1.

— Tiens, et plaque-le bien.

Rony tendait à Jack un torchon avec des glaçons.

— Ça ne sert plus à rien. Je vais avoir un beau coquard, mais on ne va pas en faire un drame  !

Il s’exécuta néanmoins pour faire plaisir à Rony.

— Et mange. Je me suis décarcassé pour toi. Tu as besoin de te retaper. Et pour ça, rien de tel qu’un bon petit civet de kangourou des sables.

Rony éclata soudain de rire.

— Kurtz ne t’a pas raté sur ce coup-là.

— Je l’ai mérité. J’allais faire une connerie… Mais toutes ces histoires autour de Karen ont fini par me rendre dingue.

Rony cessa de rire.

— Je comprends.

Kurtz avait confié Jack à Rony et était aussitôt reparti. Il ne supportait pas de rester en ville, mais Jack le soupçonnait de vouloir reprendre le plus rapidement possible ses calculs. Lui aussi, malgré son mal de crâne, avait réfléchi à cette histoire de trou de ver et il en avait conclu que le Kynsos Marcusbi et l’œil de Dieu étaient intimement liés. Kurtz avait suggéré que le plan de vol de l’astronef ait pu être perturbé par les IA et c’étaient également elles qui avaient créé, peut-être au même instant, les Champs Élysées et la spirale d’or. Les étoiles sont vraiment le Styx.

— Un jour, j’y plongerai, dit-il à voix haute sans s’en rendre compte.

— Qu’est-ce que tu dis  ? s’inquiéta Rony.

— Rien… Je divague.

Rony remplit deux verres de vin et en tendit un à Jack.

— J’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. Je vais diriger une expédition pour aller capturer de nouvelles espèces animales en mer du Nord. Tu pourrais en faire partie, mais pour ça, il faudrait que tu commences à bosser dès maintenant.

Jack prit le verre et fit tournoyer le liquide, l’air absent.

— Eh bien, c’est tout l’effet que ça te fait  ?

— Je ne sais plus où j’en suis, Rony  ! Oui, je dois aller vers le nord. Je ne peux pas faire autrement, mais depuis que j’ai vu Karen…

— Tu n’as pas vu Karen, Jack. Combien de fois faudra-t-il que je te le répète. Tu as vu son image dans un rêve et un vaisseau vide.

— J’ai vu sa silhouette à travers un hublot.

— Tu as vu une forme, rien d’autre, et quand bien même Karen serait quelque part, perdue dans l’espace-temps, tu ne la retrouveras jamais.

Jack jeta le contenu de son verre en direction de Rony, qu’il rata de peu.

— Tu ne peux pas dire ça  !

Étienne alla se réfugier sous une tente de papier accordéon.

Jack l’aperçut du coin de l’œil et sa colère disparut aussitôt.

Il se massa vigoureusement le visage, comme pour racler la peau d’un vieux cauchemar.

— Excuse-moi. Tu as raison. Le nord. Il faut que je m’enlève cette épine du cerveau. Mais comment se mettre à bosser au milieu de toute cette merde  !

— Quelle merde  ? Guerre et Paix ne bronche pas. Les choses se remettent peu à peu en place. Un semblant de gouvernement civil essaye – péniblement, certes – de relancer la machine. Contribuer à cette renaissance de la vie urbaine ne me paraît pas surhumain. Une situation que la plupart des grandes villes qui ont échappé à la guerre doivent connaître.

— Mais quel boulot tu voudrais que je fasse  ?

Rony hésita un court instant, se rinça la gorge en vidant son verre.

— L’intelligence artificielle est un secteur plutôt bouché en ce moment, mais en tant que scientifique tu es recyclable, ironisa Rony. Tu pourrais me seconder.

Jack était de nouveau fébrile. Il s’était levé et arpentait le salon en faisant de grands gestes. Renversa une pile d’assiettes. Étienne, tremblant, s’était faufilé entre deux piles de livres.

— Coucou  ! c’est le petit Jack, la nourrice de Guerre et Paix qui débarque après avoir vécu une incroyable histoire. Vous n’auriez pas un petit job pour moi, par hasard  ?

— Personne ne cherchera à savoir d’où tu viens ni qui tu es. Il y a chaque jour des dizaines de paumés dans ton genre qui débarquent à Cheebar pour y trouver du boulot. L’après-guerre, c’est toujours la pagaille. Mais la pagaille organisée. Si tu es honnête et efficace, il n’y a aucun problème. La collectivité a besoin de toi et ne te rejettera pas. Si tu fous la merde, ta mort ne sera suivie d’aucune enquête. C’est aussi simple que cela.

