5.

Jack s’était très vite adapté à la vie réglée de la famille Rantrox.

Pitchin et Maxton passaient la plus grande partie de leur temps à sillonner leur territoire. Toujours sur le qui-vive, prêts à débusquer d’éventuels intrus.

Jack les accompagnait parfois  ; pour témoigner sa fidélité au groupe, d’une part, et pour en apprendre toujours plus sur la nature de son nouvel environnement. Maxton et Pitchin n’étaient pas avares de renseignements. Ils prenaient un malin plaisir à voir le visage défait de Jack lorsqu’ils lui révélaient des détails saugrenus. Jack se demandait même s’ils n’en rajoutaient pas un peu.

Mais lorsqu’ils tombaient sur un oiseau piqueur qui perforait de son bec aux sécrétions acides des blindages en acier trempé, ou bien sur une colonie d’araignées-caméléons qui se regroupaient par centaines pour imiter un entrelacs de synthépoutres, il pensait alors le contraire et se disait que les deux abominables le ménageaient en minimisant les faits.

Les séances de baise quotidiennes n’avaient nullement refréné l’appétit de Reïla. Elle se doutait bien que Jack n’allait pas rester indéfiniment au centre spatial. Il orientait de plus en plus ses questions sur Cheebar et le Nord. Une direction qu’il n’allait pas tarder à prendre, replongeant Reïla dans une morne routine aux expédients boulimiques. Inutile de changer son comportement pour célébrer l’ouverture d’une parenthèse érotique qui allait se refermer dans quelques jours. Comme elle l’avait annoncé, Pitchin et Maxton fermaient les yeux. Un témoignage de bon sens qui avait permis aux deux frères de monter d’un cran dans l’estime de Jack.

 

En observant d’un œil distrait le paysage de dunes qui filait sur les flancs du glisseur, Jack repensait à l’apparition de Laetitia dans la salle commune…

Ils étaient tous affalés dans les sièges-sangles. Pitchin, Maxton et Jack se reposant d’une virée à l’ouest du centre, Reïla mangeant des bâtonnets de céréales comme à son habitude et Grootz paraissant dormir, digérant en compagnie de son hôte les deux piqûres de nutripoule que venait de lui prodiguer Pitchin.

Il n’y avait personne d’autre dans la salle et, soudain, elle fut là. Jack crut d’abord découvrir une nouvelle espèce animale enfantée par la guerre. Une sorte de crevette géante ayant acquis la station verticale. Il vit la bestiole sauter sur les genoux de Grootz. Il voulut hurler, mais Pitchin le devança.

— Laetitia, je t’ai déjà dit cent fois d’utiliser le sas d’entrée comme tout le monde  ! Les canalisations sont dangereuses. Surtout dans le navire. Un de ces jours, tu vas être emportée par un flot de merde  !

— C’est toi qui m’emmerdes, Papa  ! répondit la crevette. Vous êtes jaloux, un point c’est tout. Difficile d’imaginer Maman en train de ramper dans les conduites.

Pitchin se redressa d’un bond, sa joue unique rouge de colère. Il s’avança vers Laetitia la main levée, prêt à cogner.

La mâchoire de Grootz s’abaissa, faisant jaillir le ver lingual qui se mit à vibrer frénétiquement. Pitchin immobilisa son geste.

Apparemment, Grootz venait de prendre la défense de sa petite-fille. Et Pitchin ne désirait pas contredire les volontés de son père. Il retourna s’asseoir en maugréant.

Jack affichait un visage de craie.

Maxton avait pressenti la suite des événements. Jack lui avait déjà vomi une fois dessus. C’était suffisant. Et puis il ne tenait pas vraiment à participer à une scène de famille.

Il lui proposa une virée dans le désert.

Jack n’hésita pas un seul instant.

 

Le glisseur avait adopté une allure réduite. Après tout, Jack était là pour profiter du paysage. Et Maxton jugeait inutile de se presser.

Il ne subsistait de Novovolynsk que quelques ruines aux murs en dentelles, amoureusement sculptées par les caresses traîtresses du vent et les baisers acides des oiseaux piqueurs. À moitié enlisées dans le sable, elles évoquaient les débris épars d’un crâne de géant. Os fragiles aux noms magiques – crista galli, apophyse styloïde, processus zygomatique, lame cribriforme… – que Jack allait pêcher au fin fond de sa mémoire, dans quelque vieux cours d’anatomie qui lui évoquait une curieuse odeur d’urine et d’encre fraîche. Dans ce contexte de désolation, le centre spatial de Krasnayavola faisait figure de nouvelle arche, prête à affronter le grand déluge informatique.

— Laetitia est une vraie teigne, c’est sûr, disait Maxton, mais je l’aime bien. Pitchin s’inquiète, mais elle ne risque rien. Elle est dix fois mieux armée que nous pour faire face à n’importe quelle situation.

— Tu crois qu’il y a d’autres gosses comme elle… ailleurs  ? demanda machinalement Jack en émergeant péniblement de sa molle contemplation du paysage.

