Les adieux furent déchirants, comme il se doit.
Laetitia allait surveiller l’aile pendant que Louis irait confier Jack à un vieil ami de Crâne-au-Vent.
— Tu seras en de bonnes mains, disait Louis. Tu peux avoir une totale confiance en Rony.
Laetitia avait du mal à contenir ses larmes.
Jack préférait regarder ailleurs.
Depuis qu’il avait réintégré la réalité de ce monde, Jack avait toujours été en position d’assisté. Par Maxton et Pitchin, puis par Reïla et enfin par Laetitia. Les sentiments partagés se complexifiant d’une personne à l’autre.
Il n’était certes pas ridicule de dire qu’il aimait Laetitia. Il l’aimait comme il aurait aimé sa propre fille. Et il se rendait compte à présent que la réciproque devait être vraie aussi.
*
Louis sentait le malaise prendre matière, s’épaissir avec la distance.
— Nous pourrions peut-être mettre au point quelque chose, dit-il en s’arrêtant de marcher.
Jack, vaguement ailleurs, le regarda sans rien dire. Attendant passivement qu’il veuille bien préciser ses pensées.
— Aujourd’hui la lune est pleine, n’est-ce pas ?
Jack acquiesça.
— Eh bien, on pourrait peut-être convenir d’un rendez-vous régulier, les jours de pleine lune, sur le terrain vague où nous nous sommes posés.
Jack se préparait à parler, mais Louis l’interrompit aussitôt.
— Oui, je sais. Tu ne t’éterniseras peut-être pas à Cheebar et tu n’y reviendras peut-être jamais… mais ce n’est pas important. Crâne-au-Vent vient régulièrement ici, pour son matériel, la nourriture, rencontrer Rony. Ce jour-là ou un autre…
Jack jugea bon de n’apporter aucun commentaire.
Il acceptait, bien sûr.
Comment pouvait-il en être autrement ?
*
Jack allait à la pêche aux souvenirs, mais ses prises avaient peu de rapport avec la réalité environnante.
Les luminaires flottants venaient de s’allumer, traquant les promeneurs qui s’engouffraient dans les premières poches de nuit.
Ils déambulaient dans le quartier 44. Jack était sûr de cela. Mais les éléments qui lui permettaient de l’affirmer étaient plutôt de nature subjective.
Les bâtiments et les rues avaient subi l’assaut d’un cyclone. Puis on s’était apparemment contenté de colmater les brèches, remplacer les vitres, bétonner les trottoirs crevassés.
Rafistoler sans prendre la peine de redresser ce qui était couché.
Une chirurgie architecturale débouchant sur un précis de tératologie urbaine.
— Pourrais-je savoir où tu me conduis ? demanda Jack.
— Chez Rony. Tu vas voir, c’est quelqu’un de bien. Il pourra t’aider.
— Mais je ne sais même pas ce que je cherche.
— Et ton comité de je ne sais plus trop quoi ?
— Le comité de Turing… Ce n’est qu’une étape. Je ne sais même pas s’il existe encore.
— Rony pourra sûrement te renseigner. C’est une véritable commère.
Ils venaient de s’engager dans une curieuse ruelle. Les façades des bâtiments étaient inclinées, s’embrassant amoureusement au niveau des derniers étages. Un véritable tunnel aux parois mouchetées d’yeux glauques.
— Et ton ami, il fait quoi dans cette ville ?
— Il travaille pour l’Office de restructuration, section animale. Il étudie les nouvelles espèces. Ce qu’on lui demande est simple : trouver des espèces comestibles dans la faune actuelle et voir comment il est possible de les élever.
— Quel intérêt ? Les porcs et les bœufs ne sont plus au goût du jour ?
— Les bovidés ont quasiment disparu et les porcs ont muté. Ils sont devenus petits, efflanqués et carnivores.
Jack s’immobilisa.
— Mais comment sais-tu tout cela, Louis ? Tu n’as même pas connu l’univers d’avant guerre !
— Je vois les images et les mots dans les têtes. Et celle de Rony est pleine comme un œuf. Et puis Crâne-au-Vent aime bien raconter le passé. Et moi j’aime bien écouter. J’aime bien cette Terre, Jack. C’est la mienne, je n’ai aucune raison de la refuser. Mais j’aime aussi la tienne. Je suis désolé.
Depuis qu’il avait refait surface, Jack n’avait jamais entendu sentence aussi terrible, aussi cruelle et cependant aussi juste, aussi compréhensive.
Sa Terre avait disparu. Constat effroyable.
