LA LONGUE MARCHE

1

je n’ai pas d’enfants

je n’ai pas rencontré elle

j’existe dans ma propre solitude

je suis exténué

au bout du chemin

du dernier village du dernier rang

du dernier kilomètre

du dernier pouce d’asphaltage

j’avance

pour la première fois

je suis mon père

je suis le père de mon père

et l’ancêtre

je suis moi je suis ici

je suis eux demain

je suis seul

et je marche

suspect

comme tout le monde

2

dans le repli de ma poche

un vertige

comme une bille de verre

pour remplir l’espace

et dire l’enfance avec

des mots de source froide

répétés sur le chemin

au nord il y a la harde

mots répétés et répétés encore

au nord il y a le mouvement

une marche à l’impossible

3

Dans le dernier village sans nom traversé avant de m’enfoncer plus profond dans le bois, j’ai acheté des cigarettes et quelques provisions. Pour le reste, j’avais le nécessaire. Le caissier m’a remis un paquet de du Maurier avant de me demander jusqu’où et pourquoi. Je lui ai répondu que ça ne le regardait pas avec un vague sourire et des gestes qui n’annonçaient rien sinon ma propre détermination. Il n’y avait pas de violence dans ma voix. Aucune. Pas même de colère. Le caissier n’insista pas.

4

Jusqu’à ce qu’il disparaisse complètement au bout de la rue, mes yeux ont suivi un vieux pick-up piqué de rouille et immatriculé Terre Québec qui s’éloignait du centre-ville en laissant flotter derrière lui un nuage de boucane bleue. Par terre, près de moi, une flaque d’eau avait gelé et quelqu’un y avait laissé l’empreinte de son pied. La glace était noire et fissurée de veines blanches. Plus loin, une femme poussait un chariot d’épicerie et un vieux chien la suivait péniblement. J’ai fumé une cigarette sans penser à autre chose. J’étais si près maintenant.

5

avant de m’arracher

seul

au relent du vide

aux derniers bungalows

ultimes vestiges d’une vie égrenée

un motel miteux

rempart de survenances

pour vingt dollars seulement

confort plastique interchangeable

télé couleur bar à gogo

air conditionné

lit en forme de cœur

6

la curiosité

derrière le motel

la route en cul-de-sac

le regard qui ferre

une signalisation

quadrillée jaune et noir

la boréale qui s’élève

muraille au vide

déjà demain

presque chuchotée en moi

la longue marche

7

Pour combien de nuits m’a demandé l’homme à l’accueil sans prendre le temps de me regarder. Une. Seulement une, et j’ai déposé un billet de vingt dollars sur le comptoir. Je repars demain. L’homme a fait disparaître le billet et m’a tendu la clé de la chambre. La clé était maintenue à une rondelle de bois par un trombone. On y avait gravé le numéro de la chambre. Alors que je m’apprêtais à sortir, l’homme s’est souvenu de quelque chose. Le spectacle ne commencerait pas avant dix-huit heures. Il a aussi été question d’un spécial sur les spaghettis sauce à la viande mais, déjà, je n’écoutais plus et la porte se refermait derrière moi.

8

Je me suis dirigé vers le resto-bar sans même m’arrêter à la chambre. Il faisait rouge à l’intérieur, diffus du néon et des lumières des vidéos poker. Ça sentait la fumée et la viande grillée. Un homme âgé buvait un café. Une jeune femme faisait des mots croisés. Derrière le comptoir du bar, des bouteilles avaient été alignées devant un miroir pour donner une impression de hauteur. J’ai commandé une Laurentides et j’ai choisi un vieux disque de blues dans le juke-box. Il devait être près de dix-huit heures lorsqu’on m’informa que le spectacle commencerait bientôt.

9

Cynthia danse cochonne sur son tabouret et je tète ma cinquième bière de la soirée sans vraiment la regarder. Mon paquet presque vide de du Maurier est ouvert sur la table, une cigarette fume dans le cendrier en aluminium. Cynthia déroule cent pieds de jambes à travers le resto-bar sous des spots de lumière pastel. L’espace s’est rempli de quelques habitués. Près de moi, un homme s’excite seul en émettant de petits grognements. Plus loin, un groupe parle fort et siffle son appréciation. Je pense à la chaleur d’une tanière. Je finis ma bière d’un coup sec et laisse ce qui me reste de monnaie sur la table. Je n’attendrai pas le spectacle d’Aline. Au bar on me salue, j’ai hoché la tête au moment même où Cynthia finissait de se dévoiler pour la finale de son numéro. Demain, on ne se souviendra plus de moi.