— Non seulement je le crois, mais j’en suis sûr. C’est un sujet de controverse entre Pitchin et moi. Je pense qu’il est grand temps de partir d’ici et d’essayer de s’implanter dans une ville. On y laissera peut-être la peau, mais Laetitia pourra rencontrer des gamins comme elle. Les seuls à pouvoir faire quelque chose de sensé dans ce décor de merde. Mais La Trogne préfère attendre… Attendre quoi  ? Je n’en sais rien. Il croit peut-être que tout va rentrer dans l’ordre du jour au lendemain. Que des gouvernements vont se reformer, assainir les villes, recoller des bouts de territoire pour former de nouveaux pays. Il faudrait pour cela que les choses cessent de bouger.

Décidément, Jack en apprenait chaque jour davantage sur les Rantrox. Des gens beaucoup plus complexes qu’il ne l’avait cru au premier abord. Au moins, la guerre n’avait pas complètement détruit l’intelligence humaine. Il écoutait Maxton avec intérêt tout en observant d’étranges formes noires qui bondissaient entre les dunes.

— Ce sont des kangourous des sables, dit Maxton, lisant une certaine perplexité sur le visage de Jack. Absolument inoffensifs. Leur peau ressemble à du papier buvard. Dans la journée, elle fait office de papier tue-mouches. Une multitude de petits insectes viennent s’y coller, poussés par le vent. Ils sont immédiatement digérés par un suc ectodermique. La nuit, elle pompe la rosée. Elle fait également office d’enveloppe respiratoire. Les particularités de cette peau leur confèrent une étrange gueule, privée de nez et de bouche. Un curieux visage lisse flanqué de deux yeux noirs et profonds… Dis-moi, Jack, pourquoi désires-tu aller vers le nord  ?

La question surprit Jack. Maxton était passé du coq à l’âne. Et en l’occurrence, l’âne c’était lui.

— Eh bien… Je veux d’abord retourner à Cheebar. Pour moi tout a commencé là et… même si la ville a été totalement transformée, j’aurai peut-être la chance d’y retrouver une vieille connaissance et…

— Les vieilles connaissances, il faut que tu oublies, Jack, plus personne n’est là où il devrait être, plus personne n’est comme il devrait être, et surtout, il n’y a plus d’annuaire, plus de recensement, plus d’adresse fixe, plus rien. Tu me diras il reste toujours la chance, le coup de bol, la rencontre inespérée, mais reconnaîtras-tu ton vieil ami ou ton ex… Tu étais marié, Jack  ? Tu avais des enfants  ?

Jack secoua la tête.

— Non, pas de famille, juste quelques potes et…

— Une petite amie  ?

Jack acquiesça.

— Une militaire.

— Alors là, c’est définitivement cuit. Tu l’aimais  ?

— Je ne sais pas, je crois…

— Comment ça, tu crois  ?

— Je l’ai à peine connue et… Écoute, je n’ai pas envie d’en parler, d’accord  ?

— Bien sûr. Je comprends… Mais même si tu n’arrives pas à l’oublier, dis-toi bien qu’il vaut mieux que tu ne la retrouves jamais. Bon, tu veux retourner à Cheebar, d’accord. Même si cela me paraît sans espoir. Mais ensuite le nord, pourquoi pas l’est  ?

Jack ne savait que répondre à cela. Il voulait aller à Cheebar avant tout pour voir ce qu’était devenu le centre, le comité de Turing, et rencontrer quelqu’un qui sache ce que mijotait actuellement Guerre et Paix. Et malgré ce que lui avait dit Maxton sans aucun ménagement, une vieille connaissance qui aurait survécu… Bien qu’il ne se fît aucune illusion. Mais cette attirance pour le nord était inexplicable. Il y avait bien une réponse, mais elle l’effrayait tellement qu’il n’osait pas la formuler à voix haute.

Le caisson chirurgical.

Une IA ou autre chose avait profité de son séjour dans le caisson pour bidouiller sa cervelle  !

— Bon, n’en parlons plus, conclut Maxton. Allons plutôt voir la montagne. Comme ça, tu connaîtras toute la famille.

 

*

 

Le glisseur se rapprochait lentement de la montagne de corps. Cette dernière oblitéra bientôt l’horizon. Jack pouvait distinguer de plus en plus facilement les détails sordides de cette étrange sculpture. Les crânes, les jambes, les torses amalgamés.

Lorsque le glisseur s’immobilisa à quelques mètres de la base, il perçut le bruit.

La montagne entière gémissait.

En s’approchant des premiers corps, précédé par Maxton, Jack vit des centaines d’yeux se tourner vers lui. Il tituba, se sentit défaillir.

— C’est incroyable, murmura-t-il.

Maxton le soutint par les épaules.

— Surprenant, n’est-ce pas  ? Mais on finit par s’y habituer, comme pour tout le reste… La montagne est vivante. Tous les corps sont vivants. Ils ne parlent pas. Jamais. La montagne se contente d’émettre une longue plainte, ses milliers de bouches actionnées à l’unisson. Une marque de reconnaissance, de reproche… Difficile de savoir. Suis-moi.

