5.

Rien derrière l’épave démantelée de la fusée. Le corps de Crâne-au-Vent, probablement en miettes, devait être coincé dans le poste de pilotage.

— Ne bouge pas d’ici, ordonna Laetitia en s’adressant à Jack. Ça peut être dangereux. Inutile d’y aller à trois…

Dans un premier temps, Jack avait obéi, se contentant d’observer les deux gamins qui bondissaient entre les dunes. Puis il en vint peu à peu à juger la situation particulièrement ridicule  : une petite fille qui lui ordonnait de ne pas bouger en invoquant un quelconque danger.

— Je ne suis tout de même pas un gosse  ! dit-il sèchement en suivant les marques laissées dans le sable par Louis et Laetitia. Il serait temps que cette gamine l’apprenne.

Il n’était plus qu’à deux ou trois mètres du nez de la fusée quand le sol se déroba sous ses pieds. Une véritable déferlante de sable.

Il n’avait donc pas rêvé en apercevant des vagues, du haut de la falaise.

Et il commençait à le regretter.

Une dépression s’était instantanément créée, creusant un large entonnoir au cœur de la dune. Et Jack ne pouvait rien faire d’autre que glisser.

Ses mains saisissaient de pleines poignées de sable.

Aucune prise solide. Aucun moyen d’enrayer sa chute.

Tout amour-propre déjà oublié, il se mit à hurler :

— Laetitia  ! Je me noie  ! À l’aide  !

Il se débattit encore un instant, aperçut la tête de Laetitia qui émergeait précipitamment du nez de la fusée.

Ses pieds touchèrent le fond de l’entonnoir et il se retrouva aussitôt enseveli.

 

Des tonnes de sable.

Respiration bloquée. Le crissement du quartz-étincelle derrière la membrane irritée de ses paupières papier.

Puis la caresse d’un air lourd et visqueux. Les derniers cristaux glissant sur sa peau meurtrie.

Il ouvrit les yeux et ne vit rien.

Se crut aussitôt aveugle.

Se redressa et se mit à courir dans le noir. Percuta violemment un obstacle. Un goût de sang dans la bouche. Puis une main, ou autre chose, une pince peut-être, qui se referma sur sa jambe, l’obligeant à faire demi-tour.

Le noir se diluait progressivement, tirant vers le gris, le marron sale. Sa vue s’habituait peu à peu à la pénombre qui régnait en ces lieux.

Je ne suis pas aveugle… C’est déjà ça.

Il distingua péniblement les contours d’un large couloir terreux. Il était adossé à l’une des parois. De vagues formes blanchâtres apparaissaient et disparaissaient, loin devant lui.

La surface contre son dos était légèrement collante. Comme si le sable avait été enduit de bave, une bave épaisse qui contribuait à la création d’un grès biominéral.

La lumière glauque, tout juste suffisante pour délimiter formes et contours, était due à une certaine phosphorescence des parois du tunnel, une autre propriété de la substance collante sans doute… Jack écarquilla les yeux pour distinguer l’être qui venait de lui pincer le mollet. Mais il ne vit rien d’autre que le ballet de fugitifs éclairs blancs allant d’une paroi à l’autre.

Un étrange gazouillis l’incita alors à baisser les yeux.

Et il les vit.

Ils devaient être une dizaine.

De petits corps maigres surmontés d’une tête ronde, nus et chauves, les bras démesurément longs, touchant presque le sol. D’étranges lutins au regard triste. Minuscules, mais incontestablement humains.

L’exposé de Reïla lui revint instantanément en mémoire.

Les ruches à homoncules…

Lorsqu’il vit la larve jaillir d’une galerie, juste en face de lui, son abdomen grassouillet rebondissant sur le sol du tunnel, ses appendices fouisseurs tendus vers l’avant, aucun doute ne lui fut plus permis.

Reïla était une excellente conteuse, mais elle n’avait rien inventé.

