4.

L’astronef apparut au détour d’une anse de la rivière. L’arrière était enlisé dans la vase des bas-fonds, peut-être profondément  ; l’avant, légèrement dressé, était planté dans les massifs luxuriants qui moutonnaient sur la berge. L’appareil était colonisé par les plantes grimpantes, les mousses et les lichens.

— Voilà le Kynsos Marcusbi, Jack.

Jack voyait une épave enkystée dans la berge. Une vision splendide. Presque une œuvre d’art. Une installation à laquelle il avait du mal à associer une histoire.

— Je ne comprends pas très bien, Kurtz. Comment est-il arrivé là  ? Il s’est crashé après le décollage  ?

Kurtz soupira.

— Je n’ai jamais été partisan de ces drogues de merde  !

— La kynsokaïne  ?

— Entre autres. Tout ce fatras psychokinésique. En théorie, c’est fabuleux, mais dans la pratique c’est de la merde.

Plus le bateau avançait, plus la vision était hallucinante. Il manquait par endroits des pans de la coque, comme si de gigantesques carnivores métalophages l’avait boulottée.

— Rien ne vaut un bon vieil astronef à l’ancienne comme l’Imperial Stardust, avec un programme de vol sophistiqué basé sur des déformations de l’espace-temps mais qui ne jongle pas avec la décohérence quantique et les niveaux télékinésiques de Sarfati.

— Tu pourrais simplifier  ?

— Pas facile… Pour aller vite, disons que la kynsokaïne permet au vaisseau et à ses occupants d’aller d’un point à un autre, la distance importe peu, par un phénomène apparenté à l’effet EPR, une sorte de transmission de pensée quantique. En théorie, pour que ça marche, il suffit que le point d’émergence se situe dans le vide spatial afin d’éviter tout problème d’intrication moléculaire…

— Mais dans la pratique  ?

— Dieu joue aux dés.

 

*

 

Ils étaient maintenant tout près de la carcasse de l’appareil et Jack avait la gorge nouée. Karen avait séjourné à l’intérieur de cette épave. Et il ne comprenait toujours pas où elle pouvait être ou ne pas être.

— Ce n’est pas de la corrosion, disait Kurtz. Regarde bien  : il n’y a pas de zone d’usure ni de barbelures métalliques. Les morceaux sont comme « effacés ». Il manque tout simplement des bouts de matière. Et à chaque fois que je passe par là, il en manque un peu plus. L’appareil est en train de disparaître. C’est plutôt bon signe.

— Ah bon  ? Je ne comprends pas. Ni ce que fout cet astronef ici, d’ailleurs.

— Depuis qu’il a été construit, il a toujours été ici. Cette base de lancement était secrète, camouflée en terminal d’assemblage. La rivière et la jungle, l’œuvre des IA n’existaient pas. Ce sont elles les intruses… C’est d’ici que devait partir le Kynsos. C’est d’ici qu’il est parti.

— Et pourtant, il est toujours là.

— Simplifions encore  : Il est prévu que l’astronef soit dupliqué à son point d’arrivée par un phénomène de téléportation quantique. L’apparition du nouvel astronef efface l’original. Le concept est magnifique, mais si un grain de sable – drogue mal synthétisée ou intervention inopinée d’une IA dans le plan de vol – se glisse dans la machine, les conséquences sont dramatiques…

— Tu insinues qu’une partie seulement de l’astronef est arrivée à destination  ?

— Pas tout à fait. C’est même impossible, sauf en cas de drogue psychokinésique avariée ou mal synthétisée. Ce qui ne peut pas être le cas dans une mission officielle minutieusement préparée. Il arrive ou il n’arrive pas. Mais il peut rester bloqué plus ou moins longtemps dans une phase indécidable.

— Un peu comme pour le chat de Schrödinger  ?

— Exactement… Je n’en comprends toujours pas le mécanisme, mais peut-être qu’un jour, lorsque le dernier de ses atomes s’effacera, le Kynsos Marcusbi apparaîtra dans l’espace à son lieu de destination.

— Mais pourquoi est-il vide  ? Où est l’équipage, où est Karen  ?

Kurtz fit la grimace.

— Je ne sais pas, Jack. Ils ne le savent peut-être pas eux non plus. À travers les brèches de la coque nous ne voyons pas l’intérieur du vaisseau dans son déplacement quantique, avec probablement ses passagers, mais dans son état initial, au moment du départ.

— Stop. Je ne veux plus rien entendre. Tout ça est trop délirant. J’aimerais juste savoir si Karen est morte ou vivante et où je pourrais la trouver. Et tu n’as pas les réponses… On peut s’approcher un peu  ?

— C’est dangereux, Jack. Si l’astronef venait à s’enfoncer dans la vase ou à basculer…

— Aucun risque, puisqu’il n’existe pas vraiment, ironisa Jack.

Kurtz soupira et s’exécuta.

— Là, regarde  ! s’exclama soudain Jack.

— Quoi  ? qu’est-ce qu’il y a  ?

— Derrière ce hublot, j’ai vu une silhouette…

— Qu’est-ce que tu racontes  ? C’est impossible. J’ai exploré cette carcasse de fond en comble. Il n’y a personne. Même les animaux n’y pénètrent pas. L’astronef doit produire le même genre de vibrations que les Champs Élysées. Tu as dû voir un reflet.

— Je te dis que j’ai vu une silhouette  !

— N’insiste pas, Jack.

— Eh bien soit, puisque c’est comme ça, je vais y aller à la nage…

Pour corroborer ses dires, Jack ôta son T-shirt.

Le poing de Kurtz fendit alors l’espace et le confia pour un temps aux bons soins de Morphée.