2.

Ils ne pouvaient rien faire d’autre qu’escalader la montagne de corps. La mer n’avait cessé de monter, leur chatouillant la plante des pieds en murmurant  : grimpe  ! grimpe  ! grimpe  !

Ce qui n’empêchait nullement Jack de s’arrêter. Il s’immobilisait, les yeux perdus dans le vide. Dans l’image engloutie d’Esil.

— À quoi bon  ? disait-il. Bientôt la montagne entière sera immergée…

Mais Laetitia n’était pas avare d’insultes amicales.

— Tu te dégonfles ou quoi  ? Allez, en route…

Et la petite voix sous son crâne reprenait en chœur : Allez, en route… N’oublie pas Cheebar, n’oublie pas le Nord…

Laetitia paraissait s’amuser de cette situation incroyable. Maxton avait raison lorsqu’il disait qu’elle était radicalement différente. Elle était née dans cet univers mouvant et s’y déplaçait le plus naturellement du monde. Qu’il s’agisse des canalisations du centre spatial ou d’une montagne de corps s’enlisant dans les flots.

L’élément liquide ne l’incommodait aucunement. Elle restait parfois plusieurs minutes sous l’eau.

La première fois, Jack crut qu’elle s’était noyée.

— Je suis allée discuter avec Gondar, s’était-elle contentée de dire en refaisant surface. Je risque de ne pas le revoir de sitôt.

Jack finit par se dérider en réalisant combien cette situation était inconcevable.

Il escaladait une montagne de corps en compagnie d’une fillette qui lui faussait de temps en temps compagnie pour aller tenir une discussion amphibie avec de vieilles connaissances.

Il éclata d’un rire nerveux.

L’instant que choisit la mer pour cesser de monter.

— Tu vois, je te l’avais bien dit  ! jubila Laetitia en lui pinçant un mollet.

— Et maintenant  ? demanda Jack, le visage de nouveau assombri par le souvenir d’Esil.

— Nous ne sommes plus qu’à une vingtaine de mètres du sommet. Là-haut, il n’y a pratiquement que des crânes. On pourra s’y étendre. Se reposer. On réfléchira plus tard.

— C’est tout réfléchi, grommela Jack. Il n’y a plus qu’à se laisser mourir de faim.

— Tu ne serais pas un peu pessimiste, par hasard  ? lança la fillette.

— Non seulement pessimiste, mais dangereux. J’attire la mort sur tous ceux que j’aime. Alors s’il te plaît, sois désagréable. C’est préférable pour toi.

— Quel incroyable tissu de conneries  ! railla Laetitia.

Jack ne put s’empêcher de sourire en prenant la fillette par la main.

Si elle pouvait avoir raison…

Ils se dirigèrent vers le sommet.

 

Jack s’affala, épuisé, sur un lit de crânes  ; Laetitia se pelotonna contre son ventre. Ses dernières pensées ne furent pas pour Esil, toujours vivante et désormais inaccessible, mais pour la gamine. Il fallait qu’elle ait raison. Il le fallait sinon il se tuerait.

Et il s’endormit, le sommeil bercé par le ressac des vagues se brisant contre les corps amalgamés, les cauchemars sculptés par les gémissements de l’île vivante.

 

*

 

Quand Jack s’éveilla, le soleil était déjà haut dans le ciel. Il se leva et ses yeux papillotèrent sous la réverbération océane. À l’extrémité nord du sommet, Laetitia observait l’horizon. En titubant sur le sol accidenté pour la rejoindre, Jack constata que les anfractuosités séparant les crânes servaient de repères à toute une foule d’animaux rampants ayant fui comme eux la montée des eaux. Il reconnut au passage un groupe d’araignées-caméléons qui s’étaient rapidement regroupées pour imiter un corps difforme. Les bras étaient petits et trapus  ; de simples moignons terminés par une quantité incroyable de doigts. Les jambes, au contraire, monstrueusement allongées ressemblaient à deux serpents tendrement enlacés.

Il y avait quelques nids, aussi, dans lesquels pépiaient d’étranges oisillons au plumage cristallin. Bien avant la montée des eaux, la montagne était déjà habitée. Et Jack se demanda quelle mystérieuse faune pouvait bien ramper dans le dédale souterrain constitué par l’enchevêtrement des corps.

— Déjà réveillé  ? dit Laetitia sans se retourner.

— Non, hélas  ! Je suis toujours englué dans ce cauchemar atroce. Impossible d’en sortir. Je crois que je ne me réveillerai plus jamais…

Laetitia se tourna enfin et lui fit un clin d’œil.

— T’inquiète pas, on va bientôt venir nous chercher.

— Tu viens de téléphoner à la ville la plus proche, c’est ça  ? Et bientôt tu vas me dire qu’il y a ici tout le confort possible. Sanitaires, bloc-cuisine, etc.

— Mais non, imbécile  ! Avant de te rejoindre, j’ai prévenu Louis. On peut compter sur lui. Crâne-au-Vent doit être en train d’astiquer ses pédales. Les secours ne devraient pas tarder. Tiens… en attendant, mange ça.