Ces formes blanches qui apparaissaient et disparaissaient sur toute la longueur visible du tunnel devaient être autant de larves qui déambulaient gauchement dans un gigantesque réseau de galeries souterraines, vers la surface ou les chambres de reproduction…

Il faisait une chaleur tropicale, mais Jack ne put s’empêcher de frissonner.

L’un des homoncules s’adressa alors à lui.

Une purée de mots difficiles à décrypter.

Il en comprit néanmoins le sens général.

Le troupeau de nains désirait le voir avancer.

 

*

 

Dirigé par son escorte d’homoncules, Jack avait déambulé le long d’une série de tunnels, galeries, boyaux et autres excavations opérées sous le sable du désert. Il avait eu l’occasion d’observer certaines larves attaquant le sable de leurs appendices excavateurs frontaux, et d’autres se chargeant de baver fontaine pour figer les parois des brèches nouvellement créées.

Il essayait de réactiver dans l’un des replis de sa mémoire les explications de Reïla sur les ruches à homoncules  : des occupants d’abris antiatomiques qui avaient dû s’adapter à leur nouvel environnement, enfouis sous des centaines de mètres de sable. Les IA étaient-elles intervenues pour modeler leurs cartes génétiques  ? Difficile de l’affirmer. Leur mode de reproduction et d’évolution avait néanmoins lorgné du côté du processus holométabolique des insectes. Les larves et leurs appendices fouisseurs étant peut-être inconsciemment désirés pour rejoindre la surface. Mais une fois le processus stabilisé, l’extérieur n’avait plus représenté qu’un intérêt médiocre pour une société d’homoncules calquée sur celle des termites…

Jack imaginait des salles entières gorgées d’œufs ou de chrysalides gigotantes lorsque les homoncules lui firent signe de s’arrêter en lui pinçant les mollets. Inutile de forcer souvenirs ou imagination, la réalité était là et il était peut-être temps de réagir.

— Vous souhaitez sûrement me faire visiter votre domaine, mais je suis attendu, euh… là-haut. Je préférerais remettre cette visite à un autre jour… si vous n’y voyez aucun inconvénient  ?

Les homoncules ricanèrent. C’est ainsi que Jack interpréta une série de couinements partagés par l’ensemble de la troupe.

Deux homoncules le poussèrent vers l’avant. Jack se retrouva dans une galerie au sol particulièrement incliné. Et la première remarque qui lui vint à l’esprit déclencha un sentiment de peur qu’il avait jusqu’à présent repoussé  : ils s’éloignaient de la surface… plongeaient vers les profondeurs de la Terre  !

Ralentissant son pas, il réitéra sa requête, d’un ton moins assuré, à la limite du bégaiement.

— Écoutez… je ne tiens pas spécialement à… faire du tourisme.

Les petites mains pincèrent les mollets.

Fuir… Il ne me reste plus qu’à envoyer bouler cette cohorte d’avortons… Ça ne doit pas être bien difficile…

En apercevant une larve qui entamait la paroi du tunnel de ses appendices fouisseurs, il changea brusquement d’avis. Et le mot s’imposa, inondant son front d’un voile de sueur froide.

PRISONNIER.

Il était prisonnier d’une colonie d’homoncules qui l’avaient capturé sans effort aucun.

Laetitia avait raison.

Il n’était qu’un novice en ce monde de fragile apparence.

Restait maintenant à découvrir une chose.

Ce qu’ils comptaient faire de lui  !

Cette galerie paraissait interminable. Jack tentait d’évaluer la profondeur en fonction de la longueur de ses pas et de l’inclinaison du sol. D’après ses calculs, ils devaient être à une centaine de mètres de profondeur. À l’énoncé de ce nombre, la peur se mua en angoisse.

Lorsque l’ensemble de la troupe s’immobilisa, Jack percuta violemment le groupe d’homoncules qui le précédait. Il eut droit aux sempiternels pincements de mollets en guise de représailles. Cela n’avait pas grande importance. En faisant toujours confiance à ses estimations, ils étaient maintenant à plus de cent cinquante mètres de profondeur.

Jack n’était pas claustrophobe, mais il comprit la douleur de ceux qui souffraient de ce mal.

