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Simone

Quand je reviens à la chambre d’hôtel, j’espère retrouver Henry en train de travailler sur ses devoirs avec Carly. Seul.

Pas de chance, mes parents sont assis à côté d’eux dans le petit salon de la suite, mon père en train de lire et ma mère de dessiner dans un carnet à reliure de cuir.

Ils lèvent tous les deux les yeux quand j’entre dans la pièce avec mon T-shirt « I Love Chicago », mon short et mes claquettes.

— Où étais-tu passée ? demande ma mère, les sourcils levés.

Elle pense sans aucun doute que j’ai été enlevée par un bus de tourisme et forcée à visiter la ville toute la matinée.

Mon père est plus soupçonneux. Ses yeux se posent sur les sandales à talons que je transporte. Au moins, j’ai eu le bon sens de jeter la robe déchirée. Toutefois, il sait reconnaître les gens qui ont découché.

Je ne vais pas rentrer dans leur jeu, néanmoins. Je suis une adulte, je n’ai pas à rapporter mes activités comme quand j’avais un couvre-feu. Si je veux rester dehors toute la nuit, c’est mon problème.

Ignorant la question de ma mère, je précise :

— Carly, quand tu en auras terminé avec ce devoir, j’emmène Henry se promener. Tu pourras prendre le reste de ta journée.

— Eh bien, merci, dit-elle en souriant. J’ai repéré un bar à sushis en bas de la rue et il m’appelle depuis.

C’est une fille charmante. Le visage recouvert de taches de rousseur, amical, acceptant toujours de vous faire plaisir pour s’accorder à mon emploi du temps étrange. Elle est bonne avec Henry, et je lui serai à jamais reconnaissante pour ça. Mais à la fin de la journée, je reste sa patronne, pas sa copine. Parfois, l’avoir avec nous me rappelle que Serwa me manque.

— Qu’est-ce qu’on va faire, alors ? songe ma mère. On pourrait aller au parc ensemble ?

— Désolée, dis-je doucement. J’ai besoin de passer un peu de temps seule avec Henry aujourd’hui.

— Oh. Bien sûr.

— On pourra l’emmener demain, en revanche.

— Demain ce sera parfait. Elle sourit.

Je vais dans ma chambre pour me changer.

Mon cœur bat rapidement. J’ai imaginé cette conversation des centaines de fois, cependant elle est toujours restée théorique… un jour lointain dans l’avenir. Plus aujourd’hui.

Henry est déjà habillé ; il porte un short de basket et un T-shirt avec une casquette des Lakers enfoncée sur ses boucles. Il déteste se peigner, donc il préfère mettre quelque chose sur la tête à la moindre occasion. Ses vêtements ne sont pas vraiment assortis, mais pas loin. Il devient meilleur pour choisir ses tenues tout seul.

Je n’arrive pas à croire que cet humain autonome que j’ai fait a déjà ses propres préférences en matière de couleurs et de motifs. Il exècre la sensation du jean et ne porte exclusivement que des shorts ou des joggings. Ses pieds ont l’air énormes dans ses sneakers. On fait déjà la même taille.

Le voir me fait mal au cœur. J’adore sa façon de s’avachir, de marcher. Son petit sourire endormi.

C’est ce que je ne savais pas sur le fait d’avoir des enfants : c’est comme retomber amoureux. Vous adorez tout au sujet de cette petite personne. Ils sont plus importants pour vous que vous-même.

Je ne savais pas non plus qu’avoir Henry me lierait encore plus à Dante. Chaque fois que je regarde mon fils, je vois des parties de lui. Sa taille. Ses mains. Ses yeux sombres. Son intelligence. Sa concentration. En vieillissant, je ne doute pas que sa voix s’approfondira comme celle de son père.

Henry est le plus beau cadeau que j’ai jamais reçu. Il est la meilleure chose dans ma vie. C’est Dante qui me l’a donné. Nous avons conçu ce garçon ensemble… qui selon moi, est l’humain le plus beau et parfait jamais créé.

Ce sentiment est partial. Dante ne sait même pas que nous avons un enfant ensemble. Mais je lui serai reconnaissante toute ma vie pour Henry.

Je n’aurais jamais d’autre enfant avec un autre homme. Je l’ai su dès que Henry a commencé à grandir. J’ai vu à quel point il était beau, puissant et déterminé. J’ai senti cet étrange sens de la destinée, que j’avais créé le fils le plus incroyable du monde. La merveille qu’est Henry est la preuve que Dante et moi formons une association parfaite. Je ne pourrais jamais avoir de bébé avec qui que ce soit d’autre.

Ce sont des croyances folles, je le sais. Dante a été le seul pour moi. Le seul et l’unique. Et qu’on se remette ensemble un jour ou jamais, personne d’autre ne prendra sa place.

Comment exprimer ça à Henry, dans sa forme la plus simple ?

Il mérite de connaître son père. Il méritait de le connaître depuis le début. J’ai eu tort de laisser ça s’éterniser.

