La falaise crayeuse constituait le flanc d’une gigantesque échine rocheuse plantée dans le sable, d’est en ouest.
La mâchoire d’un énorme animal enseveli, engendré par la guerre, aux dents gigantesques cariées d’un labyrinthe de boyaux et de grottes.
Crâne-au-Vent et Louis en avaient aménagé certaines. Demeures d’ombre et de lumière. Puits d’accès vertigineux, fenêtres-observatoires à fleur de paroi, surplombant les étranges remous de la mer de sable.
Contrairement à ce que son nom aurait pu laisser supposer, Crâne-au-Vent ne souffrait d’aucune malformation crânienne. Mais la tempête faisait rage entre ses oreilles.
Difficile de le ranger dans une catégorie mentale : excentrique, illuminé, névrosé, psychopathe, rêveur… Crâne-au-Vent pouvait être tout cela à la fois.
Il était peut-être, tout simplement, un mutant du troisième type : aucune modification physique, aucun pouvoir psychique décelable, mais une mouvance mentale insaisissable…
L’absence de la mère de Louis y était peut-être pour quelque chose.
Louis. Le double masculin de Laetitia. Guère plus âgé. Guère plus grand. Guère plus rose.
Un autre enfant de la guerre.
Ils avaient tous deux disparu dans le dédale des boyaux.
Jack savait maintenant qu’il n’y avait pas là de quoi s’inquiéter. Sur la montagne de corps, Laetitia avait fait preuve d’une maturité et d’un sang-froid exceptionnels. Tout cela sans grand sérieux, bien sûr. Un étrange cocktail combinant intimement la rigueur de l’adulte et la naïveté, la liberté, l’esprit ludique de l’enfant.
Superbes rejetons de la guerre.
Jack terminait son bol d’amphécafé en compagnie de Crâne-au-Vent. Ils étaient tous deux assis en face d’une fenêtre-observatoire, dans une grotte qui servait à la fois de cuisine et de salle commune.
— Bien dormi, Jack ? demanda Crâne-au-Vent en grignotant un bâton de céréales.
— Fatigué comme je l’étais, j’aurais même pu dormir dans la gueule d’un monstre.
Crâne-au-Vent se mit à rire.
— Ça vous arrivera sûrement un jour ou l’autre. N’est pas le plus monstre qui croit.
Jack avait tout de suite réalisé que Crâne-au-Vent s’exprimait de curieuse façon. Tournures fuyantes, raisonnements quantiques. Inutile de s’acharner, de vouloir en percer le sens profond.
— D’autres personnes vivent ici ? demanda-t-il.
Le regard de Crâne-au-Vent parut se rétrécir. Focaliser. Détailler chaque grain de sable.
— Nous n’avons jamais été plus que trois, se contenta-t-il de dire, les yeux embués de larmes.
Jack préféra changer de sujet.
— Laetitia et Louis… Drôles d’enfants, vous ne trouvez pas ?
— Vous auriez préféré que Louis soit bleu et Laetitia rose ? Je vous croyais plus intelligent que ça, Jack.
Jack secoua la tête.
— Je ne voulais pas parler de leur physique… Mais pour des gamins de cinq ou six ans, ils sont plutôt dégourdis, non ? Et jamais à court de vocabulaire.
— Ils lisent dans nos crânes comme dans un livre ouvert. Ce qui empêche la censure et rend leurs lectures souvent dangereuses. Pour l’instant, ils s’en sortent plutôt bien, c’est vrai.
— Et les parents de Laetitia…
— Je n’ai jamais eu l’occasion de les rencontrer. Laetitia m’en a dissuadé. « Ils n’acceptent pas ce monde », me répétait-elle sans cesse. « Ils ne t’accepteront pas. » Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi, puisque je n’accepte pas ce monde non plus. Mais Laetitia se trompe rarement. Elle est beaucoup plus perspicace que Louis. J’ai préféré suivre ses conseils pour ne pas compromettre inutilement le grand départ.
Une interrogation muette se peignit sur le visage de Jack.
— Je vois que mes propos vous intriguent, murmura Crâne-au-Vent sans cesser de contempler le désert. Et pourtant vous avez bien entendu. Le grand départ est imminent. Je vais bientôt quitter cette Terre mutante. Laissons-la une fois pour toutes à ses nouveaux occupants. Une sage décision, vous ne trouvez pas ?
— Eh bien… Je ne pense pas être le mieux placé pour me prononcer sur le sujet, hasarda timidement Jack. Il est vrai que je découvre quotidiennement d’étranges choses, mais…
— Oui, vous venez de naître depuis peu… Laetitia m’a tout raconté. Vous êtes vous aussi, d’une étrange manière, un enfant de la guerre… Un enfant inadapté… Ou bien alors un étranger, un touriste… Oui, c’est cela. Un touriste. Avez-vous envie de poursuivre votre voyage ?
Jack, malgré les apparences, se sentait à l’aise en compagnie de Crâne-au-Vent. Un personnage déroutant, certes, mais favorisant chez son interlocuteur une réelle liberté d’expression. Il se sentait prêt à lui raconter n’importe quoi sans être le moins du monde gêné.
— Je désire aller à Cheebar. Puis vers le nord.
— Vers le nord… Quelle excellente idée ! Il faudra que je vous apprenne à conduire mon aile volante. À pied vous n’êtes pas près d’y arriver.
Jack était passablement abasourdi.
— Vous voulez dire que vous consentiriez à me prêter votre machine ?
— Loin de moi cette idée. Qui vous a parlé de prêt ? Je vous la donne, tout simplement. Laetitia et Louis n’ont pas besoin de ce genre d’engin pour satisfaire leurs besoins. Vous, oui, alors…
— Mais je ne pensais pas à eux. Je pensais à vous. Comment ferez-vous, sans elle, pour aller chercher votre nourriture ? Je présume qu’il doit être plutôt difficile de faire pousser des légumes ici, non ?
— Vous ne m’avez pas compris, Jack. Je vous ai parlé du grand départ. Dans deux jours, trois maximum, je quitte la Terre.
— Vous avez trouvé de la kynsokaïne ou je ne sais quelle drogue psychokinésique à moitié pourrie et vous allez vous retrouver comme Pitchin… si vous avez la chance de conserver un minimum d’organes vitaux !
— Vous n’y êtes pas du tout, Jack. Loin de moi ce genre d’idée stupide. Je pars à bord d’une fusée, bien sûr. Rien ne vaut une bonne vieille fusée pour sillonner l’espace…
— Vous avez trouvé une fusée en état de marche ? Comme l’Imperial Stardust ? Avec les logiciels de vol ? Écoutez, je n’en ai encore parlé à personne, mais il ne faut faire confiance à aucun programme. Quel qu’il soit ! Pendant la guerre, les IA logistiques ont tout contaminé. Ce qui se passe aujourd’hui est entièrement de leur faute et…
— Taratata ! Je n’ai rien à foutre de vos logiciels de vol. Et il n’y a pas plus d’ordinateur ou de programme dans ma fusée qu’ici.
— Mais vous ne parviendrez jamais à la guider ! Les trois quarts des instruments sont entièrement automatisés et…
— Pas sur ma fusée, jeune homme. C’est un prototype.
— Et comment fonctionne-t-elle ? lança Jack d’un ton railleur.
— À pédales. Tout simplement. À pédales.