La montagne de corps, gigantesque pièce montée plantée dans le désert, attendait vainement les morsures d’un ange démesuré venu sur Terre pour célébrer le mariage du ciel et de l’enfer.
L’horizon était une barre de nougat, caramélisé à point. L’air avait l’incomparable saveur des crépuscules remarquables, de ceux que la mémoire n’oublie jamais.
— Nous allons mourir, répétait machinalement Jack.
« Ne te tourmente pas ainsi, lui disaient les yeux verts d’Esil. Pour l’instant, nous sommes là. Raconte-moi ton histoire. Ne t’inquiète pas… »
Laisse tomber, fredonnait une petite voix dans sa tête. Prends la route de Cheebar, la route du nord. Le reste n’a aucune importance…
« Flic-floc », murmurait l’eau autour de ses chevilles, l’eau trouble de l’océan conquérant qui recouvrait déjà la première rangée de corps.
— Mon histoire est pitoyable, Esil. Je n’ai jamais vraiment aimé quelqu’un avant toi. Je n’ai jamais osé. Et cet amour devient à son tour pitoyable. Nous allons mourir.
« Raconte, insistaient les yeux verts de la jeune fille. Raconte et oublie l’avenir… »
Jack s’appuya contre le flanc de la montagne, une main délicatement posée sur la jambe libre d’Esil. Il plongea dans les yeux verts et raconta son histoire.
« Lorsque je marche, lorsque je pleure, lorsque je ris, lorsque je dors, tous les cadavres que j’ai laissés sur le bord de la route m’observent de leurs orbites noires, de leurs regards glacés. Mon père, la première mort engendrée par ma poisse, le premier signe d’une vie marquée par la malchance… Notre embarcation a chaviré en plein hiver sur un lac gelé. J’ai paniqué, commencé à me noyer, puis je me suis évanoui… Lorsque je suis revenu à moi, j’étais au sec sur la rive du lac… J’appris plus tard que mon père m’avait quasiment tenu à bout de bras pendant une heure, en barbotant dans l’eau glacée. Son cœur a tenu juste ce qu’il fallait… Il est mort à l’arrivée des secours… J’avais tout juste douze ans.
» Puis il y eut ma mère… qui n’accepta jamais la mort de mon père et dépérit en une lente agonie qui lui permit tout de même de me conduire sur les rives de ma quatorzième année… Ma sœur prit le relais… Et je m’enfuis… Je ne voulais pas avoir une autre mort sur la conscience. La brigade des mineurs me coinça à cinq cents kilomètres de Goondyne. Ma sœur sauta dans le premier avion pour venir me récupérer. Elle n’arriva jamais, l’avion ayant mystérieusement explosé en vol. Je venais d’avoir seize ans. Je décidai ce jour-là d’éviter toute liaison affective intense. Ce que je réussis à faire tant bien que mal… Et Dieu sait si la dernière fois il m’en a coûté. Mais si tu es là, aujourd’hui… c’est un peu de ma faute… J’ai été la nourrice d’une des IA responsables de la guerre, responsables de ta transformation… »
« J’allais mourir, Jack, répondirent les yeux verts. Je souffrais d’un mal incurable lorsque la montagne s’est formée. Ce fut pour moi un sursis. Depuis que je suis là, j’ai vécu des milliers de vies… Tu n’as rien à te reprocher. Aime-moi, aime-nous, c’est tout ce que je te demande, pendant qu’il en est encore temps. »
C’était la première fois que Jack lui touchait le visage. Il lui avait déjà effleuré le ventre, caressé les jambes. Mais jamais le visage. Il essaya de déplacer le corps de l’homme le plus proche. Jack était gêné par cette main étrangère qui recouvrait la bouche d’Esil. Cette main immobile qui n’appartenait pas à Esil. Il imaginait cette main douée d’une certaine faculté de regard. Il ne put s’empêcher de la saisir, mais lorsqu’il voulut la soulever elle ne bougea pas d’un millimètre. Elle faisait partie d’Esil comme Esil faisait partie de la montagne.
Un désir foudroyant s’empara brutalement de lui. Et il n’y eut bientôt plus que le ventre tiède d’Esil, son sexe brûlant et humide.
Il la pénétra, sans se soucier de savoir si ses pieds reposaient sur le ventre de la jeune femme embrochée par les jambes d’Esil, si ses lèvres effleuraient la main étrangère.
Leurs orgasmes simultanés se calquèrent sur celui de la montagne entière.
L’espace d’un instant, au point culminant d’une jouissance extrême, il comprit qu’Esil n’était qu’un élément d’un corps gigantesque, une abeille dans une ruche, une simple cellule associée à ses semblables pour constituer une entité supérieure.
Tant que la montagne vit, Esil ne peut pas mourir, pensa-t-il, heureux, en se laissant aller à une douce torpeur.
*
Un doux murmure berçait ses rêves. Il fut réveillé par l’humidité envahissante. Il crut avoir uriné sur sa couchette, dans une alcôve de l’Imperial Stardust. Mais il avait quitté le navire spatial depuis longtemps. Il bascula et se retrouva entièrement immergé. Il se débattit un court instant pour retrouver son équilibre.
La surface de l’eau barrait sa poitrine et montait à vue d’œil.
Esil…
Il s’appuya contre la montagne. Elle était là, immergée ; amphore humaine, prête à devenir le siège d’une mystérieuse alchimie marine, repaire de mousses et de coquillages. Elle le regardait et ses yeux souriaient.
Je ne suis pas morte, disait-elle. Tu vois, il était inutile de s’inquiéter. Nous sommes encore vivants… Mais toi, il faut que tu te sauves…
— Elle a raison, dit une voix derrière lui. Il est temps de mettre les voiles.
Jack fit brusquement volte-face en se disant que la folie l’avait enfin gagné. Et il vit Laetitia. Tout sourire. Plus crevette que jamais.