma et à une situation historique précise, ce qui risquait de lui enlever toute universalité. Deleuze opère alors un glissement du concept de « voyant » à celui, moins historiquement borné, de « voyance ». Le voyant renverrait donc à un personnage, la voyance à un type de cinéma, ce qui lui permet d’élargir le cinéma de la voyance à un cinéaste comme Ozu, avec ses plans vides, par exemple, même si les caractéristiques stylistiques de son œuvre n’ont pas été déterminées par l’effet de rupture de la Seconde Guerre mondiale.

4.3 L’image-cristal

Avec l’image-cristal, Deleuze affirme que ce qui est en jeu dans la voyance (comme dans la boule de cristal d’une voyante, qui est après tout un autre sens possible du mot) est le temps même du film, en tant qu’il ne se réduit plus au seul « présent » linéaire des événements et du défilement des images.

Le concept d’image-cristal a le mérite d’élargir le champ des films et des époques de cinéma, par rapport à ceux qui étaient concernés par la seule voyance, et de se poser, de ce fait, en outil théorique d’un usage plus généralisable. Ces couches de temps dans une même image, il les repère aussi bien dans le cinéma d’Ophuls, de Resnais, de Fellini, de Renoir, de Buñuel, de Robbe-Grillet, de Herzog, de Tarkovski, que dans une profondeur de champ chez Welles ou dans un travelling de Visconti.

Quand le schéma sensorimoteur est bloqué, ou périmé pour des raisons historiques extra-cinématographiques, c’est le temps qui remonte à la surface des images, un temps d’une autre nature, non linéaire, complexe et feuilleté, qui est une des caractéristiques principales de l’image-temps en général et de l’image-cristal en particulier, l’image-cristal étant une figure plus localisée, relevant souvent de la séquence et non du film entier. L’image cinématographique, pour Deleuze, n’est pas au présent, en tout cas jamais seulement au présent. « Ce qui est présent, c’est ce que l’image “représente”, mais non pas l’image elle-même. L’image-temps rend sensibles, visibles, des rapports de temps qui ne se laissent pas voir dans l’objet représenté, et ne se laissent pas réduire au présent. »

Le concept d’image-cristal repose sur une pensée bergsonienne du temps.

L’image-cristal se caractérise donc par l’unité indivisible d’une image actuelle et de son « image virtuelle ». Des nappes de passé naissent des pointes de présent. Elle déploie des temporalités virtuelles dans le présent qui passe dans le plan. Une nouvelle fois, à ce sujet, Deleuze prend bien soin de préciser que l’indiscernabilité de l’actuel et du virtuel, dans l’image-cristal, « ne se produit nullement dans la tête ou dans l’esprit (du spectateur), mais est le caractère objectif de certaines images existantes, doubles par nature » (Deleuze, 1985, p. 100).

Deleuze distingue quatre états du cristal et du temps qu’il associe à la spécificité des œuvres de quatre cinéastes : le cristal parfait chez Ophuls, le cristal fêlé chez Renoir, le cristal en formation chez Fellini et le cristal en décomposition chez Visconti.

4.4 Les deux cinémas et leurs spectateurs

Deleuze exclut radicalement de son champ de réflexion le cinéma qui ne serait pas « créatif », mais ce mot, chez lui, a une acception très limitative. Le seul cinéma qui concerne et nourrit son travail philosophique est celui qu’il qualifie de « cinéma d’auteur », à une époque il est vrai où le mot était peut-être moins galvaudé et vague : « auteur, écrit-il, est une fonction qui renvoie à l’art ». Il rejette en bloc ce qu’il appelle le cinéma commercial, qui à ses yeux ne saurait relever de l’art, mais d’une pure « exigence du capitalisme, et de la rotation rapide des produits » qu’il entraîne. Il construit son concept d’image-cristal sur une poignée de films et de cinéastes dont on mesure aujourd’hui, avec le recul, l’étroitesse du canton dans le vaste champ du cinéma. On peut en faire une liste à peu près exhaustive : Rossellini, Antonioni, Resnais, Godard, Straub & Huillet, Syberberg, Robbe-Grillet, Fellini, Renoir, Ophuls, Visconti, et quelques rares autres.

