4.

Jack avait paniqué en regardant Louis franchir le sas-diaphragme pour aller rejoindre Laetitia.

Mais Crâne-au-Vent, avec ou sans les enfants, repasserait tous les soirs de pleine lune.

Jack ne savait pas s’il avait vraiment envie de les revoir. Comme Louis le lui avait fait remarquer, il serait de plus en plus un étranger en Terre étrangère. Crâne-au-Vent, lui, était tout simplement ailleurs.

Puis il regarda Étienne, mollement affalé sur ses genoux, et se dit que toutes ces divagations n’étaient finalement que des mots. Des petits mots fragiles, presque ridicules, gauchement empêtrés dans sa masse cérébrale, qu’il n’était peut-être pas nécessaire d’aller pêcher.

Étienne, lui, ne se posait aucune question. Quelqu’un qui pouvait l’accepter sur ses genoux était quelqu’un qui pouvait l’accepter sur ses genoux.

Qu’il y ait en présence un mollasson terrestre né après guerre et une nourrice d’IA née avant guerre n’avait aucune espèce d’importance aux yeux du petit herbivore suceur.

La vérité naît de la bouche de ceux qui ne l’ouvrent pas, pensa Jack en souriant.

Rony avait disparu un instant  ; réapparaissait maintenant par une porte latérale en tenant une drôle de chose dans sa main droite. Une boule noire, pelucheuse, de la taille d’une balle de tennis, gesticulante de pattes.

— Que diriez-vous de quelques araignées-pieuvres grillées  ?

Jack vida son verre de scotch-benzédrine d’un trait. Rame, rame…

— Des quoi  ?

— Je m’attendais un peu à cette question. C’est pourquoi je vous ai apporté un spécimen. Regardez bien…

Rony s’avança de quelques pas, faisant balancer l’étrange bestiole sous le nez de Jack.

— Un corps quasi sphérique, de longues pattes munies de ventouses  : une pieuvre stylisée. Il s’agit en fait d’une araignée. Mais la ressemblance ne s’arrête pas là.

L’araignée-pieuvre n’était plus qu’à quelques centimètres du nez de Jack. Et les pattes s’excitaient, cherchant à accrocher cette proéminence charnue.

Jack déglutit.

— Je ne suis pas myope, Rony.

— Vous avez peur  ? Allons, allons, cet animal est inoffensif. De toutes petites chélicères, pas de venin…

— C’est physique. Je n’y peux rien.

— Bon, comme vous voulez.

Rony recula légèrement.

— Les mouvements de yoyo dus aux distorsions géoclimatiques, les brusques montées du niveau des eaux, ont produit la merveille des merveilles  : une araignée amphibie.

Jack eut un geste nerveux, se gratta instinctivement le nez, comme si l’araignée avait libéré quelques poils urticants. Rony interpréta mal son geste.

— Oui, je sais ce que vous allez me dire. Il existe déjà une variété d’araignée, l’araignée de verre, ou argyronète, qui a développé un système de vie amphibie, mais cette dernière est tributaire d’une poche de soie qu’elle fixe à des herbes aquatiques et remplit régulièrement d’air. Il s’agit en fait d’une araignée terrestre qui se paye le luxe d’une habitation sous-marine… Là… Regardez bien…

Rony s’avança de nouveau. Jack écarquilla les yeux. En finir le plus rapidement possible semblait être la solution la plus sage.

— Cet animal possède une véritable coque de plongée qui emmaillote son abdomen  : un sphéroïde chitineux. Vous voyez ce petit tube sur la partie dorsale du casque abdominal  ?

Jack acquiesça.

— Eh bien, lorsque l’animal désire nager, ce tube souple vient s’encastrer dans un petit opercule, là, vous le voyez  ?

Jack n’avait pas vu grand-chose, mais il ne désirait surtout pas le montrer.

