5.

Cheebar avait été profondément marquée par la guerre.

On ne savait pas trop ce que Guerre et Paix avait accompli sur les villes ennemies, mais ici, Petit Poucet s’était déchaîné, lui expliquait Rony.

Les phénomènes d’inversion, d’abord – tripatouillage cruel des structures moléculaires… Les vêtements avaient pris brusquement possession des corps  ; les réseaux de laine étaient devenus intrications de fibres musculaires, les chemises de soie une tapisserie de nerfs, cravates et nœuds papillon s’étaient métamorphosés en artères, en veines, les montres s’étaient ossifiées, les mouchoirs incrustés d’ongles, les dentelles de tissus pulmonaires. Et les corps s’étaient aplatis. Vides. Écrasés par des habits de chair… Les vêtements avaient été rapidement abandonnés, mais cela s’était révélé inutile. S’asseoir tranquillement sur un vieux banc et se retrouver soudain sur des lattes de chair, les fesses en bois piquetées de rivets en fer. Se réveiller flottant et paralysé, vulgaire tas de chiffons allongé dans des draps de peau… Mystérieusement, le cuivre paraissait être réfractaire aux inversions.

Tout en suivant Rony dans un dédale piranésien, Jack pouvait admirer les séquelles d’inversions sordides sur les habitants du quartier 44. Mains de fer, yeux de verre, nez de papier… Les processus d’inversion avaient cessé depuis plusieurs mois, mais de nombreux habitants étaient encore revêtus de culottes en cuivre. Il ne put s’empêcher de sourire en imaginant les plus paranoïaques d’entre eux faire l’amour sur une plaque de métal glacé, puis enfiler des gants de cuivre aux articulations complexes pour accomplir leurs tâches quotidiennes.

Il se souvint aussi des étranges sculptures enlisées dans le désert. Carapaces rouges d’ex-promeneurs hallucinés, récurées par le sable, le soleil et les charognards.

Et des pirates armés de tronçonneuses laser pour débiter en tranches les montagnes de corps aux organes de rechange particulièrement prisés. Esil…

L’horreur absolue.

Jack ne put s’empêcher de frémir. D’une certaine manière, il avait eu de la chance.

Il ne fallait surtout pas que cela puisse recommencer.

— J’ai tout de suite évité d’utiliser le moindre terminal, le moindre appareil électroménager susceptible de laisser passer les pulsions démentes du club des frappés, dit Rony en s’arrêtant à l’angle d’une rue. Et c’est ainsi que je suis passé au travers de l’Apocalypse.

— Le club des quoi  ?

— Les IA, Jack. Votre petite protégée et les autres…

— Je ne suis qu’un vulgaire pion, comme vous  ! s’exclama Jack.

— Excusez-moi.

— Ces programmes de merde ont bousillé mon monde, ma Terre  !

— Du calme, Jack. Pour l’instant, les IA sont en vacances. Inutile de s’exciter.

— Pour combien de temps  ?

Rony fit un signe de la main. À la fois pour clore la conversation et pour héler un taxi aérien.

— Je croyais que vous preniez bien soin de n’utiliser aucune machine à laquelle une IA pourrait se connecter, railla Jack, encore agacé par la réflexion de Rony.

— J’ai pris soin, Jack. Nuance. Pendant des années. Il n’y a plus eu la moindre manifestation non naturelle depuis maintenant six mois. On peut se permettre d’être un peu joueur, non  ? À moins que vous ne préfériez faire à pied les dix kilomètres qui nous séparent du Centre  ?

Ils échangèrent enfin un sourire et grimpèrent dans l’hélitax.

 

*

 

Le taxi survolait la ville.

Les constructions étaient toutes inclinées, rapiécées, parfois encastrées les unes dans les autres.

— Une série de microphénomènes oscillants d’expansion/compression, expliquait Rony. Aucun bâtiment n’a vraiment retrouvé sa forme originelle. Quelques accidents fâcheux  : la gare centrale du pneumotrain a été écrasée par un chien lors d’une forte compression. Quelques milliers de morts. On a retrouvé un avion de ligne dans le gésier d’un pigeon. Les cinq cents passagers avaient déjà été dissous par les sucs gastriques. Et qui sait combien de pavillons ou d’immeubles collés aux talons de passants insouciants, leurs habitants dévorés par les rats ou des chats errants  ? Quant au Centre…

Le taxi se posait. L’horizon était bouché par un gigantesque mur de béton.