10

avec le soleil du matin

derrière une tasse fumante de café

l’homme de la réception sourit

il a échangé un merci

contre un à la prochaine

et la porte s’est refermée

avec un bruit de clochettes

11

allumé une cigarette

dos au vent

dans le parking

les gros seins de cynthia

recouvrent la vieille camionnette

comme publicité

son visage masqué par un carré noir

et le point du i de son nom

remplacé par une étoile rose

12

une chanson me colle à la mémoire

comme des coups de hache

la débitant en copeaux

le soleil est froid

et le sol est gelé

dehors mistigris

encore une fois

dehors

13

J’ai pris le sentier derrière le panneau de signalisation jaune et noir qui annonçait la fin de la route, et je me suis enfoncé dans les bois. Personne ne regardait parce que personne ne venait jamais traîner là. Au bout d’une heure de marche, le sentier s’est arrêté et j’ai poursuivi par-delà sans hésiter. Avec mes mains, j’ai écarté les branches, mes pieds s’enfonçant dans les feuilles mortes tombées au sol. Je sifflais un air de novembre à la fois triste et léger qui résonnait entre le bruissement des feuilles et le craquement des branches. J’ai marché longtemps, sans me retourner. Quand je me suis cru suffisamment loin, j’ai arrêté de siffler et j’ai respiré le silence à grandes bouffées.

14

J’ai remarqué la couleur des troncs. Ils n’étaient pas bruns, mais gris et noirs, verdâtres parfois. C’est ce que j’ai remarqué en premier et je me suis demandé pourquoi les enfants dessinaient le tronc des arbres en brun alors qu’autour de moi s’élevait une multitude de troncs gris et noirs, verdâtres parfois. Je n’ai pas d’enfants et je n’ai pas rencontré elle. Pourtant, je sais autrement les choses. Parallèlement et depuis toujours. Au sol, les feuilles piquées de noir éclatent encore de rouge, d’orangé et de jaune. Mouillées maintenant depuis qu’il a plu, j’avais l’impression que les couleurs déteignaient dans l’air respiré. Ça sentait la terre, l’eau et la moisissure. Au-dessus de moi, il y avait les ramifications infinies des branches et l’effiloché de gris du ciel qui perçait à travers la trame qui tirait presque au blanc.

15

J’ai avancé sans me retourner. Je ne savais pas exactement où je les trouverais, mais je savais que je marchais dans la bonne direction. Je me concentrais sur l’endroit où mes pieds se posaient. Plus loin, il y aurait sûrement des indications. Un signe. Puis, alors que je tournais la tête vers l’est, je sus que j’étais dans la bonne direction. Quelqu’un avait entassé de petites pierres rondes les unes sur les autres. Il y avait aussi un morceau de tissu suspendu à une branche qui flottait bleu délavé dans l’humidité noire et grise, un vieux pneu et un morceau de miroir à demi enfoui dans la terre gelée et craquée. J’ai regardé derrière moi pour la première fois. Il n’y avait déjà plus rien que l’immensité boréale.

16

Ce n’était ni l’heure de manger ni celle de dormir, mais je m’arrêtai. Un grincement au-dessus de ma tête me fit lever les yeux. À plus ou moins dix pieds du sol, à plus ou moins cinq heures de marche au nord du dernier village sans nom que j’avais traversé la veille et quitté au matin, un vieux Westfalia pris dans les branches d’un des arbres se balançait doucement. J’ai vérifié une autre fois autour de moi, mais seuls le bois de la forêt et l’écho du vide et le froid de novembre et l’humidité me rappelèrent que je m’enfonçais désormais dans l’impossible. Je m’assis au pied de l’arbre pour fumer une du Maurier. Les grincements du vieux Westfalia reposant dans les airs donnaient une impression d’étrangeté au lieu. Une chose que je ne parvenais pas du tout à m’expliquer.

17

la monotonie abandonnée

en miettes

l’envers de l’époque

avec son inertie

son absence

pour s’arracher

il fallait marcher

18

le petit poucet

en marge

un lapin

la broche passée de bord en bord

sur les braises

rôti lentement

pour s’en arracher

il fallait se perdre

19

prendre à bras le corps

la fibre

les branches

s’élever aussi

jusqu’à voir la plaque

l’immatriculation des anges

vagabonds québec

chasse-galerie moderne

où il n’y a ni diable ni squelette

qu’une mémoire

les mains crispées sur un volant

20

pas assez haut pourtant

pas assez pour voir

par-dessus le feuillage

et par-dessous les branches

le défoncé de la tôle

l’enchevêtré

le cap wolstenholme

l’impasse au nord

pour s’arracher

se redécouvrir

il fallait s’imaginer

être