Son refus de toute dimension de communication dans l’art fait que Deleuze rejette de son champ d’analyse tous les films qui ne relèvent pas du cinéma d’auteur tel qu’il le limite plus qu’il ne le définit :

Le critère majeur, à ses yeux, de toute œuvre véritable est ce qu’il appelle la « nouveauté » : « un grand film est toujours nouveau, et c’est ce qui le rend inoubliable ». Ce mot de « nouveauté » relève plus aujourd’hui du vocabulaire commercial et de la valorisation de la rotation des marchandises – que Deleuze abhorrait – que d’une quelconque délimitation théoriquement opératoire. C’est à ce sujet qu’il parle quand même indirectement du spectateur comme de celui qui éprouve devant un film « nouveau » une « émotion multipliée », le film créatif produisant « une libération de l’émotion, l’invention de nouvelles émotions, qui se distinguent des modèles émotifs préfabriqués du commerce ». S’il n’y a pas de sujet-spectateur, il y a quand même des émotions déclenchées par ces films élus.

Le seul film qui vaille, pour Deleuze, est celui qui fait appel au « cerveau créatif » du spectateur et non au « cerveau déficient d’idiot » sollicité par le cinéma commercial.

Sa pensée du cinéma repose sur un purisme radical qui lui fait rejeter de son champ de réflexion 99 % du cinéma, et de ses spectateurs. Même s’il concède, au passage, qu’« il n’y a pas d’art qui puisse vivre sans la condition d’un double secteur, sans la distinction toujours actuelle du commercial et du créatif ». La question reste ouverte de savoir si cette nécessité d’un double secteur est strictement d’ordre économique ou aussi, en partie, de l’ordre de la création elle-même.

Deleuze écarte de sa réflexion la question du statut même du cinéma, et de son impureté native entre art et industrie, entre formes nouvelles et codes partageables par le large public qui a toujours été le sien. Le cinéma, depuis son origine, n’a jamais été un art pur, dégagé de toute autre considération que celle de la création artistique.

Le risque était grand que ce « cinéma de voyant » ne trouve plus d’expression nouvelle et vivante dans les décennies qui ont suivi la publication des deux tomes de Cinéma et que la pensée cinéma de Deleuze ne soit plus applicable qu’à quelques auteurs et quelques films appartenant à un passé du cinéma révolu, sinon éteint. C’était d’autant plus probable que Deleuze, on l’a vu, ancre clairement la naissance de ce type de cinéma dans une situation historique précise, celle de l’après-guerre, et des effets de cette situation dans les consciences.

Heureusement pour l’actualité de la valeur d’usage de le pensée deleuzienne sur le cinéma, après les années 1980 où ces deux livres ont été publiés, le cinéma de voyant, de l’image-temps, a continué à être vivant dans certains nouveaux films, même si c’est dans un champ du cinéma toujours minoritaire. De nouveaux cinéastes comme Hong Sang-soo, Nobuhiro Suwa, Tsai Ming-Liang, Apichatpong Weerasethakul, Pedro Costa, pour n’en citer que quelques-uns, mais aussi des cinéastes des générations précédentes, comme Manoel de Oliveira, Abbas Kiarostami, Chantal Akerman, Jean-Luc Godard, et d’autres comme Terrence Malick, ont continué à réinventer dans leurs films cette « nouveauté » qui fait l’œuvre d’art selon Deleuze, et sous une forme relevant souvent du concept d’image-cristal. Il ne fait aucun doute que les films de Weerasethakul auraient été des exemples parfaits pour illustrer ce concept. Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est majoritairement en Asie, depuis les années 1990, que sont nés ces nouveaux « auteurs », au sens que Deleuze donnait à ce mot, l’Asie étant sans aucun doute la région du monde où l’Histoire est en train de bouger et de muter le plus rapidement et le plus radicalement, nécessitant le recours à des formes différentes de celles du cinéma mainstream pour les cinéastes qui veulent rendre compte de ce changement d’ère. D’une certaine façon l’histoire des formes se répète : le cinéma d’après les tables rases et les grandes mutations repart souvent de formes décapées, plus simples, plus originelles que celles du cinéma narratif dominant.

Dans le cas d’Oliveira et de Godard, c’est la liberté acquise, au cours d’une longue carrière, dans la conscience et l’exercice de leur art qui les a conduits à un détachement souverain par rapport aux formes et aux codes du cinéma dominant ambiant, en les exonérant des prétendues exigences de narration et de vitesse du cinéma contemporain.

4.5 Le spectateur, quand même…

Dork Zabunyan, dans son essai Les Cinémas de Gilles Deleuze (2011) tempère l’affirmation selon laquelle Deleuze aurait éliminé le spectateur de sa pensée du cinéma et préfère parler de suspens.

