2.

L’eau chuchote, caresse la berge. Ils sont nus, étendus sur une herbe tendre et épaisse. La lune, blanche et énorme, paraît flotter sur la peau de la rivière. Karen caresse la poitrine de Jack du bout des doigts puis s’allonge sur lui. Jack succombe un instant au désir et ses mains se posent sur ses fesses pour la caresser à son tour lorsqu’il éprouve soudain une étrange impression. Comme une oppression, d’abord diffuse, puis de plus en plus soutenue. Il est rapidement gagné par un sentiment de panique. Un début d’érection aussitôt retombé. Karen se laisse rouler sur le côté.

— Quelque chose ne va pas  ?

Jack a du mal à respirer, comme si l’air se raréfiait.

— Viens te baigner. Ça va te faire du bien.

Elle plonge dans l’eau noire de la rivière. Jack essaye de la suivre, mais il a l’impression d’avoir des semelles de plomb.

Il réalise alors que Karen ne nage pas. Elle flotte dans l’espace. Les reflets de la lune sont maintenant des étoiles.

Elle tournoie dans le vide, nue, sans combinaison, et ça ne l’incommode pas. Elle est attirée par la gravité de la planète blanche. Elle trouve ça plaisant. Se tourne vers Jack.

— Allez, viens… N’aie pas peur… Les étoiles sont le Styx  !

Il voudrait bien la rejoindre, même si l’immensité noire qui s’étend devant lui l’angoisse un peu, mais il est totalement paralysé.

Karen s’éloigne de plus en plus.

Il sait qu’il va de nouveau la perdre.

Et il se met à hurler.

 

*

 

— Tout va bien  ?

Jack s’était réveillé en sursaut et un gong avait résonné sous son crâne. Il regarda autour de lui et ne reconnut rien. Il identifia un poêle à bois, des habits posés en tas dans un coin, une pile de vieux livres, un gros sac en plastique plein de composants électroniques…

— Tout va bien  ? répéta la voix.

Mais cette fois-ci un visage se penchait à l’entrée du tipi. Kurtz  !

Jack avait la bouche sèche et du mal à parler. Kurtz avait dû prévoir son état car il lui tendit une gourde.

— Tenez, buvez. Un breuvage maison, une recette héritée de ma grand-mère. Ça va vous faire du bien.

Jack en avala quelques gorgées. Ce qui se passa ensuite dans sa bouche et ses viscères fut à ce point étonnant qu’il préféra ne rien savoir sur la nature de cette potion. La barre au crâne disparut cependant presque aussitôt.

— Ce n’était qu’un cauchemar…

— Je m’excuse. J’aurais dû vous prévenir que le mezcal de Billy Boon flirtait avec les cinquante degrés et était plutôt violent.

— Qui est Billy Boon  ? Non, laissez tomber. Je ne pense pas que le mezcal y soit pour grand-chose.

Jack fit une première tentative pour se lever. Sans succès. Un nouveau coup de gong contre la paroi intracrânienne lui fit comprendre que la potion de Mémé Kurtz était efficace mais pas miraculeuse.

— Je vous laisse récupérer un peu, mais ne traînez pas trop. Il vaudrait mieux rentrer avant la nuit.

Jack acquiesça péniblement et avala encore deux gorgées de breuvage.

— Je n’avais pas pris la bonne dose.

Kurtz sourit et disparut.

Ces derniers temps, les événements s’étaient précipités et Jack ressentait le besoin de faire mentalement le point. Les dernières traces de mezcal qui coulaient encore dans ses veines n’arrangeaient pas les choses et certains pans de sa mémoire avaient été définitivement effacés par les vapeurs d’alcool, mais il se souvenait tout de même que Rony ne désirait pas spécialement passer une nuit dans le coin et avait préféré rentrer chez lui avant d’être trop ivre pour y parvenir.

Ensuite, ça se compliquait un peu. Kurtz avait essayé de lui expliquer ce qui était arrivé à Karen, mais Jack n’en avait retiré qu’un salmigondis technique. Il ne connaissait pas grand-chose aux drogues psychokinésiques et encore moins à leurs applications dans la conquête spatiale. Dopé par l’alcool, Kurtz partait dans des formules hallucinantes qui mixaient allègrement les équations de Néon Parachou sur les nombres incommensurables et l’inconscient collectif et les paradoxes paraphysiques des tests psychokinésiques de Sarfati. Au final, Jack en avait déduit que Karen avait participé à une expédition spatiale qui avait mal tourné. Et toutes les équations à la noix de Kurtz pouvaient se résumer ainsi  : ils étaient partis mais il étaient toujours là sans être pour autant nulle part. Jack était finalement plus agacé que bouleversé.

