2.

La cafétéria était bondée mais il la remarqua aussitôt. Comme guidé par son empreinte chimique.

Elle l’avait remarqué aussi mais continuait de siroter son amphécafé comme si de rien n’était.

— Karen…

Elle fit mine d’être surprise.

— … je ne pensais pas vous retrouver là.

— Vous vous moquez de moi…

— Qu’est-ce qui vous fait croire ça  ? Je vais chercher à boire et je reviens.

— Je ne serai peut-être plus là.

— Vous plaisantez.

— Vous croyez  ?

Ils échangèrent un sourire, et Jack se dit qu’il était sur la mauvaise pente.

En revenant avec son amphécafé, il croisa Peter. Ce dernier lui lança un regard malicieux qui détonnait sur son visage taurin.

— Décidément, le hasard fait bien les choses.

— Pete, s’il te plaît… Tu ne vas pas jouer les chaperons  !

— Sam se fait des idées, Jack. Alors faudrait peut-être que tu lui dises clairement que ce ne sont que des idées.

Il jeta un coup d’œil à Karen, qui les observait à quelques mètres de là.

— Je ne vois pas pourquoi tu me sors ça maintenant, cette fille je la connais à peine et…

— Tu la dragues, Jack. C’est tellement énorme que c’en deviendrait presque inquiétant.

— Qu’est-ce que tu racontes  ? Et toi, tu ne dragues jamais, peut-être  ?!

— Tout le temps. C’est ce qui fait la différence. C’est la première fois que je te vois aussi fébrile. J’en conclus donc…

— … que t’en pinces pour elle, conclut Samanta qui les surprit en débarquant entre eux et en les prenant par les épaules.

— Sam…

Samanta regarda Karen, qui tourna aussitôt la tête vers l’autre côté de la salle.

— Un lieutenant ingénieur c’est bien plus séduisant qu’un sergent qui n’a jamais posé les fesses sur un banc d’université…

— Là, tu dérapes, Sam.

Elle ne prit pas la peine de répondre mais dérapa plutôt vers Karen et se planta devant elle en une posture carnivore. Karen avait l’air désemparé. Elle se demandait à quelle sauce elle allait être dévorée.

— Il est mignon mais je vous préviens, lieutenant, il ne se laisse pas facilement croquer, lança-t-elle enfin d’un air désinvolte.

Puis elle rejoignit Peter et le prit par le bras.

— Venez, major Bogdanov, la fréquentation des hommes de troupe m’est plus agréable.

Peter regarda Jack en haussant discrètement les sourcils et se laissa entraîner par Sam.

Jack était tétanisé. S’excuser n’était pas forcément la meilleure option mais faire comme si de rien n’était ne valait guère mieux. Il s’avança timidement en sirotant son amphécafé pour masquer le tremblement de ses lèvres.

Il posa la tasse sur la table et faillit rater la chaise.

— Samanta a du tempérament mais elle est…

— … amoureuse de vous.

— Vous croyez  ?

Karen éclata de rire.

— C’est tout ce que vous trouvez à dire  ?

— En fait, je préférerais parler d’autre chose.

Jack parut alors voir Karen pour la première fois.

— Qu’est-ce qui vous arrive  ? s’étonna-t-elle.

— L’uniforme vous va très bien.

— Je ne le sens pas bien du tout.

— Et les cheveux courts, c’est vraiment plus pratique.

— Je ne vois pas en quoi. Par contre vous aviez raison, ils m’ont dispensée de marche. Je peux vous poser une question simple, Jack  ?

— Bien sûr.

— Vous avez l’air un peu décalé dans cette caserne.

Jack sourit.

— On ne peut pas dire que vous y soyez parfaitement intégrée.

— Je viens juste d’arriver. Vous, par contre…

— Oui, vous avez raison… En fait, à la base, je suis ingénieur en informatique, spécialiste des interfaces H-IA.

— Homme/Intelligence artificielle  ?

— Exact. J’étais sous contrat avec l’armée. Mais l’état d’urgence a été proclamé et je n’ai pas eu d’autre choix que de m’engager.

— Vous auriez pu démissionner.

— Peut-être…

— Comment ça  ?

— Je ne sais pas s’ils m’auraient laissé partir.

— Je ne comprends toujours pas.

— Je suis très bon dans ma spécialité. Pas un génie, mais presque.

— Peu modeste en tout cas.

Jack éclata de rire.

— Je plaisante… Et vous  ? Laissez-moi deviner… Je vous imagine bien dans le milieu médical, un secteur assez pointu, et vous aussi, vous avez dû franchir le pas pour continuer vos recherches…

Elle sourit.

— Pas mal, mais…

— Lieutenant Ebner  ?

Une jeune soldate se tenait à côté de leur table.

— Vous êtes demandé au mess des officiers, précisa-t-elle.