Maxton longeait la base de la pyramide de corps. Jack le suivait péniblement en trébuchant dans le sable. Il supportait difficilement tous ces regards braqués sur eux. En rafale, suivant leurs moindres gestes.

Un kangourou des sables détala à leur approche. Jack se dit que la montagne, si elle refusait de parler aux humains, engageait peut-être le dialogue avec les animaux mutants, plus proches d’elle finalement. Une conversation de soupirs et de regards.

La base de la montagne était gigantesque. En regardant devant soi, on ne parvenait à distinguer qu’une légère courbure. Une circonférence impressionnante.

Jack fit une pause et se décida enfin à contempler les hauteurs. La vision qui frappa ses rétines lui rappela les cathédrales de Colning ou de Streesberg. Mais là, il s’agissait d’une architecture organique constituée de gargouilles de chair.

Jack baissa lentement les yeux. Le malaise passé, il fut envahi par une étrange fascination. Les corps étaient soudés entre eux de façon anarchique. Un pied s’enfonçait dans un ventre, un sexe pénétrait un front, une main perforait un crâne. Les anastomoses étaient parfaites. Une véritable colonie de frères et sœurs siamois…

Que pouvaient bien percevoir ceux qui étaient enfouis au cœur de la montagne  ? Les occupants de la périphérie leur envoyaient-ils des messages de l’extérieur par l’intermédiaire des soudures  ? Et de quoi se nourrissait l’ensemble  ? Autant de questions qui plongeaient Jack dans un abîme de perplexité et d’angoisse. Il se sentit soudain petit et ridicule. Un misérable ver de terre qui n’avait même pas conscience des êtres gigantesques qui s’activaient au-dessus de lui.

Perdu dans ses pensées, il ne réalisa pas que Maxton s’était arrêté. Le percuta de plein fouet. Eut l’impression de rentrer dans un mur.

Maxton éclata de rire.

— Une véritable armure, petit.

Il se donna un coup de poing sur la poitrine. Elle émit un curieux son de cloche.

Maxton reprit très vite un air sérieux.

— Jack, je te présente ma sœur, Esil.

Jack ne comprit pas tout de suite ce que Maxton était en train de lui dire. Puis il suivit la direction qu’indiquait son bras.

Il vit la jeune fille à trois ou quatre corps de hauteur. Son dos était soudé à la pyramide. L’une de ses jambes terminait sa course dans la poitrine d’une jeune femme, juste entre les seins. La main d’un homme paraissait délicatement posée sur sa bouche. Les yeux de la jeune fille étaient vert d’eau.

Dès que leurs regards se croisèrent, Jack eut l’impression de couler à pic.

 

Il ne voulait plus remonter. Il nageait tout au fond du corps superbe d’Esil. En haut, tout en haut, il apercevait ses seins, son ventre, son sexe. Remonter juste un instant à la surface, pour les caresser, puis replonger au plus profond de cette eau verte et tiède…

Il cligna des yeux. Maxton le secouait comme un prunier.

— Que se passe-t-il  ? balbutia Jack.

— C’est plutôt à toi qu’il faudrait demander ça… Tu étais complètement dans les vapes. Comme frappé par un syndrome catatonique.

Elle m’a parlé, se dit Jack. Il regarda à nouveau la jeune fille et crut percevoir un léger frémissement des paupières. Elle m’a parlé… Il se tourna vers Maxton. N’avait aucune envie de lui raconter ce qui venait de se passer. Maxton allait le prendre pour un dingue… Et puis il tenait à conserver cet étrange phénomène dans la douce chaleur de son intimité.

— Je ne sais pas ce qui m’a pris… Un malaise, sans doute…

— Décidément, c’est ta spécialité, ironisa Maxton.

— Comment s’est-elle retrouvée là  ? interrogea Jack en ayant l’impression de revenir d’un trip incroyable.

— Esil travaillait au centre spatial. Elle était soignée à l’hôpital de Novovolynsk pour un cancer généralisé lorsque les corps sont arrivés comme des mouches.

En écoutant Maxton, Jack repensa aux soldats du groupe d’intervention frontalière. Les IA avaient trafiqué les programmes chirurgicaux… Bidouillé les cervelles des malades d’une part et celles des soldats de l’autre. Un moyen comme un autre de neutraliser l’adversaire…

— Mais l’hôpital… Où est-il passé  ?

— Il a explosé. Sous la pression des corps. Tout simplement explosé… Nous sommes restés ici en grande partie pour elle… Mais ça ne sert plus à rien. Impossible de la décrocher. Les chairs se sont mélangées. De véritables soudures organiques. Elle vit dans un autre univers que le nôtre, dit Maxton en se retenant difficilement de pleurer.

Rien n’est moins sûr que cette affirmation, pensa Jack.

Il suivit à regret Maxton vers le glisseur.