3.

Escorté par Maxton et Pitchin, Jack s’avançait vers la silhouette grenouillesque de l’Imperial Stardust. Le soleil venait de disparaître à l’est du complexe spatial, nimbant les lieux d’un voile orange et or.

— Les bâtiments du centre spatial ne sont pas très pratiques, disait Pitchin. Il n’y a pas de congélateur, pas de salle de bains, ni le moindre objet utilitaire destiné à assurer un certain confort.

— C’est pourquoi nous nous sommes installés dans le navire spatial, enchaîna Maxton.

— Là, il ne manque rien. Le vaisseau était prêt à partir avec dix personnes à bord et des provisions pour au moins dix ans.

— Et les générateurs auxiliaires n’ont jamais cessé de fonctionner. La nourriture est fraîche. Tout fonctionne. Éclairage, sanitaires, médibloc…

— Nous avons tardé à te mettre au courant pour les raisons que tu sais. De nos jours, la confiance est une denrée rare.

— Tu peux prendre ça comme un privilège.

— Pour l’instant, conclut Pitchin en actionnant l’ouverture du sas-diaphragme.

 

Ils pénétrèrent dans une pièce circulaire. L’éclairage paraissait sourdre du métal. Un éclairage d’un bleu froid. Une vingtaine de sas-diaphragmes tapissaient la paroi. Jack conclut qu’il s’agissait de la salle commune. Une architecture en étoile. Simple et efficace. Permettant certainement d’obtenir une microgravité de soutien par rotation de l’ensemble.

Une dizaine de sièges-sangles et de tablettes mobiles meublaient la pièce.

Dans l’un des sièges, il y avait un homme.

Jack l’observa un court instant. Il ne bougeait pas, paraissait dormir.

Les deux abominables firent signe à Jack de s’avancer vers lui.

Lorsqu’il ne fut plus qu’à un mètre de l’homme assoupi, Jack s’immobilisa. Il était impossible de savoir s’il dormait ou s’il était simplement en position de repos. Un masque à gaz recouvrait son visage.

— Voici Grootz, dit Pitchin.

— Notre père, ajouta Maxton.

Jack ne savait que faire. Il avait commencé par tendre la main, mais l’homme au masque n’avait pas bougé d’un pouce.

— Inutile de te casser la tête, dit Pitchin. M’étonnerait qu’il s’occupe de toi.

— Mais… que fait-il avec ce masque  ? murmura Jack en essayant vainement de chasser le malaise qui durcissait dans ses veines.

Maxton émit un rire aigre.

— Avec ce masque  ? Il ne fait rien du tout. Il ne l’a pas quitté depuis le début de la guerre, tout simplement. Cette putain de guerre de merde  !

Maxton prit Jack par les épaules.

— Je t’ai déjà dit que, pendant que tu dormais dans ton module, la Terre avait pris un sacré coup de vieux… La hantise de la catastrophe nucléaire, c’était pas une idée en l’air. Dès l’ouverture du conflit, ils ont tous flippé comme des bêtes  ; les plus prévoyants se sont rapidement enterrés au tréfonds d’abris antiatomiques. Une fois toutes les trappes refermées, les derniers maniaques de la protection se sont cadenassés dans de vieux blockhaus ou derrière les mètres de béton d’usines nucléaires désaffectées.

Maxton fit une pause. Pitchin en profita pour prendre le relais. Jack comprit soudain que les tensions habituelles entre les deux frères faisaient partie d’un jeu. Un jeu bizarre qu’ils pratiquaient peut-être tout simplement pour éviter de devenir dingues.

— Pour les prisonniers de la surface, une des névroses les plus corrosives fut alors celle du port du masque à gaz. La hantise des radiations incita plusieurs personnes à ne plus quitter leur masque…

— Mais pourquoi ne le lui avez-vous pas retiré de force  ? s’indigna Jack qui commençait à suer à grosses gouttes.

Pitchin appuya sa main unique contre le crâne de Jack, l’obligeant à avancer encore. À quelques centimètres seulement de Grootz.

— Parce que lorsque nous l’avons récupéré, il était déjà trop tard. Regarde  ! La peau est recouverte de moisissure et la buée qui se forme sur les verres n’est pas seulement due à l’occupant principal  !

Jack vit une curieuse forme blanchâtre s’agiter derrière les verres. Il voulut reculer, mais Pitchin maintenait toujours fermement son crâne. Jack se contenta de fermer les yeux. Au bout d’un interminable instant, Pitchin relâcha son étreinte. Jack recula, chancelant.

— C’est horrible, murmura-t-il.

— Tu l’as dit, petit, railla Maxton.

— Maman est morte avant que l’on ait pu faire quoi que ce soit. Ils se faisaient mutuellement des piqûres de nutripoule pour tenir le coup. Mais elle ne l’a pas tenu. Lui, on l’a récupéré à l’article de la mort. Maintenant, ça va. On lui donne régulièrement ses doses. Ou plutôt, on leur donne. L’autre, il ne laisse rien. Pas un gramme de merde. Il bouffe tout. Pratique, non  ?

Jack n’avait toujours pas ouvert les yeux. Était à deux doigts de vomir.

— Bon, allons visiter ta chambre, proposa Maxton… Le p’tit a pas l’air dans son assiette, ajouta-t-il à l’adresse de Pitchin.

Pitchin s’approcha de lui, le conduisit vers un siège-sangle.

— Je te présenterai ma femme demain. À cette heure-ci, elle dort. Quant à Laetitia, Dieu seul sait où elle est.

Une fois assis, Jack se sentit mieux. Il se décida enfin à ouvrir les yeux.

Et il vit Grootz, la mâchoire pendante. Le masque était fendu à ce niveau. Et ce qui remuait dans sa bouche n’était pas vraiment une langue. Non. Plutôt l’extrémité dodue d’un gros ver blanchâtre et poilu.

L’autre avait décidé de lui dire bonjour.

Jack se contenta de vomir.

Maxton aurait préféré que ce fût ailleurs que sur ses pieds.