Crâne-au-Vent avait miraculeusement survécu à la chute spectaculaire de son prototype spatial.
Une double épaisseur de plastiboudins tapissait les parois du poste de pilotage. Les vents ne soufflaient pas toujours aussi violemment sous le crâne de l’inventeur. Ce dernier avait dû envisager la possibilité d’un échec lors d’une sérieuse accalmie.
Il s’en tirait avec une cheville foulée et une légère commotion cérébrale.
— Il faudra que je songe à renforcer les ailes avec des longerons métalliques, marmonnait-il en se soutenant le front.
— Il est déjà reparti dans ses délires, murmura Laetitia à l’adresse de Jack. C’est bon signe.
Ils étaient affalés tous les quatre dans la grotte-salon, se remettant plutôt bien de leurs émotions récentes. Crâne-au-Vent plongé dans de sombres réflexions sur la résistance des matériaux, Louis, heureux de voir son père sain et sauf, Jack appréciant plus que jamais d’observer la peau du désert derrière les fenêtres-observatoires – et non ses viscères de grès – et Laetitia se moquant gentiment de lui.
Elle sait ce que j’ai fait là-bas, ruminait Jack en tâchant de masquer sa gêne. Palpant négligemment sa poitrine douloureuse aux côtes miraculeusement indemnes.
Il n’avait pas pu repousser bien longtemps le récit de ses mésaventures dans le repaire des homoncules ; avait sauté les épisodes salaces, bien entendu. Mais Laetitia n’était pas dupe. Et Louis connaissait parfaitement les mœurs du petit peuple.
— Ce que je vous ai dit tient toujours, Jack, dit Crâne-au-Vent, interrompant un instant ses réflexions. Il m’est difficile de vous donner l’aile volante, mais Louis vous conduira à Cheebar. Il vous suffira de pédaler. Louis s’occupera des commandes. Ce ne sera pas la première fois.
— Laetitia peut venir ? demanda Louis, apparemment ravi par la proposition de son père.
— Je ne crois pas être en état de rester sans aide. Désolé, mais…
— Je vais revenir comment ? Je suis trop petit pour pédaler et diriger l’engin tout seul. Je ne vais certainement pas grandir en cours de route. Si Laetitia ne m’accompagne pas, l’aile devra rester là-bas.
Crâne-au-Vent se gratta le menton.
— Je n’avais pas pensé à ça…
— Écoutez, ne vous faites pas de souci pour moi. Je peux me débrouiller autrement, lança timidement Jack.
— Tu as vu ce que ça a donné dans le désert, dit Laetitia en adoptant une posture réprobatrice, poings sur les hanches, front plissé, lèvres en avant.
— Cela m’aura servi de leçon… Dorénavant je ferai particulièrement attention à…
— À quoi ? Tu ne saurais même pas reconnaître un serpent-limace d’une anguille des sables. Tu ne partiras pas d’ici tout seul. Un point c’est tout.
— Laetitia a raison, enchaîna Crâne-au-Vent. Atteindre Cheebar n’est pas une partie de plaisir. Pour quelqu’un comme vous et à pied, j’espère que vous ne m’en voudrez pas de dire que c’est quasiment impossible.
— Bon ! s’exclama Jack, excédé. Tout ça c’est bien gentil, mais je dois y aller. Alors quelle est la solution ?
— Eh bien… l’aile volante ! dit Crâne-au-Vent, comme si tout ce qui venait d’être dit avait mystérieusement disparu de son univers mental.
— Et qui la ramènera ?
— Laetitia et Louis. J’ai entièrement confiance en eux.
— Et vous ? s’indigna Jack à nouveau dérouté.
— Si j’ai de quoi manger pour quelques jours, il ne peut rien m’arriver de grave. Je reprendrai mes travaux plus tard. Rien ne presse…
Louis bondit sur les genoux de son père, l’embrassa.
— Je savais bien que tu finirais par accepter. Tu es formidable.
Crâne-au-Vent caressa affectueusement la tête de Louis puis se tourna vers Jack.
— Méfiez-vous des villes, Jack. C’est là que la guerre a laissé le plus de traces.
Jack ne put s’empêcher de sourire.
— Vous pensez sûrement qu’il est difficile de faire pire que ce que vous avez déjà eu l’occasion d’observer… Eh bien, détrompez-vous. La guerre a été sans pitié pour les villes, ou plutôt pour leurs habitants. De gigantesques métropoles se sont retrouvées transformées en bibelots, telles ces petites miniatures figées dans le verre, sous une tempête de neige. Des milliers d’habitants sont ainsi morts, écrasés par des chiens ou par des ânes…
Ça y est, se dit Jack, la tempête souffle à nouveau sous son crâne.
— Certains bâtiments, au contraire, se sont immensément dilatés, obligeant leurs occupants à marcher pendant plusieurs mois avant d’atteindre une issue, à se sustenter grâce aux miettes coincées dans la trame du revêtement de sol… Essayez un peu d’imaginer des cargos venant s’échouer sur le carrelage immaculé de salles d’opération, des convois entiers, locomotives et wagons, terminant leur course au fond de cuvettes de cabinets d’aisance, et vous aurez alors une légère idée des redoutables processus d’expansion/compression qui ont secoué les villes.
— Inutile d’insister. Je dois y aller. Vous comprenez ? Je ne peux pas l’éviter. La petite voix dans ma tête m’agace de plus en plus. Je dois savoir.
Jack se tourna vers Laetitia.
— Tu peux comprendre ça, n’est-ce pas ?
— Inutile de t’exciter, Jack. Je perçois tes courants de pensée. Et il y a comme un gros rocher qui dévie l’une des rivières.
— Tu… Tu veux dire que tu es télépathe ? bredouilla Jack.
— Pas vraiment. Je sens certaines choses. Difficile à expliquer. Des images, des mots. Ce qui te préoccupe sur le moment. Et le rocher est toujours là. Toujours. Et Louis le perçoit comme moi. Et sur ce rocher, il y a une ville. Ce doit être Cheebar. On te croit, Jack… Quand veux-tu partir ?
— Dès que possible.
— Alors il est temps d’aller se coucher. La première étape ne sera pas la plus facile. Le temps de s’organiser, tu comprends ?
Jack acquiesça.
Décidément, cette gamine était extraordinaire.