6.

La vie au centre spatial était devenue un vrai calvaire pour Jack. Une voix intérieure l’incitait à prendre la direction du nord. Une sorte de tropisme animal, instinct migratoire qui rendait son immobilisme intolérable.

Mais il y avait maintenant Esil… Esil à qui il rendait souvent visite… Des heures entières passées dans les vertes profondeurs de son corps.

Il ne put s’empêcher d’en parler à Reïla. Il avait craint la jalousie. Il suscita l’incompréhension.

— Tu tiens absolument à prendre la route du nord sans avoir la moindre idée de ce que tu vas trouver là-bas… Et maintenant tu es amoureux d’une femme qui est déjà – d’une certaine manière – la maîtresse de milliers d’autres hommes et femmes… À mon avis, tu es en train de devenir dingue  !

— Je ne suis pas vraiment amoureux d’Esil, s’était indigné Jack. L’attirance que j’éprouve pour elle se situe à un autre niveau. Une sorte d’empathie quasi magique. Et puis la nature de mes désirs n’a rien à voir dans tout ça… Tu manges sans arrêt… Pourquoi  ? Pitchin ne veut pas quitter le centre… Pourquoi  ? Le vrai problème consiste à concilier deux éléments apparemment inconciliables. Le Nord et Esil. Un point c’est tout  !

Reïla n’avait pas insisté.

Mais si elle n’était pas jalouse, elle n’en demeurait pas moins contrariée.

Depuis que Jack avait rencontré Esil, il avait de moins en moins envie de partager son lit.

La parenthèse érotique se refermait plus tôt que prévu.

 

*

 

— Raconte-moi la guerre, demandait Jack lorsqu’il sentait germer une certaine tension entre eux.

Reïla souriait. Elle adorait ça.

— Tu devrais écrire des histoires, lui disait Jack. Tu es une artiste.

Reïla pouffait.

— Une artiste, moi  ? Non mais, tu m’as bien vue  ?

Puis elle devenait songeuse.

— Je deviendrai bientôt tellement grosse qu’il me sera impossible de bouger. Je m’enfoncerai légèrement dans le sol. Une cour d’hommes et de femmes s’occupera alors de moi. Me lavera, me nourrira, me baisera, en échange d’histoires merveilleuses, de contes incroyables délivrés au compte-gouttes, nectar d’accoutumance… Tu sais, cela me fait penser aux ruches.

Jack inclina la tête, dans l’attente.

Reïla sourit. Redevint songeuse… Je n’exagère peut-être pas, après tout… mon talent de conteuse distille une véritable drogue. Jack se transforme en enfant. Il ne peut plus désormais se passer de moi. Je le tiens… Je te raconte une histoire, mon petit Jack, à une seule condition… Tu enfouis ton petit nez et ta petite langue entre mes fesses…

— C’est d’accord, dit Jack.

Elle sortit brusquement de sa rêverie. Jack avait-il réussi à lire dans ses pensées ou bien avait-elle parlé à voix haute sans s’en rendre compte  ?

Elle se mit à raconter…

— Les ruches à homoncules sont nées d’une nécessité. Les occupants des abris antiatomiques se sont retrouvés, pour la plupart, enfouis sous des centaines de mètres de sable. Dans un premier temps, les femmes, écrasées par une puissante léthargie, ont vu leur volume augmenter considérablement  ; les membres se sont atrophiés, et seule a persisté la tête, au bout d’un gigantesque corps flasque. Inversement, les hommes ont réduit de volume, et ont commencé à vivre dans les replis de chair du corps des femelles…

Jack affichait un sourire béat. Un vrai gosse.

Reïla poursuivit, comblée.

— Mais il ne s’agissait d’animalisation qu’en apparence, les fonctions cérébrales ne diminuant aucunement. Seul l’instinct social, de vie collective, se trouva exacerbé. Les premiers œufs furent soignés dans la crainte et la peur. Puis les premières larves firent leur apparition. Et, munies d’appendices fouisseurs, elles entreprirent de se frayer un chemin vers la surface. Le désert est maintenant un gigantesque réseau de galeries et de chambres de reproduction. Les homoncules ont préféré rester sous terre, et ne sortent que très rarement, pour chasser, essentiellement…

Reïla regarda Jack droit dans les yeux. Une attitude théâtrale, pathétique.

— D’étranges structures coralliennes commencent à affleurer à la surface des mers nouvelles. Encore une mutation inévitable. L’adaptation des prisonniers sous-marins sera-t-elle aussi heureuse et durable que celle des prisonniers du désert  ?

Jack applaudit. Il proposa à Reïla d’intituler ses histoires Contes de la guerre ordinaire.

À la vue de Laetitia sur les genoux de Grootz, le symbiote sortant à intervalles réguliers de la bouche de l’homme masqué, ce titre prenait à ses yeux toute sa valeur. Dans un monde de mutation perpétuelle, les aberrations individuelles ne pouvaient que se parer des couleurs de l’ordinaire…

 

Les choses auraient pu demeurer longtemps ainsi  : Jack le rescapé partageant son temps entre les abysses enchanteurs d’Esil, les replis sucrés du corps de Reïla, l’étrange amitié des deux abominables, l’étonnante fascination qu’exerçait sur lui Laetitia, crevette insaisissable, et Grootz, homme grotte, exo-squelette d’un gigantesque ver blanchâtre et poilu qui était peut-être le véritable Grootz.

Mais cette stase gélifiante qui accentuait de jour en jour la dichotomie cérébrale de Jack – rester près d’Esil ou rejoindre le Nord en écoutant cet appel intérieur qu’il ne parvenait pas à refréner – fut instantanément balayée par une phrase de Pitchin.

Toute la petite famille somnolait dans la salle commune après le repas du soir lorsqu’il jaillit du sas-diaphragme en faisant des moulinets avec ses bras. Il était particulièrement excité.

— La mer recommence à monter, dit-il.

Grootz ne broncha pas.

Reïla s’arrêta de manger.

Maxton afficha un curieux sourire.

Et Jack se recouvrit instantanément d’un voile de sueur en pensant à Esil.

Aux premiers étages organiques de la pyramide de corps, bientôt léchés par les vagues.