Je roule jusqu’au cabinet d’avocats de Riona pour déposer les documents dont elle a besoin pour notre nouvel octroi de crédit d’affaires. Riona est la fille aînée des Griffin. Sa famille et la mienne se sont associées pour le développement de South Shore. Elle gère les aspects légaux de notre nouvelle entité commerciale commune.
Ce n’est pas le genre de cas dont elle s’occupe d’habitude. En fait, elle a commencé comme avocat de la défense, gardant les soldats Griffin hors de problèmes quand ils géraient les côtés les moins savoureux de la mafia irlandaise.
Elle m’a tiré du pétrin quand j’ai été arrêté après une fausse accusation de meurtre.
C’était assez ironique putain, de me retrouver à la prison du comté de Cook pour un crime que je n’avais en fait pas commis. Après toutes les choses que j’ai faites pendant des années sans me faire attraper… Je ne m’attendais pas à me faire piéger pour avoir tiré sur un mec lambda à deux balles.
Quoi qu’il en soit, Riona m’a aidé, et je n’ai pas oublié. Je lui en dois une. Plusieurs, probablement.
Son frère a épousé ma petite sœur, donc nous sommes déjà de la même famille. Désormais, nous sommes amis. Je la retrouve pour le déjeuner quelques fois, lorsque je ne suis pas loin de son bureau. Et de temps en temps, quand elle est vraiment énervée contre quelque chose, on va courir ensemble. Elle en a besoin, en règle générale. Riona est toujours tendue comme un string.
Aujourd’hui ne fait pas exception. Elle se presse hors de son bureau avec les joues d’une teinte rouge vif, ce qui ressort sur son visage normalement très pâle. Ses cheveux roux sont tirés en arrière dans un chignon élégant, et elle porte sa tenue d’avocat casse-couilles habituelle : un tailleur-pantalon bleu marine et un chemisier en soie couleur crème.
— Salut ! dit-elle quand elle me repère. J’allais prendre un café en bas. Tu veux venir ?
— Bien sûr. J’ai ramené ça.
Je lui tends les documents.
— Oh, merci, dit-elle en y jetant un œil pour s’assurer que je n’ai rien oublié.
Je ne me vexe pas, je sais que c’est son truc de vérifier deux fois, parce qu’elle ne croit pas qu’on puisse être aussi méticuleuse qu’elle.
— Je vais les déposer à mon bureau d’abord.
Je la suis dans le couloir vers la pièce d’angle privée. Je suis venu ici quelques fois. On dirait plus un salon chic en plein Manhattan qu’un bureau : des murs gris étain, des imprimés d’art moderne, une sculpture bizarre qui ressemble à un système solaire. Je veux dire, c’est super stylé, mais c’est froid et intense, un peu comme Riona elle-même.
Elle pose les papiers sur son bureau. Je remarque qu’elle aligne le bord du dossier avec le coin du meuble, même si elle va le bouger encore dès qu’elle va revenir.
— C’est Abigail Green qui t’a donné ces accords de location ? demande-t-elle.
— Oui.
— Elle est très… obstinée, n’est-ce pas ?
— Elle est douée pour son boulot, répliqué-je vivement.
— Je parie qu’elle est douée pour d’autres choses….
— Je ne couche pas avec elle.
— C’est dommage. J’aurais peut-être dû pour la pousser à baisser sa commission d’un point.
— Nan. Tu vas juste utiliser tes embrouilles habituelles d’avocat… Une attaque incessante d’arguments jusqu’à la forcer à se soumettre.
Riona sourit.
— Tu me connais tellement bien.
— Tu es sortie de cette réunion chauffée comme jamais.
— Oh, ça, se renfrogne-t-elle. C’est cette affaire sur laquelle je travaille… l’autre avocat a posé tout un tas de motions. Il essaie de m’agacer pour me forcer à abandonner.
Il ne la connaît pas, alors.
— Tu veux que je le tue pour toi ?
— S’il continue de m’énerver, peut-être… D’ailleurs, merci de ne pas mettre ça dans un SMS la prochaine fois.
— Pas de trace écrite. J’ai retenu la leçon, dis-je en tapotant mon doigt sur ma tempe. Je peux t’imaginer être citée à comparaître à cause de tes enregistrements téléphoniques. Ils te mettraient à la barre et demanderaient : « Melle Griffin, pouvez-vous lire à la cour votre conversation du vingt-huit septembre avec M. Gallo ? »
Elle éclate de rire, jouant le jeu.