Les conditions de diffusion impitoyables du cinéma, de plus en plus soumises au profit immédiat, ont pour objectif premier de remplir les fauteuils des salles, sans attendre qu’un film ait le temps de trouver son public, et laissent de moins en moins de chance aux films qui exigeraient un spectateur curieux et ouvert à une expérience nouvelle du cinéma.

Pour Deleuze, le critique de cinéma peut jouer ce rôle de passeur entre les films et le public. Dans sa lettre à Serge Daney, qui préfaçait l’édition de son Ciné journal (1986), il dégage une fonction essentielle, à ses yeux, de la critique de cinéma, qui consiste à « gagner du temps, et conserver des traces en attendant », pour laisser le temps au public réel de rattraper le public virtuel postulé par le cinéaste. Le critique est celui qui veille au décalage entre ces deux publics, en étant réceptif au « supplément », qui excède la réception « normale » du film par ses spectateurs, et qu’il définit ainsi : « le supplément, c’est vraiment la fonction esthétique du film, précaire mais isolable dans certains cas et certaines conditions, un peu d’art et de pensée ». Deleuze attribue donc au critique de cinéma une capacité, en tant que spectateur « en avance » sur le public, d’échapper à la pure coalescence avec le film, et de porter sur lui un regard décalé, en légère déshérence, d’où il peut déceler le supplément esthétique qui en fait la nouveauté.

4.6 Le cerveau, c’est l’écran

Ce qui disqualifie, aux yeux de Deleuze, la psychanalyse et la linguistique, c’est « d’appliquer des concepts tout faits ». « Je ne crois pas, dit-il, que la psychanalyse, la linguistique, soient d’une grande aide pour le cinéma. » Il finira par poser comme perspective plus ouverte, et plus adéquate au cinéma, la biologie moléculaire du cerveau. La formule « le cerveau c’est l’écran » lui permet de réaffirmer en raccourci que le cerveau n’est pas le lieu où se projetterait le film dans la tête du spectateur, mais qu’il y a coalescence indissociable entre le cerveau et le film, abolissant ainsi l’idée même d’un spectateur comme conscience distincte du film et d’un sujet-spectateur comme foyer de la réception. Dans un entretien au sujet de 6 fois 2 de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville (1976), il réaffirme que les images ne sont pas dans la tête, dans le cerveau, mais que « c’est au contraire le cerveau qui est une image parmi d’autres ».

Quand Deleuze emploie le mot cerveau, c’est pour parler de « circuits cérébraux » et non du cerveau en tant qu’il relèverait d’une science organique. Ces circuits ne préexistent pas « aux stimuli, corpuscules ou grains qui les tracent ». Le cinéma, comme art qui met les images en mouvement, ne cesse de retracer, film après film, comme sur une ardoise magique, des circuits cérébraux inédits. L’importance du « vrai » cinéma, le cinéma créatif, serait sa capacité de tracer dans les cerveaux de nouveaux chemins, inédits, actuels, alors que le mauvais cinéma ne fait que repasser, inlassablement, par des circuits tout faits, s’adressant à ce qu’il appelle le « bas cerveau ». On retrouve finalement, dans cette croyance de Deleuze dans la biologie du cerveau comme voie nouvelle et spécifique pour l’approche du cinéma, les mêmes exclusions et les mêmes convictions qui animent sa pensée philosophique du cinéma : la séparation radicale du bon et du mauvais cinéma – le créatif et celui qu’il qualifie en bloc de commercial –, la nouveauté comme valeur absolue, le refus de prendre en compte le sujet-spectateur dans son acception psychanalytique.

Pour Deleuze, le cinéma, à sa naissance, a été pensé comme art mécanique et industriel, et atteint de ce fait à « l’auto-mouvement, au mouvement automatique ». « Un tel mouvement, poursuit-il, ne dépend plus d’un mobile ou d’un objet qui l’exécuterait, ni d’un esprit qui le reconstituerait. C’est l’image qui se meut elle-même en elle-même […] »

C’est seulement quand le mouvement devient automatique que l’« essence artiste » de l’image s’effectue : « produire un choc sur la pensée, communiquer au cortex des vibrations, toucher directement le système nerveux et cérébral ». Le spectateur de cinéma serait donc avant tout le capteur de ces vibrations émises par le film, et qui communiqueraient directement, sans le passage à un sujet central conscient, avec les circuits de son système nerveux cérébral.