Et sélectionner de nouvelles espèces pour remplacer les porcs et les bœufs était ridicule. Il n’y avait plus lieu de trouver des solutions de remplacement pour satisfaire les derniers déracinés d’une époque révolue. Il suffisait de laisser faire les choses. De laisser la place aux petits nouveaux. Et s’ils peuvent nous aider à mourir dignement, nous n’avons pas les moyens de faire grand-chose pour eux. Ils n’en ont même pas besoin.
Jack pensa alors à Guerre et Paix.
Peut-être encore tapie derrière une tapisserie de câbles, de puces et de diodes, dormant dans son univers de glace. Prête à se réveiller à tout moment et à mordre. À foutre en l’air une nouvelle série d’espèces en devenir, pour les besoins d’une harmonie théorique inaccessible à l’être biologique.
Il y avait peut-être encore une personne capable d’aider Louis, Laetitia ou le moindre scorpion-lame arpentant le désert.
La découverte de cette sinistre vérité plongea Jack dans un puits sans fond.
Il n’avait jamais été aussi seul.
Cul-de-sac des espèces ? Voie sans issue de l’évolution ? Le tunnel se terminait replié sur lui-même. Poche de pierre.
Ils s’immobilisèrent devant un sas-diaphragme. Tache d’encre barbouillée de jaune par l’unique luminaire flottant à avoir osé les suivre au fin fond de cette artère sans issue. Sang noir d’une ville malade.
Louis pressa un petit cylindre jaune pour signaler leur présence puis pianota le code d’accès. Le sas s’ouvrit en chuintant.
Capharnaüm.
Hall, couloirs, portes, piles de livres, d’assiettes… Impossible d’enregistrer une vision d’ensemble. Les yeux de Jack partirent en tous sens. Animaux empaillés, fioles, éprouvettes, sachets de synthéviande, bandes magnétiques, cubes laser… Un terminal désossé crevant une forêt de papier, des bandes-tests, serpentins informatiques saucissonnant un aquarium vide…
En voyant jaillir une sorte de diable caoutchouteux d’une des pièces latérales, Jack déglutit.
L’illuminé parfait.
Sec. Petits gestes nerveux. Crâne dégarni, démesuré, aux balais-brosses latéraux, lèvres pincées sur d’insaisissables formules, orbites écarquillées.
— Rien de grave, j’espère ?
Il regardait Louis, la tête curieusement penchée sur son épaule droite. N’avait même pas remarqué la présence de Jack.
— Crâne-au-Vent a réussi à faire décoller son engin puis il l’a réduit en miettes.
— Et alors…
— Quelques jours de repos et il n’y paraîtra plus. Juste une foulure et quelques égratignures.
La tête du savant fou se redressa. Il souffla un grand coup.
Il était manifestement au courant du grand départ, peut-être même complice, et s’était attendu au pire.
— J’ai un paquet et une lettre pour toi. De la part de Crâne-au-Vent.
— Un paquet ?
Les yeux de l’illuminé se posèrent enfin sur Jack. Sa main droite se tendit, saisit la lettre que lui présentait Louis.
— Une nouvelle mutation ? Curieux personnage…
L’illuminé lisait et Jack se demandait dans quelle nouvelle galère il allait devoir ramer.
Soudain l’homme jeta la lettre et éclata de rire.
— Je me présente : Romuald Pétri, dit Rony. Enchanté de faire votre connaissance, monsieur Ebner.
L’instant que choisit son crâne pour bondir mollement sur le sol, balais-brosses latéraux en prime.
Quatre pattes-ventouses le conduisirent rapidement vers la forêt de papier. Il ressemblait à un ballon dégonflé avec des poils sur les côtés.
Il entreprit d’aspirer une pile de feuilles à l’aide d’une trompe semblable à un groin de porc qui venait de se déplier d’un côté du ballon.
— Étienne, reviens ici immédiatement ! hurla Rony.
La chose arrêta son manège. Se retourna.
Le groin suceur était surmonté de deux yeux bleus pédonculés, rétractiles, qui n’arrêtaient pas de sortir et de rentrer dans leurs loges. Puis ce fut au tour du groin d’effectuer le même mouvement.
La bête paraissait terrorisée.
— Arrête ton cirque, tu veux… Inutile de charmer notre nouvel hôte. Il n’est certainement pas dupe, tu sais ?
Rony regarda Jack en lui faisant un clin d’œil.
Ce dernier avait commencé à ramer.
Rony s’était accroupi et Étienne sauta mollement dans ses bras. Puis le petit monstre mou lui lécha la joue.
Rony avait des cheveux blonds, bouclés. Il ne ressemblait plus du tout à un savant fou. Ce qui le rendait encore plus fou.
— C’est un mollasson terrestre, précisa Louis à l’adresse de Jack, sérieusement ébahi.
Celui-ci mit un certain temps avant de comprendre qui était quoi.
Lorsque Étienne vint se coucher sur ses pieds, plus aucun doute ne fut permis.