— Qu’est-ce que… commença Jack, ébahi.

— Nous voilà arrivés, dit Rony. Vous pouvez admirer la façade sud du centre logIA de Cheebar. Sept kilomètres de base sur cinq kilomètres de hauteur. L’ensemble du bâtiment totalise une surface au sol d’environ soixante-quinze kilomètres carrés  : le plus grand phénomène d’expansion connu.

Ils sortirent du taxi.

— Attendez-nous là. Nous ne serons pas longs.

— Bien, monsieur, répondit le taxi dans un flot de friture.

Une des membranes vocales claqua.

— Ne vous inquiétez pas, poursuivit-il. J’ai été révisé il y a une semaine. It’s okay, buona notte, allons garçons, tout baigne  !

Puis il coupa son moteur.

— Tout compte fait, nous préférons rentrer à pied, enchaîna Rony, n’est-ce pas, Jack  ?

Ce dernier acquiesça en souriant.

— Comme vous voulez, cari mascherati, je moi-même n’en plus finir. E viva l’España  !

Le taxi décolla à la verticale. S’immobilisa à une trentaine de mètres de hauteur. Pivota et fonça droit devant lui.

Il s’écrasa sur le premier immeuble qui satisfaisait aux conditions minimales d’interception.

Jack déglutit, se gratta le nez, émit un léger couinement imbibé d’adrénaline. Toute la panoplie expressive du rescapé.

— Crise d’identité, commenta Rony. Les machines les plus perfectionnées s’avèrent sensibles aux bouleversements topographiques.

Jack s’apprêtait à critiquer le calme déplacé de Rony lorsqu’il aperçut l’homme qui montait la garde devant la porte du Centre.

Ils étaient à une centaine de mètres du bâtiment. Vu la distance, la porte d’entrée devait bien faire trois cents mètres de haut. Et le garde, affalé contre l’un des montants, la tête à mi-hauteur, devait mesurer dans les cent cinquante mètres.

Jack vacilla. Il eut l’impression que sa tête était remplie de crème fraîche en train de virer à l’aigre.

— Ce robot est gigantesque  ! s’exclama-t-il en agrippant Rony par l’épaule.

Ce dernier se dégagea brusquement.

— Je ne sais pas ce que vous cherchez, Jack. Mais vous ne le trouverez sûrement pas ici. Ce gardien pataud n’est pas un robot, mais l’un des cinquante gardes du Centre dont les prises-poignets étaient activées au moment du phénomène d’expansion. Les autres sont à l’intérieur. Des extensions humaines géantes de l’IA, de véritables gardiens du Temple qui empêchent quiconque de pénétrer dans le sanctuaire informatique. Personne ne sait ce qui se passe vraiment entre ces murs, Jack. Et si vous voulez obtenir une réponse, alors je vous conseille de chercher ailleurs.

Jack était blanc comme un drap sur fond d’orage.

— Et les autres nourrices  ? Ernst Klarktung, Anton Ravon… Ils doivent sûrement en savoir plus…

— Ernst Klarktung a été broyé par le phénomène d’expansion. Désolé.

— Et Anton  ?

Jack était pendu aux lèvres de Rony. Il savait que la dernière fibre d’espoir allait se rompre pour le faire à nouveau chuter dans un puits sans fond.

Les lèvres bougèrent et…

— Certains disent qu’il est mort, écrasé par son manteau et sa casquette. Ce qui est sûr, c’est qu’il a disparu et que personne ne l’a plus revu.

… Jack tomba.

 

*

 

Le retour ne fut pas une partie de plaisir. Ils empruntèrent pas moins de cinq hélitax pour effectuer l’ensemble du trajet. Se faisant déposer à la moindre alerte de la psychomachine. Ils parcoururent même les derniers kilomètres à pied.

Jack et Rony en profitèrent pour lier plus ample connaissance et laisser le vouvoiement au vestiaire.

Celui-ci dénotait, certes, un semblant de civilité dans un monde qui risquait de sombrer à tout moment dans la barbarie, mais il devenait de plus en plus ridicule entre deux individus aussi proches.

Les rues étaient plutôt désertes, hantées par de misérables humains en détresse. Aucun signe de violence, de tension, aucune bande armée caractéristique des lendemains de guerre.