Kurtz avait clos le débat en lui disant que le plus simple était finalement qu’il puisse juger sur pièces. Il ne pouvait pas le lui permettre en pleine nuit et bourré de surcroît, mais il s’en chargerait demain à la première heure…

Jack se dit que cette première heure devait être maintenant largement dépassée et qu’il ne lui restait plus qu’une solution pour transformer l’efficacité en miracle.

Il avala le reste de la potion de Mémé Kurtz d’un trait.

 

*

 

Jack suivait Kurtz le long de la berge.

— Où va-t-on  ?

— Eadem mutata resurgo, lui répondit Kurtz comme si cela coulait de source.

— Je ne suis pas très porté sur les langues mortes.

— J’avais oublié que vous étiez informaticien.

Jack prit cela pour une boutade.

— Je renais changé à l’identique, traduisit Kurtz. Une propriété partielle d’une spirale d’or.

— Vous m’en direz tant  !

— Attendez la suite… Une spirale d’or est construite à partir d’un rectangle d’or.

— Les Champs Élysées  ?

— Bien… Je vois que la potion est efficace. Alors poursuivons… Si on trace un carré à l’intérieur du rectangle d’or à partir de son plus petit côté, ce qui reste est un nouveau rectangle d’or, dans lequel on peut à nouveau effectuer la même opération et ainsi de suite à l’infini. La spirale d’or est formée de quarts de cercles successifs inscrits dans chaque carré. Le point asymptote de la spirale, là où elle se perd vers l’infini, est communément appelé « œil de Dieu ».

— J’ai toujours un peu de mal lorsque la physique rejoint l’ésotérique, fit remarquer Jack en constatant qu’un œil était également imprimé au centre du triangle sur le T-shirt de Kurtz. Et surtout, je ne vois pas où vous voulez en venir.

— C’est simple  : la rivière que nous sommes en train de longer pénètre dans les Champs Élysées par l’angle nord-ouest, et poursuit son trajet vers le sud-est en accomplissant une spirale d’or.

 

*

 

Jack ne parvenait pas à décrypter ce qui se passait. Il ne s’était attendu à rien de spécial, mais certainement pas à ça. Il était prêt à voir un geyser géant, un tourbillon écumant et rageur, des tonnes d’eau s’engouffrant dans un puits sans fond. Mais là…

Il avait d’abord ressenti une simple gêne musculaire qu’il avait aussitôt imputée à la fatigue, mais elle s’était amplifiée et il comprenait maintenant que ses muscles n’y étaient pour rien.

— L’air semble de plus en plus compact, fit-il remarquer à Kurtz.

— Ce n’est effectivement qu’une impression. Regardez la rivière.

Jack tourna lentement la tête, comme s’il se mouvait dans de la glu.

Les branches et les feuilles qui flottaient à la surface passaient devant eux à toute vitesse.

— Qu’est-ce que…

— Distorsion temporelle. Bientôt, on ne pourra plus avancer, embourbés dans le temps mélasse. Et c’est mieux ainsi car nous finirions par arriver au temps zéro. Le rectangle d’or se serait alors dilaté à l’infini et la rivière, aussi fine qu’une ligne imaginaire, atteindrait la vitesse de la lumière…

Jack avait déjà tellement encaissé d’aberrations qu’il ne lui fallut qu’une poignée de secondes pour accepter cet ahurissant phénomène.

— Je présume que ces conclusions ne sont qu’hypothèses.

— Un peu plus que cela, même si rien n’est jamais certain. J’étudie cet endroit depuis des années et j’ai noirci des milliers de pages de calculs.

Jack réfléchit un instant, puis devint soudain livide.

— Jack, tout va bien  ? s’inquiéta Kurtz en le saisissant par les épaules de peur qu’il ne titube et ne tombe dans la rivière.

— L’œil de Dieu, que regarde-t-il  ? demanda soudain Jack.

Pour la première fois, Kurtz parut désarçonné.

— Je ne me suis jamais posé la question.

Jack tourna lentement la tête vers Kurtz, tel un horrible insecte au crâne poilu.

— Karen connaît la réponse, Kurtz.

Kurtz laissa échapper un petit rire nerveux, pour le coup réellement déstabilisé.

— Qu’est-ce que vous racontez  ? Elle n’a même probablement jamais vu cet endroit…

— Elle me l’a dit cette nuit.

— Je ne pensais pas que cette potion vous ferait autant d’effet.

— Nous sommes dans les Champs Élysées, Kurtz, les îles des bienheureux, là où séjournent les âmes vertueuses. Et l’œil de Dieu regarde les étoiles car les étoiles sont vraiment le Styx.