À cet endroit, la galerie se resserrait  ; le grès biominéral des parois délimitait les contours d’une porte. Jack cligna plusieurs fois des yeux, craignant d’être à nouveau victime d’une hallucination.

Sas métallique, linteau en béton. Il n’y avait pas d’autre interprétation possible.

Les homoncules le conduisaient au cœur de leur domaine, dans l’abri antiatomique originel.

 

*

 

L’intérieur de l’abri était entièrement reconfiguré  : des coursives en grès biominéral ceinturaient l’ensemble des parois. C’est sur l’une d’elles que le groupe d’homoncules s’immobilisa de nouveau. Ici, la lumière dispensée par la bave des larves était beaucoup plus faible, alourdissant la pénombre claustrophobe qui devenait insupportable pour Jack. Il ne distinguait rien de ce qui n’était pas dans son voisinage immédiat.

Les homoncules le poussèrent vers l’avant.

Il chancela au bord de la coursive.

Tout ce chemin à travers le temps et l’espace pour aller s’écraser sur le sol d’un abri antiatomique, se dit-il, presque soulagé de quitter cet univers oppressant.

Et il tomba.

Une chute brève. Inattendue.

Pour rebondir sur une surface tiède, élastique, légèrement inclinée. Il se redressa péniblement, encore surpris de ne pas avoir entendu ses os se briser contre un sol de béton. S’accrocha à une protubérance lisse. Un étrange bourrelet caoutchouteux. La texture lui était familière. Une odeur entêtante lui chatouillait les narines.

Toute peur avait disparu. Il eut soudain envie de rire. S’aperçut que son sexe était entré en érection. Une odeur aigre-douce envahissait maintenant agréablement ses narines. Sa verge était de pierre. Il n’aspirait plus qu’à une chose. Trouver ce sexe aux senteurs enivrantes pour y libérer sa semence.

Il se laissa glisser sur le corps de la géante.

Jack était possédé. La drogue olfactive, aux puissants effets aphrodisiaques, ravageait sa cervelle. Des images érotiques fusaient sous son crâne  : vagins sirupeux, fesses moites, seins ballottants aux tétons turgescents… Il avançait maintenant dans une forêt de poils. Arriva enfin, titubant, totalement ivre, sur les rives humides du sexe de la géante.

Il n’était pas seul, mais cela n’avait aucune importance. Il trouva rapidement une place entre deux homoncules et une gerbe de tentacules enserra sa verge. Ils devaient être au moins une vingtaine, disséminés autour de l’orifice génital, certains passant le relais à de nouveaux arrivants, se pliant tous au rite de la masturbation tentaculaire pour satisfaire les besoins en semence de l’énorme femelle.

Jack était sur le point d’éjaculer lorsqu’il perçut une certaine agitation sur sa droite. Il tourna instinctivement la tête et vit une main énorme avancer vers son voisin. Le saisir entre deux doigts. Main et homoncule disparurent instantanément vers les hauteurs sombres de l’abri.

Jack ne s’appesantit pas très longtemps sur cet épisode incongru. Son sexe était une bombe. Elle explosa.

L’éjaculation libéra sa cervelle un court instant. Une infime parcelle de raison refit surface.

Il regarda nerveusement autour de lui, essayant d’analyser le plus rapidement possible la situation. Le parfum aigre-doux l’enivrait de nouveau. Il perçut alors un craquement sinistre venant des hauteurs, suivi d’un faible couinement, comme si de puissantes mâchoires de félin s’étaient refermées sur le corps fragile d’un petit mammifère… Il repensa alors à l’homoncule happé par la grosse main venue d’ailleurs… Jack établit instantanément le lien.

La géante était en fait une ogresse.

 

*

 

Jack bloqua sa respiration, espérant diminuer les effets des senteurs aphrodisiaques. Se faire branler par une poignée de tentacules, c’était une chose. Se laisser croquer comme un bâton de céréales entre deux rangées de dents ressemblant à des créneaux de château fort en était une autre. Sa vision s’était adaptée au nouveau seuil d’obscurité qui régnait dans l’abri. Autour de lui, les replis de chair de la femelle étaient truffés d’homoncules  : nettoyeurs, chasseurs de parasites, soigneurs, futurs amants.