— Qu’est-ce qu’ils me veulent, encore  ? s’exclama Jack avec une pointe d’agacement.

— Je ne sais pas, mon lieutenant. Mais vous devez vous y rendre immédiatement.

— J’arrive. Accordez-moi juste une minute.

Il se tourna vers Karen, légèrement irrité.

— Finissez votre phrase, je vous en prie…

— À vous écouter, je me demande si nous sommes dans une caserne ou dans une soirée mondaine.

La soldate se racla négligemment la gorge. Jack soupira. Et Karen jugea que le moment était vraiment venu de conclure.

— Pour la recherche et la médecine, vous n’avez pas tapé loin, mais pour le reste vous vous trompez complètement. Je me suis engagée dans l’armée. Dès le départ. Volontairement.

 

*

 

Un homme aux cheveux gominés et aux moustaches en guidon de vélo, chaussé de lunettes à monture carrée aux reflets cuivrés et aux verres en cul-de-bouteille, attendait Jack au mess en sirotant un scotch-benzédrine.

— Anton  ?

L’homme leva la tête et sourit en découvrant deux rangées de dents rigoureusement identiques. De petits animalcules frétillants paraissaient habiter ces falaises dentaires.

— Ravi de te revoir, Jack.

Ce dernier aperçut alors les galons sur la veste de son collègue.

Il claqua des talons en un salut militaire.

— À vos ordres, mon commandant  !

Anton Ravon sourit encore plus amplement et son visage se craquela comme une citrouille mûre. Il était tellement grotesque qu’il en devenait effrayant.

— Cette promotion m’honore mais ne doit pas alourdir nos rapports, lieutenant Ebner. Nous sommes avant tout des scientifiques et nous n’allons pas nous soumettre toutes les cinq minutes au ridicule rituel des convenances hiérarchiques.

Il indiqua son verre.

— Tu veux boire un coup  ?

Jack se détendit et sourit à son tour.

— Avec plaisir. Mais… il me semblait que l’alcool était interdit dans l’enceinte de la caserne.

— Cette restriction ne concerne pas les officiers.

— Sauf s’ils effectuent leurs classes.

— Les tiennes sont terminées, Jack.

— Je n’en ai même pas effectué la moitié…

— Eh bien tu devras t’en contenter. L’état de siège vient d’être décrété. Tu repars avec moi demain matin.

Jack se laissa choir sur le tabouret le plus proche. Il contemplait son verre de scotch-benzédrine comme s’il s’agissait d’un aquarium rempli de piranhas.

— Je ne pensais pas que ça allait te perturber à ce point…

Jack but son verre sans dire un mot puis se ressaisit.

— L’état de siège  ? Pourquoi ça  ?

— La tension monte entre le Bloc 17 et la Transamérique. La situation peut basculer d’un moment à l’autre. On ne sait pas comment va réagir l’Eurocentre, mais si ça tourne mal, Guerre et Paix aura besoin de toutes ses nourrices.

À cette heure tardive le mess des officiers était désert, aucun bruit ne parvenait de l’extérieur et Jack eut soudain une bouffée d’angoisse. Comme si la guerre avait déjà eu lieu et que la Terre n’était plus qu’un champ de ruines peuplé de mutants.

— Un simple soldat aurait pu venir me chercher, non  ?

— Tu es trop important pour ça.

— Toute modestie mise à part, je ne comprends pas.

Anton sourit.

— Le président et le chef d’état-major des armées ne sont plus seuls décisionnaires en cas de conflit. La création du comité de Turing vient d’être adoptée à l’unanimité par le gouvernement de l’Eurocentre.

— Ce qui veut dire…

— Que la décision sera maintenant prise à trois. Et la voix de Guerre et Paix vaut autant que les deux autres.

— Une IA aura autant de pouvoir qu’un chef d’état-major  ?

— Bien plus à mon avis. Mais seule la réalité du terrain nous le dira… Tu comprends notre importance  ? Nous sommes les extensions humaines de Guerre et Paix.

— Ses agents de liaison avec le monde extérieur, plutôt… « Seule la réalité du terrain nous le dira »… Tu voulais dire quoi, au juste  ?

— Les troupes seront en grande partie sous le commandement « biotique » de Guerre et Paix. On bosse là-dessus depuis plusieurs mois, ça ne devrait pas t’étonner plus que ça…

— Non, mais ça m’inquiète.

Jack essuya négligemment une goutte de sueur qui glissait le long de son arête nasale.

Il indiqua son verre vide.

— Je peux en avoir un second  ?

— Tout dépend de ton emploi du temps. Je peux t’obtenir quartier libre jusqu’à demain matin, si tu le désires.

Jack réfléchit un instant puis secoua la tête.

— Non. J’ai deux amis à saluer avant de partir. Mais j’aurais quand même un petit service à te demander…