Laetitia sortit deux bâtonnets de céréales d’un de ses replis chitineux et les tendit à Jack.

— Et toi  ? répondit Jack, passablement surpris.

— J’ai déjà mangé. T’inquiète…

Cette fillette est tout simplement fantastique, se dit-il en grignotant l’un des bâtonnets.

Il n’allait pas tarder à être mûr pour lui faire de tels compliments à voix haute.

Et alors les dés seraient jetés. Le destin à nouveau défié.

Puis il pensa à Esil. « Tu as contribué à prolonger ma vie », avait-elle dit. Sa poisse aurait-elle tendance à disparaître, malgré l’entropie ambiante  ?

Ses divagations furent stoppées net par le vrombissement d’un moteur qui entreprit de dévorer le silence.

— Écoute…

— J’ai entendu, maugréa Laetitia. Inutile de t’exciter ainsi. Mais il ne s’agit pas des secours attendus. Planquons-nous.

La fillette bondit vers le centre de l’esplanade sommitale et s’enfouit le plus profondément possible dans une anfractuosité organique.

— Je te conseille d’en faire autant, lança-t-elle à Jack qui venait de la rejoindre, à nouveau éberlué. Il vaut mieux toujours savoir à qui l’on va causer avant de se manifester.

 

Une tache claire se dessina sur le fond uniforme, gris-bleu, du ciel et de la mer. Jack leva timidement la tête et aperçut une sorte de poire volante. Elle perdit rapidement de l’altitude, disparut à sa vue.

Le vrombissement enfla brusquement puis cessa.

— Ils se sont posés, murmura Jack.

— Surtout ne bronche pas, l’invectiva Laetitia d’une voix tranchante.

Jack, légèrement contrarié, ferma les yeux en se disant que toutes ces précautions étaient probablement inutiles. Il s’agissait sûrement d’une patrouille venue explorer la région sinistrée à la recherche de survivants.

 

Quelques minutes seulement s’étaient écoulées, mais pour Jack le temps devenait étrangement sirupeux. Les secondes qui glissaient sur son corps pénétraient soudain dans sa tête pour en ressortir au bout de quelques heures seulement.

— Et s’ils repartaient brusquement, nous laissant là comme deux imbéciles alors que leurs intentions étaient amicales  ? chuchota-t-il.

— Je t’ai déjà dit que les secours, les vrais, allaient arriver. Mieux vaut éviter l’irréparable.

Jack allait à nouveau râler lorsqu’un bruit strident lacéra ses tympans.

Et la montagne se mit à gémir comme elle ne l’avait encore jamais fait. Un gémissement de supplicié. Une plainte atroce. Les lamentations de milliers d’hommes et de femmes torturés dans les geôles de l’Enfer.

— Que se passe-t-il  ?!

Jack avait hurlé à son tour. Mais Laetitia ne lui en tint pas rigueur, car personne ne pouvait désormais les entendre.

— Je t’avais bien dit qu’il fallait être vigilant  ! brailla Laetitia. Il s’agit de récupérateurs pirates…

— De quoi  ?

La montagne était maintenant agitée de puissantes convulsions. Laetitia et Jack se cramponnaient de toutes leurs forces pour éviter d’être broyés entre les corps des montagneux.

La montagne souffre. Elle souffre horriblement, se dit-il.

Et il repensa à Esil, à présent enfouie sous des mètres d’eau. Elle devait souffrir, elle aussi…

— Mais que font-ils  ? parvint-il à demander entre deux hoquets rageurs de la montagne.

— Ils récupèrent des membres et, s’ils le peuvent, des organes, tout simplement. Leur engin doit être équipé d’un bac cryo. Dans les villes touchées par les phénomènes d’inversion, un œil ou un bras se monnaye à prix d’or…

— Mon Dieu, gémit Jack, mais c’est horrible  !

— Pour ces gens-là, les montagneux n’ont pas plus droit à la vie qu’un kangourou des sables. Ils ne font que s’attaquer à un monstre, quelque chose de dégoûtant qu’ils ne pourront jamais comprendre.

Une haine incroyable entachait le discours de la fillette. Et Jack comprit soudain que la Terre abritait maintenant deux races radicalement différentes  : les adaptés et les inadaptés. Ceux qui acceptaient les mutations et ceux qui les refusaient. La montagne tremblait à nouveau, déchiquetée à coups de scie électrique et de laser chirurgical.

— Mais il faut faire quelque chose  ! hurla Jack, en proie à la panique.

Laetitia lui caressa tendrement la joue.

— Du calme. Nous ne pouvons rien faire, tu comprends  ? Absolument rien. Ils sont plus nombreux que nous et sans scrupule. Mourir pour rien n’a jamais arrangé quoi que ce soit.

Une ombre gigantesque les recouvrit.

— C’est Crâne-au-Vent  !

Laetitia s’était levée d’un bond. Jack suivit son exemple.

— Regarde  ! dit la fillette.

Et Jack vit une gigantesque aile volante effectuer un virage à quelques mètres de la montagne. Une surface de voile impressionnante.

