19

Simone

Peut-être que si je n’avais pas eu si froid ce soir-là, j’aurais fait un choix différent.

Peut-être que si je n’avais pas été si malade à Londres…

J’ai fait une hyperémèse gravidique durant ma grossesse, vomissant vingt, trente fois par jour. Je me suis amaigrie. Je n’étais qu’un sac d’os. Les médecins ont branché une perfusion permanente à mon bras pour que je ne meure pas de déshydratation.

J’ai été hospitalisée au second semestre.

Le bébé est né tôt au troisième, à trente-quatre semaines. Il était tout petit. Seigneur, tellement, tellement minuscule, seulement deux kilos trois cent vingt ! Il n’a pas pleuré à sa sortie. Il était bleu et flétri. À peine en vie.

La naissance a été cauchemardesque. Ils m’ont donné du protoxyde d’azote, mais j’ai mal réagi. J’ai commencé à avoir des hallucinations ; je pensais que les infirmières étaient des démons et qu’elles essayaient de me déchirer. Je croyais que le médecin était un monstre avec un masque humain.

J’ai cru que Dante était venu à l’hôpital, mais il s’était contenté de rester à la porte, me fusillant du regard. Je le suppliais de me pardonner pour être partie. Pour ne pas lui avoir parlé du bébé. Il ne disait rien, il ne faisait que me scruter avec cette expression froide et furieuse.

Après la naissance, quand j’ai enfin retrouvé mes esprits, je crois que c’est la seule chose que j’ai vue qui était vraie : Dante ne me pardonnera pas pour ça, si jamais il l’apprend. Jamais.

Mes parents arrivent à l’hôpital. Ils n’ont pas su pour ma grossesse, j’ai fait jurer Serwa de ne rien dire. Ma mère pleure et me demande pourquoi j’ai gardé un si terrible secret. Mon père se renfrogne et demande à savoir si Dante est conscient de ce qu’il m’a fait.

— Non, murmuré-je. Je ne lui ai pas parlé. Il ne sait rien.

Parce que le bébé était si petit et avait du mal à respirer, il a été placé en soins intensifs néonatals, dans un incubateur. Je l’ai à peine vu ou tenu dans mes bras. Tout ce que je sais, c’est qu’il a plein de cheveux bouclés et un corps tout petit et flasque.

Les infirmières continuent à me donner des médicaments et je dors tout le temps. Quand je me réveille, le bébé n’est jamais dans ma chambre.

Le troisième jour, mes parents sont assis près du lit quand j’ouvre les yeux. Il n’y a personne d’autre dans la pièce, pas de personnel ni ma sœur.

— Où est le bébé ? demandé-je.

Ma mère jette un regard à mon père. Son visage est pâle et crispé.

Ils sont tous les deux bien habillés. Elle porte un ensemble blazer jupe, et lui un costume. Comme s’ils devaient se rendre à un évènement. Ou peut-être que c’est ça, l’évènement.

Je me sens dégoûtante en comparaison. Sale, négligée, dans ma blouse d’hôpital en coton bon marché.

Je me demande si les autres gens ressentent ça par rapport à leur propre famille. Indignes.

— Nous devons parler de ce que tu prévois de faire, dit ma mère.

— Au sujet de quoi ?

— De ton avenir.

Ce mot était telle une étincelle pour moi, avant. Maintenant, il semble creux et terrifiant. Comme un long couloir sombre qui ne mène nulle part.

Je reste silencieuse. Je ne sais pas quoi dire.

— Il est temps de remettre ta vie sur les rails, me dit mon père.

Sa voix est mesurée, cependant son visage est austère et ferme. Il ne me regarde pas avec colère… mais avec déception.

— Tu as pris de bien mauvaises décisions, Simone. Il est temps de redresser la barre.

Je déglutis, la bouche sèche.

— Comment ça ?

— Voilà ce qui va se passer. Ta sœur va adopter le bébé en privé, discrètement. Elle le présentera comme son enfant. Elle l’élèvera comme son enfant. Tu iras à Cambridge pour le semestre d’hiver. Tu obtiendras ton diplôme. Tu trouveras un travail. Tu ne parleras à personne de ton indiscrétion à Chicago. Tout ce chapitre affreux de ta vie sera derrière nous.

Je reste étendue là en silence pendant qu’on me submerge de ces déclarations bizarres.

— Je veux voir mon fils.

— Ce n’est pas possible, répond mon père.

— Où est-il ?

— Tu n’as pas besoin de t’inquiéter de ça.

— Où est-il ?! hurlé-je.

— Il est déjà rentré avec Serwa, intervient ma mère pour essayer de me calmer. On s’occupe très bien de lui. Tu sais que ta sœur a toujours été douée avec les enfants.

C’est vrai. Serwa les adore. Elle m’a pratiquement élevée.

Ça ne me fait pas me sentir mieux pour autant. Je veux voir mon bébé. Je veux voir son visage.

— Je ne l’abandonnerai pas, sifflé-je à l’intention de mon père.

Il me regarde droit dans les yeux, ses yeux sombres aussi colériques que les miens.

— Tu crois que tu peux t’occuper d’un enfant ? crache-t-il. Tu n’as pas un centime à ton nom que je ne t’ai pas donné. Comment vas-tu le nourrir ? Où vas-tu vivre ? Je ne te soutiendrai pas si tu décides de jeter ta vie aux ordures. Quel genre de mère serais-tu de toute façon ? Tu es toi-même un enfant. Regarde-toi. Tu peux à peine sortir de ce lit.

Plus gentiment, ma mère rajoute :

— Simone… Je sais que tu tiens à ce bébé. Plus qu’à tes propres désirs égoïstes. Tu n’es pas à un moment de ta vie où tu peux avoir un enfant. Plus tard, oui, mais maintenant… Tu n’es pas prête pour ça. Ce ne serait pas dans son intérêt. Et pense à ta sœur…

— Quoi, ma sœur ?

— Serwa n’aura jamais d’autre chance d’avoir un bébé.

C’est la première chose qu’ils disent qui me fait mal au cœur. Toutes leurs paroles avant ça n’ont été rien d’autre que de la poussière que j’avais prévu de balayer. Mais ça… ça me fait mal.

Ma mère me regarde avec ces doux yeux bleus.

— Elle l’aime déjà.

— Tu dois lui offrir ça, ajoute mon père. Laisse-la élever le bébé. Laisse-la avoir ça. Tu as le reste de ta vie devant toi. Serwa, non. C’est sa seule chance.

De tous les angles qu’ils ont utilisés pour m’attaquer, c’est celui qui affecte mon point le plus vulnérable.

Peut-être que j’aurais pu résister aux menaces de répudiation, à la peur d’élever mon enfant seule, dans la pauvreté.

— Regarde.

Ma mère tend son téléphone. Sur l’écran se trouve une photo de ma sœur dans une chaise à bascule, avec un petit paquet dans les bras. Je ne peux pas voir le visage du bébé, car il est enroulé dans une couverture et un bonnet tricoté, la tête tournée vers elle.

Mais je peux voir le visage de Serwa.

Je la vois baisser les yeux sur mon fils avec gentillesse, amour… et pure joie. C’est la première fois que je la vois ainsi heureuse.

Et c’est la première fois que je me trouve si misérable.

Dans ce moment de faiblesse, toujours avec mes points et saignant de l’accouchement, la tête noyée par les médicaments… j’accepte.

Je signe les papiers.

J’abandonne mon fils.

Et je m’écroule, au fin fond d’un puits obscur. Une dépression si profonde que je pense que je ne vais jamais remonter.

La tristesse m’accable pendant des années.