Comme s’il n’y avait plus rien à désirer. Plus jamais rien à combattre. Plus de folie où se réfugier. Plus aucune nécessité.

Et Jack, dans sa tête, de rajouter  :

Plus que quelques crevettes à sauver. Et un monstre à terrasser.

Lorsqu’ils s’immobilisèrent, éreintés, devant le sas-diaphragme de l’antre de Rony, Jack avait le moral à zéro.

 

*

 

Depuis leur retour, Jack n’avait pas ouvert la bouche. Rony avait essayé un court instant d’engager une conversation légère, tenté de dégager Jack de la chape de plomb qui pesait sur ses épaules. Sans succès. Puis la faim avait tenaillé ses viscères et il s’était enfermé dans la cuisine. S’était défoulé, comme à son habitude, dans la création culinaire.

 

— Tu ne manges pas  ?

Le menton de Rony était dégoulinant de graisse.

— La chair du kangourou des sables rappelle un peu celle du chevreuil. Tu devrais au moins goûter.

Jack se grattait le nez. C’était maintenant devenu un tic. Une façon comme une autre d’extérioriser son malaise.

— Je n’ai pas faim. N’insiste pas.

— Écoute, tu ne vas pas te laisser abattre pour si peu…

Jack se leva en renversant son siège.

— J’ai définitivement perdu tout ce qui me rattachait encore à ce monde  ! Tous ceux qui ont partagé mon passé ont disparu  ! C’est dur à accepter…

— Qu’est-ce que tu en sais  ?

— Je le sais parce que j’en souffre.

— Mais non, ce n’était pas le sens de ma question. Je parlais de ceux que tu es censé avoir perdus.

Jack mit un certain temps avant de comprendre ce que voulait dire Rony. Puis il soupira.

— Comment veux-tu retrouver quelqu’un sur une planète qui ne possède plus de moyen de communication  ?

— Les gens.

— Quoi, les gens  ?

— Eh bien, il y a toujours quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît la personne que tu cherches.

— Dans les films, peut-être. Mais plus personne n’en tourne.

— Moi, par exemple, j’ai pu te renseigner sur Ernst et Anton. Bon, d’accord, les nouvelles que je t’ai fournies n’étaient pas terribles, mais…

— Un cas particulier. Il s’agit de chercheurs qui, comme toi, ont travaillé pour l’armée et…

Jack s’était interrompu, la bouche en cul de poule.

— Que se passe-t-il  ? s’inquiéta Rony.

— La personne que j’aimerais le plus retrouver…

— Tu m’inquiètes, là…

— … a justement travaillé pour l’armée.

— Tu sais, parfois mieux vaut ne rien savoir et rester dans le doute, plutôt que…

— Faudrait savoir ce que tu dis. Tu m’as tendu une perche et maintenant tu me la retires  ? Si tu m’as dit ça juste pour me faire plaisir, c’est raté. Je crois que je l’aime, et si elle est encore en vie…

— Elle l’est peut-être encore, mais sous quelle forme  ?

— Je m’en fous  ! Je veux savoir.

— OK. Dis-moi son nom…

— Karen Milford.

Rony émit un soupir de soulagement.

— Jamais entendu parler.

Jack avait l’air excessivement déçu. Rony lui tapota l’épaule.

— Je crois que c’est mieux comme ça.

Jack esquissa un sourire.

— Il y a toujours quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît la personne que tu cherches, c’est bien ce que tu as dit  ?

— Moi  ? J’ai dit ça  ? Eh bien, c’est une possibilité, mais…

— Karen Milford travaillait sur les applications spatiales des drogues psychokinésiques.

— Tu l’aimais vraiment, hein  ?

— J’ai été stupide de la quitter.

— Je crois que tu l’es toujours.

— Non. Une femme montagne et une crevette m’ont fait comprendre que je me faisais des idées. Et certains cauchemars ont disparu… Le monde ne tourne pas autour de moi, n’a jamais tourné autour de moi. Les gens que j’aime ne sont pas automatiquement voués à une mort certaine.

— Tout le monde meurt, Jack.

— Exactement. C’est ça que je n’avais pas compris. Alors, connais-tu quelqu’un qui aurait un rapport avec les drogues psychokinésiques ou les programmes spatiaux, ou quelque chose dans le genre  ?

Rony soupira.

— L’ancien directeur du centre spatial de Krasnayavola est un ami. Et il est ici, à Cheebar.