La dispute avec mes parents qui a suivi a été terrible. On a crié pendant des heures, ou devrais-je dire, mon père et moi. Ma mère est restée assise là, silencieuse et pâle, choquée par notre comportement.
— Comment as-tu pu nous faire ça ? a lancé mon père. Après tout ce que nous avons fait pour toi, Simone. ! De quoi as-tu jamais eu besoin ou voulu que nous ne t’ayons pas donné ? Des fêtes, des vêtements, des vacances, la meilleure éducation possible que l’argent pouvait acheter ! Tu es pourrie gâtée. Horriblement. Penser que tu déshonores la famille ainsi ! Que tu te déshonores toi-même ! Un voyou, un criminel, un mafioso ! C’est répugnant. Je pensais que nous t’avions élevée mieux que ça. Je pensais que tu avais un peu de morale. C’est ce que tu veux pour toi ? Être la femme d’un gangster ? Jusqu’à ce qu’il te tue, ou que l’un de ses associés le fasse ? C’est ce que tu veux ? Te faire exploser par une voiture piégée ? Ou peut-être que tu aimes l’idée de rester assise sagement dans une maison achetée au prix du sang pendant que ton mari pourrit en prison !
Ses paroles sont comme des lames de rasoir, m’entaillant encore et encore dans chaque direction. Aucune n’est assez efficace pour me tuer, cependant je me sens affaiblie par le saignement.
Le problème est qu’il me hurle au visage mes propres pensées. Mes pires craintes.
— Même si tu te fiches ton avenir, comment peux-tu nous faire ça ? Après tout le travail que ta mère et moi avons accompli, tu entacherais notre nom et notre réputation ? Et ta sœur ? Tu penses qu’elle pourra garder son travail dans la banque quand ils sauront qu’elle a des liens avec la mafia italienne ? C’est égoïste ! Tu es complètement égoïste.
Je dois m’asseoir sur le canapé alors que ses paroles continuent de me marteler, encore et encore.
Ma mère prend enfin la parole.
— Simone, je sais que tu penses aimer cet homme…
— C’est le cas, Mama. Je l’aime.
— Tu ne sais pas encore ce qu’est l’amour, ma chérie. Tu es si jeune. Tu tomberas amoureuse tellement de fois…
— Non, Mama. Pas comme ça.
Je ne peux pas leur expliquer. Je ne peux pas leur expliquer que l’amour peut aller et venir, mais que mon lien avec Dante est éternel. Chaque centimètre carré de ma peau est cousu à lui. Mon cœur est dans sa poitrine et le mien dans la sienne. Je vois tout ce qu’il y a en lui et lui ce qu’il y a en moi.
Je sais que je suis jeune et stupide. Mais si je n’ai jamais été aussi sûre de quelque chose de ma vie, c’est ça : ce que je ressens pour Dante ne se reproduira jamais. Avec personne d’autre. Il est mon premier, dernier, et unique.
Maintenant, je suis vraiment prisonnière. Ils prennent mon portable, mon ordinateur. Je ne suis pas autorisée à sortir de la maison, pour une quelconque raison.
J’agonise de savoir qu’il doit essayer de m’écrire et de m’appeler. Je suis terrifiée de ce que mon père fera si Dante persiste.
Je pleure dans ma chambre jusqu’à être aussi sèche qu’un désert sablonneux. Je n’ai plus de larmes dans mon corps. Rien que des sanglots douloureux.
Ma mère m’amène des plateaux de nourriture et je les ignore.
Seule Serwa a le droit d’entrer dans ma chambre. Elle s’assoit près de moi sur le lit et me caresse le dos.
— C’était courageux de sa part de venir ici, dit-elle.
Elle, au moins, s’est forgé une opinion plus douce de Dante en le rencontrant.
— Je ne veux pas que tu t’en ailles, pleuré-je.
Elle est censée partir pour Londres dans quelques jours, pour commencer son nouvel emploi.
— Je reste, si tu veux.
Je le veux. Mais je secoue la tête.
— Non. Tu devrais y aller. Peut-être que Tata te laissera m’appeler.
— Bien sûr que oui, dit Serwa.
Je dors pendant des heures tous les jours. Je ne sais pas pourquoi je suis si fatiguée. Ce doit être la détresse épaisse et noire qui m’étouffe.
J’essaie de manger la nourriture que ma mère m’amène, pour ne pas être trop malade ou avoir le vertige, malgré tout une fois sur deux je me remets à vomir.