Pourtant, après tout ce temps, je ne suis pas préparée. Je ne sais pas comment lui expliquer tout ça. Et je suis sacrément terrifiée.

J’emmène Henry au bord de l’eau. On loue des vélos et on roule le long du lac sur quelques kilomètres. Le sentier est plein de joggeurs, promeneurs, cyclistes, skateurs. Mais aussi des gens en scooter, avec des poussettes ou des rollers.

Je laisse Henry passer devant. Les vélos de locations sont simples, avec trois vitesses, de larges guidons et des selles banane. C’est difficile de suivre le rythme alors qu’il pédale follement, le vent fouettant son visage. Sa casquette s’envole de sa tête et par miracle, je parviens à tendre le bras et à la rattraper dans les airs. Henry se retourne et me sourit, m’interpellant :

— Bien joué, maman !

Quand je vois un stand de crème glacée devant, je lui dis de s’arrêter. On commande des cornets pour les manger sur le sable. Le parfum du mien est cheesecake à la fraise. Le sien est à la vanille, comme toujours.

Il lèche sa glace qui commence déjà à fondre. Il ne fait pas chaud dehors, mais il y a du soleil.

— De quoi tu voulais me parler ? demande-t-il.

— Comment sais-tu que je voulais parler ?

— Parce que tu ne voulais pas que mamie nous accompagne.

— Oui.

Je prends une profonde inspiration.

— Tu te souviens que je t’ai dit que ton père vivait dans un autre pays ?

— Oui, répond-il calmement.

Je lui ai raconté ça il y a quelques années. Il venait juste d’entrer à l’école internationale à Madrid. J’ai supposé que les autres enfants l’ont interrogé sur son père, parce qu’il est rentré à la maison en posant des questions aussi.

— Eh bien, il vit ici. À Chicago.

Il me jette un regard, curieux. Il n’a pas l’air inquiet, mais ça l’intéresse.

— Ici ?

— Oui. En fait…

— Tu l’as vu l’autre jour. C’est l’homme qui est venu dans notre chambre d’hôtel.

— Le grand type ? Avec les cheveux noirs ?

— Oui.

— Oh.

Il continue à manger sa glace. J’observe son visage, essayant d’interpréter comment il prend la nouvelle.

Étonnamment, il n’est pas surpris. Il est extraordinairement calme. Il ne montre pas souvent d’émotions fortes.

— C’est qui ? demande-t-il enfin.

— Il s’appelle Dante Gallo.

— Est-ce qu’il est venu à l’hôtel pour me rendre visite ? s’enquit-il un peu confus.

— Non. Il ne sait pas que tu existes, pas encore. Je…voulais te parler d’abord.

Henry termine la glace en haut de son cornet et commence à mâchonner le cône lui-même. Notre conversation ne sape pas du tout sa faim.

— Veux-tu le rencontrer ?

— C’est bon, c’est fait.

— Je veux dire, aimerais-tu lui parler ?

Il y réfléchit, mâchonnant, puis hoche la tête.

— Oui.

— Ça pourrait changer les choses, dis-je en mordillant l’ongle de mon pouce.

Je n’ai pas du tout touché ma glace, et elle fond sur le cône, gouttant sur le sable. Je n’aurais pas dû m’en acheter une, je suis trop anxieuse pour manger.

— Changer quoi ?

— Juste… tu pourrais lui rendre visite parfois. Ou habiter chez lui.

Je sais que ce concept pourrait sembler intimidant, et je n’ai pas envie d’influencer sa décision. Je veux tout de même être honnête avec lui. Parler de Dante à Henry, c’est comme ouvrir la boîte de Pandore. Je ne peux pas prédire ce qui va en sortir.

Henry y réfléchit.

— Il est mon père ? C’est sûr ?

— Oui. Sans aucun doute.

— D’accord, alors, rétorque-t-il en haussant les épaules.

Je soupire, mes épaules soulagées de leur posture crispée. Cette partie est faite, au moins.

Quand Henry était petit, il avait l’habitude de me poser des questions sur son père. Sa couleur préférée, s’il avait un chien, à quoi il ressemblait…

Maintenant, il me pose un autre genre de questions.

— Pourquoi ne sait-il pas que j’existe ?

— C’est compliqué. Tu sais que j’étais très, très jeune quand je t’ai eu. Ton père était jeune aussi. Nos vies étaient différentes à l’époque. Maintenant… maintenant, on est plus vieux. Les choses ont changé.

À quel point ont-elles changé ? Qu’est-ce qui est différent et qu’est-ce qui est pareil ?

Dante a changé, et moi aussi, mais j’espère que nos sentiments l’un pour l’autre ont perduré…

J’ai peur. J’ai peur de lui révéler la vérité ce soir et de ruiner toute chance de renouer avec lui.

Tout ce que je peux vraiment espérer, c’est qu’il aime son fils malgré tout. Henry le mérite, moi non.