LE CERCLE

1

ai dit :

c’est

le peuple haillon au pas traîné

le premier par la traverse

à faire son entrée

au cercle sabbat des taïgas

le martèlement les chocs tambours

sourds aux corps les ceintures

les outils portés comme des croix

douloureux compagnonnage

métiers des misères travaillées

aux porteurs d’eau les mains

et les épaules sciées et

les centaines d’autres

tailleurs de pierre bûcherons

scieurs de long la masse

les sales

les gueux et les robineux

aux verbes chieurs

virelangues et languàsacres

soulevées au bout des chaînes

hier aujourd’hui demain

peuple haillon au pas traîné

résigné et muet

observez leur errance

en cercle autour du cercle

leur geste leur regard

2

tu tends la conscience du moment

au corps des choses

à leur soumission

tu te projettes

si loin au centre

tu ne vois plus la mesure

et nous

nous les reconnaissons tous

ils ne feront rien

seulement

tourner autour

tourner si près

tout autour

du vide entropique

où tu vois de l’attention

nous voyons de la fuite

et entendons les chaînes

s’agiter au fouet des maîtres

mais aucune révolte

que des pas dociles

3

ai dit :

avant que ne recrache la forêt

la vieille bête roussie

aux yeux pissés de feu

et bordés de lumières vives

lynxlynx a ouvert la gueule

sa voix a feulé la nôtre

hume l’air hume la

fumée la terre et le bois

lynxlynx alors

dans le cercle avec ses osselets

ses peaux une carcasse carcajou

craquée sous ses pieds

roulée ouverte dans le sable

vous m’avez pris la main

la poussière sur sa veste

de cuir de brindilles

sa voix rauque

le cercle

appelé à être élargi

lynxlynx maître de cérémonie

appuyé sur un os blanc

le mythe renouvelé

a son géant

et la fin chantée de l’hiver

annonce le printemps

lynxlynx devincélébrant

décortiquez les pas de sa danse

écoutez son chant

4

nous ne croyons pas

le monde par tes yeux

ta parole

ton image ton reflet ton écran toi

parce que justement tu y crois

au sacre sylvestre

au pays sombré

puis relevé

au printemps

tu conjectures

le nord au nord indépendant

lynxlynx halluciné

mythabitants nordiques

pour refaire la roue

avec la préhistoire

là dans le plat

contre les cassants

où personne ne répond jamais

5

ai dit :

ça se répand autour

au ciel noirci

regardez

les insectes les oiseaux

les petites bêtes rampées

et observez

au sol entre les racines

les grains de sable les galets

toutes choses remuées

toutes choses instables

entre les jambes en détour

lynxlynx évité

nature du monde

bruissebruitée

coulée en nombre de vies

si grand si plein si dense

marquée de l’aleph

détournez les yeux

ils sont arrivés

esprits bleutés

aux sources les eaux

où ça sent la pourriture

la terre humide

où ça se détache

du corps la peau

en lambeaux de mots

leur langue seule

retournée au fond des gorges

quand les trois molosses japperont

pour que cesse le charivari et

qu’on se relève enfin

pour saluer nemrod

6

ai dit encore :

avec l’arrivée de la meute

vous vous étonnez

les masques d’écorce

sur le visage des bêtes

avec des sourires exagérés

des yeux d’écailles

leur image ne correspond pas

la meute du passage nord

du nord viré et soufflé

vécu abyme vécu

par la plaine

bourbe vase rivière

chemins forestiers

les mâchoires claquées

des loups des coyotes

des chiens derrière la meute

déplacée

et sur son pelage tendu

sur ses muscles où gronde

le sang clair

frappé dans ses oreilles

entrechoqué dans ses bois

aux sabots en course

même en arrêt la meute

bat sa cadence

en cercle elle aussi

mêlée au peuple haillon

au pas de l’accidence la meute

contenue pour le revoir roi

lui sylvestre

du territoire parcouru

à son nom résonné

7

ton récit de leur nombre impressionne

aux bêtes la meute le territoire

pour que plonge au corps la lueur

le mythe en ailes

au galop dans les tourbières

ne pas avoir peur ne pas crier

rire suffisamment fort

à la première nuit la lutte

le craquement des branches

la sauvagerie des vents

ensemble

des mots anciens

pour féconder l’instant

tu aurais raconté quelque chose

avec ta langue perdue

au pays du mackinaw

porté comme un pagne

tu aurais élargi la brèche

si tu avais pu

entrevoir demain

simplement

nous avons reconnu le conteur

ta force verbe

et nous en sommes gavés

8

ai dit :

ils ne sont pas tous là

pas encore

mais le sol déjà ploie

sous le poids du dôme

vous contemplez notre ciel

des arbres-arènes

l’enfermement

il n’y a plus de dieu

sous les pacages enterrés

la charrue par-dessus

a labouré la terre

et les vers et les larves

et tout ce qui se vautre

et tout ce qui pue

en a mélangé la chair

au gravier et au sable

à l’immensité

autour de nous

qu’eux en réponse

à l’appel du norbois

au moipays où se réinventent

les renaissances du mythe

lynxlynx soulève son os blanc

frappe trois fois le sol

et la meute sent l’air

tout aubejour tout

témoigne autour du cercle

ça remue ça secoue

vous ne souriez pas

vous êtes fatigués

pourtant il viendra

9

l’attente au cercle

près du feu

à pister dans ta voix les sifflements

du déchiffrement

au culte la crainte

où la profondeur existe

tu commences à nous y désespérer

le mouvement pour arrêter

bascule les espaces

en espaces parenthèses

nous sommes seuls à entendre

le bruit des arbres qui tombent

dans des forêts hérissées

les lèvres fendues

un sourire cannibale

le mythe en toi

nous survivra

mais nous

en demain nous

nous aveuglerons

comme on étouffe

comme on se noie

la bouche pleine d’amour affamé

10

ai dit :