Une nuit, j’entends du brouhaha dans le jardin, des hurlements et des bagarres. Je ne peux rien voir par ma fenêtre, mais je suis sûre que c’est Dante qui essaie de s’infiltrer pour me voir. Mon père a augmenté le système de sécurité. Dante ne parvient pas à passer. Je suppose qu’ils ne l’ont pas attrapé non plus, puisque mon père serait déjà en train de s’en vanter.
Dante sait-il que je suis prisonnière ici ? Sait-il à quel point j’ai envie de lui parler, ne serait-ce qu’une minute ?
Ou pense-t-il que j’ai cédé à mes parents ? Que je vais l’abandonner comme ils le souhaitent ?
Je ne le lâche pas.
Et pourtant…
Si je suis franchement honnête…
Je n’essaie pas non plus de m’échapper.
Ce n’est pas parce que je suis malade et misérable. J’ai l’impression d’être en équilibre sur la lame d’un couteau, et que de chaque côté, une chute de trois kilomètres dans le vide m’attend.
C’est un choix impossible entre Dante et ma famille. L’un ou l’autre, je perds quelque chose de précieux. Une partie de moi.
Je ne sais pas quoi faire. Plus je reste en équilibre sur cette lame, plus elle s’enfonce dans ma chair, me coupant en deux.
Au final, ça devient un choix totalement différent.
Serwa rapporte un bol de glace dans ma chambre. Il est dix-neuf heures, huit jours après le dîner désastreux.
Elle pose le bol sur mes genoux. Menthe aux pépites de chocolat, ma préférée.
— Tu dois manger quelque chose, onuabaa.
Je remue la glace dans le bol ; elle commence déjà à fondre. Le vert est criard.
Je prends une bouchée, puis la repose.
— Ça n’a plus le même goût.
Serwa fronce les sourcils. Elle est toujours sensible aux signes de maladie chez les autres, parce qu’elle-même a constamment été souffrante. Elle est en général la première à m’amener une compresse chauffante quand j’ai des crampes lors de mes règles, ou à me prêter un inhalateur lorsque j’ai froid.
— Tu m’as l’air pâle.
— Je suis à peine sortie de la chambre de la semaine, répliqué-je. Il n’y a pas de soleil ici.
Je sais que je suis maussade. Serwa est censée partir demain pour Londres. Je devrais lui demander si elle veut qu’on se roule en boule et qu’on regarde un film, ou si elle a besoin d’aide pour ses valises.
Avant que je puisse le faire, elle se lève brutalement.
— Je dois filer à la pharmacie. Je reviens de suite.
— Pourquoi tu n’envoies pas Wilson ?
— Je reviens, répète-t-elle.
Je m’étends sur le lit à nouveau, trop fatiguée pour m’inquiéter de la raison pour laquelle elle a besoin d’y aller là, tout de suite. En fait, je suis un peu jalouse qu’elle puisse faire des courses quand elle veut alors que je suis coincée ici, surveillée H24.
Elle revient une heure plus tard, avec un sachet plastique de la pharmacie.
— Simone, lance-t-elle avec hésitation. Je pense que tu devrais faire ça.
Elle me tend une boîte rectangulaire.
C’est un test de grossesse. Je le scrute d’un air hébété, puis fronce les sourcils.
— Je n’ai pas besoin de ça.
Dante et moi n’avons couché sans protection qu’une seule fois. Ce serait vraiment improbable que je sois tombée enceinte à ce moment-là.
— S’il te plaît, demande-t-elle doucement. Pour ma tranquillité d’esprit.
Je lui prends la boîte des mains. Je ne veux pas faire ce test. C’est humiliant et je suis déjà assez stressée. Mais la vue de ce test a instillé un soupçon de doute dans mon esprit.
J’ai été fatiguée, migraineuse, nauséeuse…
J’essaie de me rappeler mes dernières règles. Les dernières semaines ont défilé à une telle vitesse, que je ne me souviens pas de les avoir eues ce mois-ci, ou celui d’avant. Je n’ai jamais été très régulière.
Je prévois d’uriner sur ce bâton juste pour m’en assurer. Pour montrer à ma sœur qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter, mis à part du millier d’autres soucis que j’ai déjà.
Je me rends dans ma salle de bain attenante, qui n’est plus aussi rangée et étincelante que d’habitude. Je n’ai pas laissé entrer la femme de ménage pour qu’elle nettoie. Il y a des serviettes mouillées sur le sol et des éclaboussures de dentifrice sur le miroir. Mes produits de maquillage sont éparpillés partout sur le comptoir, et la poubelle déborde.