— Eh bien, M. le juge, il est écrit : « Veux-tu que je le tue pour toi ? » et j’ai répondu : « Oui, s’il te plaît… lentement, avec une pioche. » Mais c’était pour rire, votre honneur. Le fait qu’il ait glissé et soit tombé sur une pioche plus tard ce soir-là était une totale coïncidence…
Nous descendons au café du rez-de-chaussée de son immeuble. C’est un espace lumineux et propre, avec des pâtisseries livrées trois fois par jour. Ils servent les commandes en quelques minutes, ce qui est un must pour tous les avocats toujours pressés. Le cabinet de Riona partage le bâtiment avec plusieurs autres firmes, donc tout le monde ici a l’air occupé, grognon et prêt à déposer une injonction s’il n’y a pas la bonne quantité de mousse dans leur latte.
Je commande un sandwich, Riona un café et un croissant. Quand j’essaie de payer pour les deux, elle me coupe dans mon élan, sa carte de crédit déjà prête.
— Je dois t’inviter, déclare-t-elle sur un ton détaché. Je vais essayer de te cirer les pompes.
— Ça sent mauvais.
— Ce n’est pas si terrible…
— Je parie.
Je la suis à la table la plus proche. Elle s’assoit en face de moi, croisant les bras devant elle d’une telle façon que je sais qu’elle est sur le point de me faire son speech.
— Mon frère va parler à un meeting, annonce-t-elle. Pour la Fondation de la Liberté. J’ai besoin que tu gères la sécurité pour l’évènement. Tu travailleras avec l’équipe du maire.
— D’accord… dis-je en me demandant en quoi c’est une faveur. Je ne suis pas un expert en sécurité …
— Je sais. Je veux juste que quelqu’un de notre famille soit là. L’équipe qu’ils ont engagée va être concentrée en priorité sur le maire et sur l’intervenant. Je veux que quelqu’un garde un œil sur Callum.
C’est son grand frère, celui qui a épousé Aida. J’ai autant de raisons que Riona de le garder en sécurité. C’est pour ça que j’attends encore que la sentence tombe.
Le barista arrive avec le croissant de Riona et mon sandwich. Je prends une grosse bouchée de mon bacon-salade-tomate. Riona ne touche pas à sa viennoiserie, voulant d’abord terminer notre conversation.
— C’est samedi, continue-t-elle. Tu devras superviser l’organisation. Le maire veut s’assurer qu’on soit méticuleux parce que l’intervenant a reçu plusieurs menaces de mort ces derniers mois.
— Qui est-ce ? demandé-je franchement.
Riona ne passe pas par quatre chemins.
— Yafeu Solomon.
Je repose mon sandwich.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.
— Tu n’as pas à lui parler. Il ne te verra probablement même pas.
Riona est consciente de mes précédents échanges avec la famille Solomon. Elle est une des seules qui soit au courant.
Je réfléchis.
Si n’importe qui d’autre me demandait, j’aurais simplement refusé. Je n’ai aucun intérêt à me retrouver en présence de Yafeu Solomon, et encore moins à le protéger. En fait, si je voyais un assassin courir vers lui avec un couteau, je serais tenté de faire un pas de côté.
Mais je dois une faveur à Riona.
C’est pour ça qu’elle me le demande. Un bon avocat ne pose jamais une question dont il n’a pas déjà la réponse.
Je soupire.
— Qui dois-je contacter au bureau du maire ?
Riona s’autorise un sourire, juste une seconde, ravie d’avoir réussi à m’enrôler.
— Il s’appelle John Peterson, dit-elle en m’écrivant son nom par message. Il attend ton coup de fil.
J’ai presque envie de rire.
— Bien évidemment.
— Tu sais que j’aime quand les choses sont en ordre, dit-elle avant de vérifier sa montre. Je ferais mieux de remonter.
— Tu n’as rien mangé.
— Je le prends avec moi.
Elle emporte le croissant dans une serviette en papier afin de garder les doigts propres, puis boit une gorgée de son café.
— Merci, Dante.
— Combien de faveurs je te dois encore avant qu’on soit quittes ?
Elle rit.
— Je n’en sais rien… Qu’est-ce que ça vaut, vingt-cinq ans à vie en prison ?
— Je suppose une ou deux de plus.
Elle me salue rapidement et retourne vers les ascenseurs.
Je reste là pour finir mon sandwich. Ça ne sert à rien de gâcher la nourriture.