— J’ai quand même un peu de mal à accepter ton raisonnement… Une structure monstrueuse abrite une IA démente tout près d’ici et les habitants de Cheebar tentent gentiment de renouer les mailles déchirées du tissu social, sans jamais lever les yeux vers cette épée pointée au-dessus de leurs têtes.

Rony finit tranquillement sa cuisse de kangourou des sables. Se versa une autre rasade de vin.

Jack tremblait comme un pou téteur planté dans le ventre d’un alcoolique.

— Il n’y a rien à faire pour l’instant, Jack. Les militaires de haut rang ont tous été broyés par la guerre. Ceux qui ne sont pas morts tournent en rond dans les cavernes de la démence. Nous n’avons plus d’armée. Dans ces conditions, je crois qu’il est préférable d’agir, quels qu’en soient les résultats, plutôt que d’attendre le bon, ou plutôt le mauvais vouloir de Guerre et Paix  !

Rony avait frappé la table du poing. Un geste qui déclencha un bruit d’avalanche, suivi de grognements rageurs.

Étienne gigotait sous une montagne de livres. Plus vexé que blessé, il parvint à s’extraire de la montagne de papier et s’éloigna en chancelant.

Jack éclata de rire.

Rony saisit l’occasion au vol.

— Alors, tu veux que je te trouve une place  ?

Jack ne répondit pas, mais souriait toujours.

— Enfin une décision sensée, dit Rony.

Ils passèrent le reste de la soirée à boire et à chasser l’angoisse.

 

*

 

Jack avait été engagé comme ramasseur.

Il passait ses journées à poser des pièges dans les bois, à quelques kilomètres de Cheebar. Puis il récupérait ses prises – toutes plus étranges les unes que les autres. Il faisait partie d’une petite équipe composée de cinq hommes et deux femmes.

Les spécimens d’espèces déjà répertoriées et disséquées par Rony étaient aussitôt relâchés, les autres étaient bons pour passer à la casserole.

Un boulot comme un autre, qui avait l’avantage de se dérouler en plein air et l’inconvénient d’être parfois mortel.

Une des femmes de l’équipe avait capturé un petit mammifère de la taille d’un écureuil. L’animal était plutôt mignon. Ses yeux doux réclamaient des caresses. Prendre des précautions paraissait absurde.

Lorsqu’il bondit dans ses bras, elle l’accueillit en souriant.

En quelques secondes l’animal lui avait dévoré une main. Le temps que le chef d’équipe l’éventre d’un coup de lame, la petite gueule hérissée d’une forêt de dents avait déchiqueté l’avant-bras de la jeune femme.

Un boulot de dingue comme un autre, avait aussitôt rectifié Jack. Mais si cela pouvait lui permettre d’assouvir bientôt son obsession, ça en valait la peine. Ses compagnons d’équipe, des déracinés, des déchets de la guerre, étaient plutôt faciles à vivre. Ils étaient prêts à raconter leurs histoires sans rien demander en échange. Jack n’avait pas envie de parler, mais ne refusait pas d’en savoir un peu plus sur la Terre d’après-guerre.

Sans en avoir pleinement conscience, il acceptait peu à peu le nouveau visage du monde. Le faisait glisser dans sa mémoire, dans ses rêves, dans son univers intérieur. Comme un aveugle de naissance, soudain capable de voir et acceptant peu à peu l’image de son visage dans un miroir.

L’expédition se mettait lentement sur pied. Et Jack attendait, à la fois satisfait et inquiet.

Il allait enfin obtenir une réponse. Il savait qu’il avait un rôle à jouer pour libérer définitivement ce monde de la tyrannie des IA. Mais depuis qu’il avait observé le repaire de Guerre et Paix, il avait l’impression de jouer le rôle de David face à Goliath. Et les héros petits et malingres ne terrassent les géants que dans les contes.

Rony lui avait fait remarquer qu’ils étaient peut-être de simples taches d’encre sur une feuille blanche ou bien de pâles fantômes holographiques projetés dans le scénario d’un créateur dément. Auquel cas, il avait toutes ses chances.

Mais Rony buvait trop. Se cramait les neurones à coups de scotch-benzédrine. Inventait n’importe quoi pour tenir le coup. Jack s’en était bien vite rendu compte. L’aplomb de Rony était artificiel et pouvait s’écrouler à tout moment.

Lorsque Rony lui annonça que le départ était proche, Jack suivit l’exemple de son nouvel ami.

Mieux valait risquer la cirrhose qu’assurer la folie.