Je m’assois sur les toilettes pour lire les instructions. C’est assez simple : retirer le bouchon de l’indicateur, uriner sur le bout du bâton, et attendre quatre-vingt-dix secondes.
Je suis les étapes, essayant de réfléchir à ce qu’il se passerait si j’étais enceinte. Quel désastre ce serait.
Même l’odeur de ma propre urine me retourne l’estomac. Je peux à peine me lever pour remettre le bouchon sur le test et poser ce dernier sur le comptoir à côté de l’étalage de pinces à cheveux et de rouges à lèvres à moitié utilisés.
Je me regarde dans le miroir, remontant mon T-shirt trop grand pour examiner mon corps.
J’ai l’air d’être toujours la même personne. Pas de renflement sur mon ventre. Pas de transformation de silhouette.
Même mes seins n’ont pas changé. Je les presse pour voir s’ils me semblent plus pleins, mais ils me paraissent normaux, même si un peu douloureux.
Ça ne fait pas encore quatre-vingt-dix secondes. Je m’en fiche. Je prends le bâton pour me prouver que tout ce délire est ridicule.
Je vois une seule ligne rose verticale. Négatif.
Puis, là, juste devant mes yeux, une deuxième barre commence à se dessiner. Comme de l’encre invisible sous la lumière, elle éclot sur le coton blanc immaculé, grandissant et devenant de plus ne plus sombre.
Les deux lignes roses forment une croix. Un signe plus. Positif.
Le test quitte mes doigts gourds et tombe dans le lavabo.
Serwa l’entend et vient jusqu’à la porte.
Ses grands yeux se baissent sur le test, puis sur mon visage.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? demande-t-elle.
Je secoue la tête en silence. Je n’en ai aucune idée.
— Il faut le dire à Mama.
— Non ! répliqué-je un peu trop vivement.
Si on lui dit, elle le répétera à notre père. Et il sera furieux. Je ne peux même pas imaginer son degré de colère.
Non, il n’y a qu’une personne vers laquelle je veux me tourner maintenant : Dante.
— Tu dois récupérer mon téléphone, supplié-je Serwa. Je dois lui parler.
Elle plisse nerveusement les lèvres.
— Je sais où il est.
Elle repart pour aller le voler. Dès que je me retrouve seule dans ma chambre, la réalité de la situation s’écrase sur moi.
Enceinte. Je suis enceinte. Il y a un tas de cellules qui pousse et se divise en moi.
Ça paraît impossible, et pourtant c’est la chose la plus réelle et immédiate au monde.
Les murs de ma chambre semblent foncer sur moi comme une boîte qui s’écroule avant de reculer en vitesse à nouveau. Je m’assois sur le tapis, transpirante et tremblante. Je respire trop difficilement, trop rapidement. Mon cœur remonte dans ma poitrine. Je pense que je vais mourir…
Qu’est-ce que je vais faire ?
Qu’est-ce que je vais faire ?
Qu’est-ce que je vais faire ?
— Simone ! crie Serwa en se laissant tomber près de moi. Elle glisse un bras autour de mes épaules, attirant ma tête contre sa poitrine.
Je pleure encore. Ma réserve de larmes s’est rechargée suffisamment pour que mon visage soit trempé à nouveau.
Serwa place le portable dans mes mains. L’écran est fissuré. Je ne sais pas si mon père l’a lâché ou jeté sous la colère.
Par chance, il s’allume encore. Je vois cinquante-sept appels manqués et une dizaine de messages de Dante.
J’allais l’appeler de suite, mais je pleure trop. J’envoie un message à la place.
Je dois te parler. Retrouve-moi à minuit, au belvédère du parc.
Il sait duquel je parle. On s’est promenés à Lincoln Park ensemble. On s’est assis dans ce belvédère, on s’est embrassés et on a discuté pendant des heures.
Il ne faut qu’un instant pour qu’il réponde, comme s’il avait tenu son portable en main, scrutant l’écran.
Dante : Simone ! J’ai essayé de t’appeler. J’ai essayé de venir te voir.
Simone : Je sais.
Dante : Est-ce que ça va ?
Mes mains tremblent tellement que je peux à peine taper.
Simone : Oui. Viens au belvédère. Minuit. C’est important. Je dois te voir.
Dante : J’y serai. Promis.
Je rends le portable à Serwa pour qu’elle puisse le remettre dans la cachette de mon père, quelle qu’elle soit.
— Comment vas-tu réussir à sortir ? me demande ma sœur.
— J’ai besoin de ton aide.