je n’ai pas d’enfants
je n’ai pas rencontré elle
j’existe dans ma propre solitude
je suis exténué
au bout du chemin
du dernier village du dernier rang
du dernier kilomètre
du dernier pouce d’asphaltage
j’avance
pour la première fois
je suis mon père
je suis le père de mon père
et l’ancêtre
je suis moi je suis ici
je suis eux demain
je suis seul
et je marche
suspect
comme tout le monde
…
dans le repli de ma poche
un vertige
comme une bille de verre
pour remplir l’espace
et dire l’enfance avec
des mots de source froide
répétés sur le chemin
au nord il y a la harde
mots répétés et répétés encore
au nord il y a le mouvement
une marche à l’impossible
Dans le dernier village sans nom traversé avant de m’enfoncer plus profond dans le bois, j’ai acheté des cigarettes et quelques provisions. Pour le reste, j’avais le nécessaire. Le caissier m’a remis un paquet de du Maurier avant de me demander jusqu’où et pourquoi. Je lui ai répondu que ça ne le regardait pas avec un vague sourire et des gestes qui n’annonçaient rien sinon ma propre détermination. Il n’y avait pas de violence dans ma voix. Aucune. Pas même de colère. Le caissier n’insista pas.
Jusqu’à ce qu’il disparaisse complètement au bout de la rue, mes yeux ont suivi un vieux pick-up piqué de rouille et immatriculé Terre Québec qui s’éloignait du centre-ville en laissant flotter derrière lui un nuage de boucane bleue. Par terre, près de moi, une flaque d’eau avait gelé et quelqu’un y avait laissé l’empreinte de son pied. La glace était noire et fissurée de veines blanches. Plus loin, une femme poussait un chariot d’épicerie et un vieux chien la suivait péniblement. J’ai fumé une cigarette sans penser à autre chose. J’étais si près maintenant.
avant de m’arracher
seul
au relent du vide
aux derniers bungalows
ultimes vestiges d’une vie égrenée
un motel miteux
rempart de survenances
pour vingt dollars seulement
confort plastique interchangeable
télé couleur bar à gogo
air conditionné
lit en forme de cœur
la curiosité
derrière le motel
la route en cul-de-sac
le regard qui ferre
une signalisation
quadrillée jaune et noir
la boréale qui s’élève
muraille au vide
déjà demain
presque chuchotée en moi
la longue marche
Pour combien de nuits m’a demandé l’homme à l’accueil sans prendre le temps de me regarder. Une. Seulement une, et j’ai déposé un billet de vingt dollars sur le comptoir. Je repars demain. L’homme a fait disparaître le billet et m’a tendu la clé de la chambre. La clé était maintenue à une rondelle de bois par un trombone. On y avait gravé le numéro de la chambre. Alors que je m’apprêtais à sortir, l’homme s’est souvenu de quelque chose. Le spectacle ne commencerait pas avant dix-huit heures. Il a aussi été question d’un spécial sur les spaghettis sauce à la viande mais, déjà, je n’écoutais plus et la porte se refermait derrière moi.
Je me suis dirigé vers le resto-bar sans même m’arrêter à la chambre. Il faisait rouge à l’intérieur, diffus du néon et des lumières des vidéos poker. Ça sentait la fumée et la viande grillée. Un homme âgé buvait un café. Une jeune femme faisait des mots croisés. Derrière le comptoir du bar, des bouteilles avaient été alignées devant un miroir pour donner une impression de hauteur. J’ai commandé une Laurentides et j’ai choisi un vieux disque de blues dans le juke-box. Il devait être près de dix-huit heures lorsqu’on m’informa que le spectacle commencerait bientôt.
Cynthia danse cochonne sur son tabouret et je tète ma cinquième bière de la soirée sans vraiment la regarder. Mon paquet presque vide de du Maurier est ouvert sur la table, une cigarette fume dans le cendrier en aluminium. Cynthia déroule cent pieds de jambes à travers le resto-bar sous des spots de lumière pastel. L’espace s’est rempli de quelques habitués. Près de moi, un homme s’excite seul en émettant de petits grognements. Plus loin, un groupe parle fort et siffle son appréciation. Je pense à la chaleur d’une tanière. Je finis ma bière d’un coup sec et laisse ce qui me reste de monnaie sur la table. Je n’attendrai pas le spectacle d’Aline. Au bar on me salue, j’ai hoché la tête au moment même où Cynthia finissait de se dévoiler pour la finale de son numéro. Demain, on ne se souviendra plus de moi.