Lorsque l’engin se fut rétabli à l’horizontale, Jack put distinguer un homme assis dans une étroite nacelle. Et cet homme… pédalait  !

Une étrange armature constituée de fines baguettes en bois et en métal reliait l’ensemble. Une vingtaine d’hélices vibrantes étaient disséminées sur le squelette de l’engin.

— Incroyable  ! lança Jack.

— Tu vas nous la faire souvent, celle-là  ? ironisa la fillette.

L’aile volante se dirigeait droit sur la montagne. Apparemment, les pirates avaient cessé leur besogne. Jack ne pouvait pas les distinguer, mais il entendait leurs cris et les invectives de celui qui devait être leur chef.

La montagne ne gémissait plus. Il aperçut la poire volante, arrimée au pied de l’île.

Un sifflement…

Il vit un des hommes gesticuler, à mi-hauteur, puis se plaquer contre la paroi.

La poire explosa, libérant une gigantesque flamme orange.

L’aile effectuait de nouveau un virage serré pour s’éloigner du lieu de l’explosion. Il y eut une série de déflagrations.

— Sans bac cryo, ils ne peuvent plus rien faire, énonça Laetitia, ravie. Bon, il ne s’agit pas de mollir…

L’aile avait fait demi-tour et revenait dans leur direction. Une escarpolette pendait sous son ventre.

— Accroupis-toi, ordonna Laetitia.

Jack ne chercha pas à comprendre. S’exécuta immédiatement. Les événements avaient cessé depuis longtemps de s’offrir à un quelconque décryptage de sa part.

Laetitia grimpa sur ses épaules.

— Tu attrapes les cordages au passage et tu t’installes sur la planche… Compris  ?

Jack hocha la tête.

Je n’y arriverai jamais… Le moment est enfin venu. Tout va foirer par ma faute et Laetitia va mourir. Il ne peut en être autrement.

Tout en pensant cela, son corps s’était mis automatiquement en mouvement. Comme si, par l’effet d’un split-brain mental, ses deux hémisphères avaient pu travailler en parallèle.

Sa main gauche agrippa un cordage, puis la droite suivit le mouvement. Une traction. Il se laissa retomber. La planche percuta ses fesses. Il avait accompli tout cela les yeux fermés.

Lorsqu’il les rouvrit, il découvrit ses pieds qui ballottaient dans le vide et, tout en bas, la surface étale de la mer. Gris-bleu.

Il leva la tête et vit Laetitia, juchée sur ses épaules.

— Bien joué, Jack  ! lui dit-elle en souriant.

Tout en haut, dans sa minuscule nacelle, Crâne-au-Vent fumait un cigare. Sans cesser de pédaler, bien sûr.

Une heure plus tard, Jack commençait sérieusement à fatiguer. Il ne savait plus que faire de ses jambes et, sur ses épaules, Laetitia pesait des tonnes. Il se demandait depuis combien de temps pouvait bien pédaler Crâne-au-Vent, lorsqu’il aperçut le rivage. La mer n’avait donc pas envahi tout le continent, comme il avait fini par le croire.

Ils survolaient maintenant le désert. Les hauts plateaux calcinés que la mer n’avait pas pu recouvrir, lasse de bouffer du sable. Un grouillement incroyable. Mammifères, reptiles et hybrides de toutes sortes, compagnons de fuite d’un jour, s’étripaient joyeusement. Un véritable carnage. Sans compter les anciens occupants des lieux qui ne devaient pas voir d’un bon œil cette invasion caractérisée.

 

Un quart d’heure plus tard, la gent animale avait repris des proportions plus convenables.

L’horizon était maintenant bouché par de hautes falaises crayeuses contre lesquelles venait mourir la mer de sable. Jack crut même discerner de véritables vagues poudreuses. Vu la distance, il devait probablement s’agir d’un mirage.

L’aile volante prit de l’altitude.

La paroi de craie n’était plus qu’à quelques mètres. Jack ferma les yeux. L’escarpolette frôla la ligne de crête.

— Maintenant  ! rugit Crâne-au-Vent.

Laetitia serra ses jambes autour du cou de Jack.

— Allez… On saute  !

Jack ouvrit les yeux. L’aile volante faisait presque du surplace. Ses pieds pendaient à un mètre du sol.

Il se laissa choir sur le sable, tremblant. Laetitia s’écrasa sur lui en riant. L’aile volante reprit de l’altitude. Se posa quelques mètres plus loin.

Crâne-au-Vent sauta de l’habitacle et s’avança vers eux en claudiquant.

— Il faudra que je trouve un système pour rendre les pédales plus souples, j’ai un de ces mal aux pieds  ! bougonna-t-il en guise de salutations. Pour la fusée, ce serait plutôt gênant, n’est-ce pas  ?

— Sûrement  ! répondit Jack.

Laetitia le regarda d’un drôle d’air.

Jack venait de rayer toute une série de mots de son espace mental  : étonnement, surprise, stupeur, et leurs synonymes.

S’il voulait vivre vieux, c’était préférable.