au centre du cercle

mamata

la souche noire

antique et ciselée

par la lame d’acier

des vieux canadiens

plonge profonde

mamata

sa mémoire en toile

autour du cercle

jusqu’à la dépouille artefact

pleine mamata

ils viendront à elle

déposer leur offrande

pierres rondes et polies

des grandes rivières du nord

au nord élargi ici

à mamata

les trois coups

ont réveillé la rumeur

les vieilles runes

comme des brûlures

mamata marquée

vous pouvez y aller

mais n’y touchez pas

plus tard seulement

les ours et les grandes bêtes

seuls s’y essayeront

et mamata ne bougera pas

11

la lumière arctique

fraie sur son écorce noire

mamata

où nos doigts ont fait semblant de suivre

les lettres

de phrase en phrase

à la fibre de son bois

mamata

la matière pénétrée

parce que tu y crois toi

à l’indépendance

tu crois aussi

à l’identité du mythe

à son ensemencement

poème planté en terre

pour en récolter une langue

verte et pourrie

sous la volée de ton verbe filet

parce qu’à nos corps maintenant

le clochecœur mamata

battu comme fer

nous fait douter d’hier

12

rappelle-nous où et quand

la nature foudroyée

a enflammé le chemin

s’est transformée en sentier

puis le sable la terre

en pierre

en champ de pierres

que les arbres raréfiés

en sentinelles

se sont animés

rappelle-nous pourquoi

ici

au cercle du bout du nord

où surgit l’impossible

comment l’inertie

comment le pays

comment tout a circulé

à nouveau sur la piste

apache en place de guerre

l’espoir warrior

boudé de la nuit

plané au-dessus d’elle

elle enfin devinée

enfin découverte

13

ai dit :

c’est le sol secoué

la meute inquiète

lynxlynx presque fixe

gestes figés du shaman

ce ne peut qu’être eux

les ours seuls

en coalition

en alliance marginale

par la trêve des coups

les ours noirs

sans clan sans gîte

sans chef sans rien

rebelles bourrus

ensauvagés

ils raconteront plus tard

leurs batailles et les étincelles

leurs griffes au contact du métal

des machines retournées

déchiquetées

les ours noirs

en petites bandes impossibles

les verres de pierre entrechoqués

pleins de vin noir à se raconter

eux et leurs chants querellés

maudits à vivre seul

la force de leur rage

14

nous n’aimons pas

l’odeur fauve et humide

que tu racontes

cette vie d’errance captive

leur barbarie

leur royauté

leur liberté

leur geste bougonné

en longueur de griffes

avant tu disais que les ours noirs vivaient

absolument

ils sont trop

portent le territoire

comme des mousquets

il n’y a plus de lente agonie

il n’y a plus de marasme

avec eux

nous existons au recommencement

par la brusquerie des ours noirs

par leurs grondegrognements

à la lumière vive des torches

au pas marqué vers notre devenir

il n’y a plus de christ en croix

plus de mesure ni d’arpenteur

il n’y a plus qu’eux

au cercle sabbat

démontant les grands inuksuit

défaits et refaits

par leur ivresse

15

ai dit :

enfin

c’est sholom c’est

le bruit craquecraqué

le pas des bêtes hérissées

aux pas souterrains

renflement d’os

au sortir de la terre

désempêtré de l’emprise

mamata

de lui aussi

qui craquera l’allumette

élèvera le feu

vous entendrez son chant

souffle court agonique

parce que c’est sholom entre les branches

c’est l’arrêtemps

au moipays la mort

déterrée d’entre les pierres

taptapée au creux des racines

sol rupestre terre sèche

aux enfers indiens

aux mille mahoumets

sholom mort totem

jonglée au videspace

où son arrivée au cercle

précède sylvestre d’un jet de lance

écoutez bien

votre peur ne lui survivra pas

et vos flammes froides le nourriront

16

tu as parlé

et maintenant il aubejour

les premiers rayons

sur l’assistance imaginée

au cercle sabbat

avançant des ombres

au sol contre l’obscur

où tu ne nous entends pas

seulement leur langue

pendue et bien accrochée

leur langue à flaque et à floque

à bedingbedang et à turlutte

de tarladondaine

il aubejour maintenant

mais tu n’écoutes pas

seulement ton clochecœur

au corps beffroi

hurlé ragé battu

de l’intérieur jusqu’à nous

parce que la cassure

au brisant à la rupture

jusqu’à les rejoindre

au rythme collectif

des troncs creux

des pierres entrechoquées

pour l’attendre lui et l’appeler lui

parce que tu crois encore à son règne de nègre

dans ce pays de nègres

parce que tu crois encore qu’il viendra

sylvestre

sylvestre roi