— Et voilà. Le tour est joué. Le casque est maintenant hermétique et renferme une quantité d’air non négligeable. L’araignée-pieuvre peut flotter pendant des heures, voire des jours. Elle peut faire le plein en un dixième de seconde, lorsque les conditions le permettent. Le tube se rétracte, l’air emplit la poche et le tube replonge dans l’opercule.

Jack se gratta de nouveau le nez.

Rony saisit ce geste comme un signe d’incompréhension.

— Et que mange-t-elle pendant tout ce temps  ? me direz-vous. Eh bien, cette araignée, comme la plupart de ses congénères, se nourrit d’insectes. Et les rivières et les lacs sont riches en insectes noyés. En pleine mer, elle n’hésite pas à se nourrir de crevettes grises ou de tout autre animal suffisamment petit pour être ingurgité.

Jack se gratta à nouveau le nez, mais cette fois-ci devança Rony en posant vraiment une question. Il espérait que la réponse afférente serait la dernière.

— Quel intérêt d’avoir une bulle d’air autour de l’abdomen  ? Et comment fait-elle pour manger en plein océan sans se noyer  ?

Rony demeura un instant interloqué, comme s’il ne saisissait pas ce qu’avait voulu dire Jack. Puis il se frappa le front de la paume.

— La plupart des arachnides ont des opercules pulmonaires au niveau de l’abdomen, Jack. Ils ne respirent pas par la bouche, mais par le ventre. Vous ne le saviez pas  ?

— Euh… non, j’avoue mon ignorance en la matière.

— Je crois bien que vous allez apprendre pas mal de choses en ma compagnie.

— J’en suis convaincu, grommela Jack en se baissant pour se servir un nouveau verre de scotch-benzédrine.

Étienne en profita pour lui coller une énorme bise aspirante sur la joue.

 

*

 

Jack regardait fixement les deux patatoïdes noirâtres qui trônaient dans son assiette. Des araignées-pieuvres… Comment allait-il pouvoir avaler ça  ?

En face de lui, Rony avait déjà commencé à manger. Il avait l’air de se régaler.

Fais le vide, se disait Jack. Oublie tout ce que tu viens de voir.

Il se décida enfin à planter son couteau dans l’une des deux boules. Contrairement à ce qu’il pensait, il n’y eut pas de giclures purulentes. La chair était consistante, légèrement rosée, plutôt tendre.

Il en porta un fragment à sa bouche. Un goût voisin de celui de la langouste. Toute cette angoisse pour rien. Il se mit à rire. Les quatre verres de scotch-benzédrine y étaient sûrement pour quelque chose.

— Délicieux, non  ? demanda Rony, la bouche pleine.

— Excellent, confirma Jack.

Et il le pensait vraiment.

— D’après ce que j’ai cru comprendre, vous avez l’intention d’aller vers le nord  ?

Jack acquiesça.

— Sans vouloir être indiscret…

Jack le coupa.

— Inutile de me demander pourquoi, je ne le sais pas moi-même.

Rony n’insista pas.

— Mais avant de partir, j’aimerais bien visiter mon ancien lieu de travail, ici même, à Cheebar.

Jack hésita. Puis décida de plonger. Après tout, Rony était un scientifique, il devait être en mesure de comprendre pas mal de choses. Et il n’affichait pas vraiment le visage d’un traître.

— Au début de la guerre, j’étais une des nourrices de Guerre et Paix.

Le moins d’informations possible, se dit Jack. Pour voir dans quelle mesure Rony était capable de l’aider.

Il s’était attendu à tout, sauf à la réponse de son hôte.

— Je faisais partie de l’équipe de recherche qui a mis au point les prises-poignets, Jack. Mon âme n’est pas plus propre que la vôtre.

L’habituel sourire de Rony avait disparu.

Jack avait du mal à le croire. Il était enfin en présence d’un de ses pairs qui, contrairement à lui, avait assisté au grand cataclysme et aux bouleversements qui s’ensuivirent.

— Je ne suis plus seul, murmura-t-il.

Et il se mit à pleurer.