L’instinct de la dernière chance le poussa à agir sans réfléchir. Profitant de l’interruption masturbatoire des tentacules, il effectua un grand saut vers l’avant, se laissa glisser sur les parois internes de l’orifice génital de la géante. Les émanations olfactives étaient étourdissantes. Il valait mieux ne pas perdre une seconde. S’immobilisant contre un repli muqueux, il entreprit aussitôt de marteler les parois de ses poings.

Le résultat ne se fit pas attendre. Les muqueuses commencèrent à se plisser. Il frappa de toutes ses forces et frappa encore… déclenchant un véritable tremblement de chair.

La géante était sûrement incapable de se redresser. Elle ne devait même pas avoir de jambes. N’en avait nullement besoin pour accomplir son destin. Mais elle mit en œuvre tout ce qu’il fallait pour déloger l’intrus. Contractions, trémoussements, vibrations contrôlées de la montagne de chair.

Jack fut littéralement expulsé.

Projectile humain essayant de freiner sa course en agrippant rameaux de poils, replis de chair et membres d’homoncules.

Ses mains fouettèrent enfin le vide.

Puis il y eut le choc contre une surface dure, plane  : le sol de l’abri.

Jack se retrouva à plat ventre, la respiration coupée. Il se redressa péniblement, des poignards affûtés fourrageant entre ses côtes. Pressé de s’éloigner, craignant à tout moment qu’un des replis de chair du corps de la femelle ne vienne l’écraser en un doux bruit d’os brisés.

Il scrutait les hauteurs de l’abri, grimaçant de douleur, essayant désespérément de percer la pénombre. Les homoncules devaient être aux petits soins pour leur mère. Un instant de répit. Mais dès que tout serait rentré dans l’ordre, ils s’intéresseraient de nouveau à lui. Le contraire serait plutôt étonnant…

Il aperçut enfin la porte. Une tache de lumière plus intense sur l’une des parois.

 

L’intervalle séparant deux coursives consécutives n’était pas très important. Jack se trouva rapidement sur la troisième, puis la quatrième passerelle phosphorescente.

L’une de ses côtes, probablement brisée, lui arrachait une plainte à chaque traction musculaire. Des homoncules glapissants couraient en tous sens. Aucun ne paraissait s’intéresser à l’ascension de l’étranger.

Il se hissa enfin, exténué, sur la dixième coursive, juste en face de la porte de l’abri.

 

*

 

— Eh bien ça, c’est un coup de chance  ! s’exclama Louis, en le voyant franchir le sas d’entrée. Ils t’ont laissé partir  ?

— Pas vraiment, non… J’ai dû un peu forcer les choses, répondit Jack comme s’il s’installait dans une conversation de salon.

— Laetitia exagère en disant qu’il ne faudrait pas te lâcher d’une semelle. Tu aurais presque pu regagner la surface par tes propres moyens… Bien que l’agencement des galeries soit particulièrement trompeur.

— Comment m’as-tu retrouvé  ? s’exclama Jack, ayant de plus en plus de mal à se cramponner à la réalité.

— J’ai exploré ces galeries des centaines de fois. J’étais presque sûr qu’ils t’avaient conduit à l’abri. Ils capturent parfois des humains propres. Pour affiner leur patrimoine génétique, peut-être… Sans cela, ils sont inoffensifs. Sauf si l’on approche d’un peu trop près leurs couveuses ou leurs greniers à chrysalides. Je connais un chemin sûr pour rejoindre la surface, près de la falaise. Suis-moi…

Après plus d’une heure de marche et de reptation le long de galeries quasi désertes, la poitrine en feu, aveuglé par la lumière crue de l’extérieur, Jack était persuadé d’une chose.

Sans l’aide de Louis, il n’aurait jamais retrouvé la sortie.