avec le soleil du matin
derrière une tasse fumante de café
l’homme de la réception sourit
il a échangé un merci
contre un à la prochaine
et la porte s’est refermée
avec un bruit de clochettes
allumé une cigarette
dos au vent
dans le parking
les gros seins de cynthia
recouvrent la vieille camionnette
comme publicité
son visage masqué par un carré noir
et le point du i de son nom
remplacé par une étoile rose
une chanson me colle à la mémoire
comme des coups de hache
la débitant en copeaux
le soleil est froid
et le sol est gelé
dehors mistigris
encore une fois
dehors
J’ai pris le sentier derrière le panneau de signalisation jaune et noir qui annonçait la fin de la route, et je me suis enfoncé dans les bois. Personne ne regardait parce que personne ne venait jamais traîner là. Au bout d’une heure de marche, le sentier s’est arrêté et j’ai poursuivi par-delà sans hésiter. Avec mes mains, j’ai écarté les branches, mes pieds s’enfonçant dans les feuilles mortes tombées au sol. Je sifflais un air de novembre à la fois triste et léger qui résonnait entre le bruissement des feuilles et le craquement des branches. J’ai marché longtemps, sans me retourner. Quand je me suis cru suffisamment loin, j’ai arrêté de siffler et j’ai respiré le silence à grandes bouffées.
J’ai remarqué la couleur des troncs. Ils n’étaient pas bruns, mais gris et noirs, verdâtres parfois. C’est ce que j’ai remarqué en premier et je me suis demandé pourquoi les enfants dessinaient le tronc des arbres en brun alors qu’autour de moi s’élevait une multitude de troncs gris et noirs, verdâtres parfois. Je n’ai pas d’enfants et je n’ai pas rencontré elle. Pourtant, je sais autrement les choses. Parallèlement et depuis toujours. Au sol, les feuilles piquées de noir éclatent encore de rouge, d’orangé et de jaune. Mouillées maintenant depuis qu’il a plu, j’avais l’impression que les couleurs déteignaient dans l’air respiré. Ça sentait la terre, l’eau et la moisissure. Au-dessus de moi, il y avait les ramifications infinies des branches et l’effiloché de gris du ciel qui perçait à travers la trame qui tirait presque au blanc.
J’ai avancé sans me retourner. Je ne savais pas exactement où je les trouverais, mais je savais que je marchais dans la bonne direction. Je me concentrais sur l’endroit où mes pieds se posaient. Plus loin, il y aurait sûrement des indications. Un signe. Puis, alors que je tournais la tête vers l’est, je sus que j’étais dans la bonne direction. Quelqu’un avait entassé de petites pierres rondes les unes sur les autres. Il y avait aussi un morceau de tissu suspendu à une branche qui flottait bleu délavé dans l’humidité noire et grise, un vieux pneu et un morceau de miroir à demi enfoui dans la terre gelée et craquée. J’ai regardé derrière moi pour la première fois. Il n’y avait déjà plus rien que l’immensité boréale.
Ce n’était ni l’heure de manger ni celle de dormir, mais je m’arrêtai. Un grincement au-dessus de ma tête me fit lever les yeux. À plus ou moins dix pieds du sol, à plus ou moins cinq heures de marche au nord du dernier village sans nom que j’avais traversé la veille et quitté au matin, un vieux Westfalia pris dans les branches d’un des arbres se balançait doucement. J’ai vérifié une autre fois autour de moi, mais seuls le bois de la forêt et l’écho du vide et le froid de novembre et l’humidité me rappelèrent que je m’enfonçais désormais dans l’impossible. Je m’assis au pied de l’arbre pour fumer une du Maurier. Les grincements du vieux Westfalia reposant dans les airs donnaient une impression d’étrangeté au lieu. Une chose que je ne parvenais pas du tout à m’expliquer.
la monotonie abandonnée
en miettes
l’envers de l’époque
avec son inertie
son absence
pour s’arracher
il fallait marcher
le petit poucet
en marge
un lapin
la broche passée de bord en bord
rôti lentement
pour s’en arracher
il fallait se perdre
prendre à bras le corps
la fibre
les branches
s’élever aussi
jusqu’à voir la plaque
l’immatriculation des anges
vagabonds québec
chasse-galerie moderne
où il n’y a ni diable ni squelette
qu’une mémoire
les mains crispées sur un volant
pas assez haut pourtant
pas assez pour voir
par-dessus le feuillage
et par-dessous les branches
le défoncé de la tôle
l’enchevêtré
le cap wolstenholme
l’impasse au nord
pour s’arracher
se redécouvrir
il fallait s’imaginer
être