2.

Un relief torturé défilait sous le ventre de l’appareil. L’engin qui les conduisait vers le nord était à peine plus gros qu’un hélitax et entièrement transparent.

Une succession de collines sèches et grises, à la surface lézardée de profondes crevasses. Comme si une intense chaleur avait fait éclater la pierre.

Des jets de vapeur soufrée giclaient des fissures, barbouillant le ciel de traînées jaune paille, transformant les nuages en gros flocons glaireux.

Marc Bornishe était aux aguets, prêt à lancer son piège si un oiseau ou n’importe quel animal ailé s’approchait de l’appareil. Il convenait d’être vigilant. Si le piège attaquait une trop grosse bestiole, il refermerait ses mâchoires sur une aile ou une tête et s’écraserait au sol avec sa proie.

Jack avait eu l’occasion de voir le piège en action et ce fut le seul instant où, captivé par le ballet de la bête et de la machine, il n’eut pas à refréner cette insupportable envie de vomir provoquée par la transparence de l’appareil.

La boule de métal avait jailli de la paroi transparente, comme si la structure de verre s’était momentanément dissoute à cet endroit. Jack avait aperçu l’animal, un chiroptère à la peau blanche et rose. Une chauve-souris indécente ayant oublié de revêtir sa combinaison de monte-en-l’air.

La boule avait ouvert sa gueule métallique.

Le chiroptère, désemparé, s’était mis en position de défense, arc-bouté contre la pâte molle du ciel vanille, puis il avait planté ses griffes dans la mâchoire inférieure du piège, les ailes entièrement déployées, refermées autour de son prédateur, sa longue gueule hérissée de dents pointues grignotant inutilement la mâchoire supérieure du gobeur, comme l’appelait Bornishe.

Os et cartilage contre métal.

Combat dérisoire.

Le gobeur aspirait… aspirait…

Le corps rose se pliait, les griffes glissaient sur le métal poli, la gueule mordait l’air.

Petit monstre dérisoire.

Finalement aspiré.

Sluuuurp  !

 

Le piège était rentré au bercail, brillamment téléguidé par Bornishe.

Et maintenant Rony étudiait la bête. Il jubilait. Une nouvelle espèce de chauve-souris diurne.

Et Tracey pilotait son engin, son Bébé Délicat, comme il l’appelait souvent. Un œil rivé sur l’écran radar, l’autre sur le paysage. Strabisme étudié du pilote averti.

Et Bornishe guettait une future proie.

Et Jack avait toujours envie de vomir.

Lorsqu’une tiédeur grumeleuse envahit sa bouche, ce fut pour lui un véritable soulagement.

En contemplant le ventre vitré de l’appareil, entre ses pieds, il eut l’impression de vomir sa haine sur toute cette ignominie.

Le résultat n’en demeura pas moins répugnant.

 

*

 

Au bout de sept heures de vol, Bébé Délicat se posa sur un promontoire rocheux qui surplombait la mer. Crampons et ventouses lardèrent la rocaille. Le taxi de cristal se transformait pour l’occasion en tente de verre.

Leur campement pour trois jours de « cueillette ».

Ils pourraient observer à loisir les animaux nocturnes, éventuellement les capturer et fuir rapidement si nécessaire.

Depuis que le moteur avait cessé de ronronner, Jack gémissait sur son siège.

Rony s’approcha de lui.

— Ça ne va pas mieux  ? demanda-t-il en posant une main sur son épaule.

Jack tourna lentement la tête. Ses yeux crochetèrent le regard de Rony.

— Nous y sommes enfin, murmura-t-il… C’est la mer…

— Quoi, la mer  ?

Jack ne l’écoutait même pas. Se leva. Bouscula Rony. Se dirigea en titubant vers l’avant de l’appareil. Pressa nerveusement la touche d’ouverture du sas.

Tracey le regardait en souriant.

— Alors, Jack, on a encore la gerbe au bord des lèvres et on veut éviter de faire des saloperies sur le ventre de Bébé Délicat  ?

Jack sauta hors du véhicule.

— Où vas-tu  ? hurla Rony.

— Laisse tomber, grommela Bornishe en rangeant le piège dans sa boîte capitonnée. Il a tout simplement envie de se récurer les tripes.

 

Jack courait et il n’avait envie de rien. Il obéissait à la pulsation sourde, derrière son front. Un âne et sa carotte. La mer…

Il dévala le promontoire rocheux sur les mains, les genoux, les fesses, tracté par une pulsion incontrôlable.

Il courait entre les dunes. Tombait, se relevait aussitôt, ruisselant de sable blanc. Se retrouva à genoux sur la grève.

Le soleil était une tache de pus qui sourdait de l’horizon tuméfié.

À une dizaine de mètres de lui, les vagues explosaient sur une ceinture rocheuse – mur de corail  ? – en un bruit de tonnerre.

Il vit d’abord un reflet sur le fond crépusculaire. Puis un objet – une bouteille  ? – apparut au sommet d’un rouleau écumant.

La chose était sur le point de franchir le mur de corail pour venir s’échouer sur le sable. Un autre rouleau, gigantesque, la saisit en plein vol… Une main géante qui la brisa contre les rochers.

Toujours à genoux, Jack avança. Comme un pénitent sur son chemin de croix.

Les vagues mourantes roulaient des débris de verre. Il s’avança encore. Plongeant les jambes dans l’eau tiède.

Une masse brunâtre – paquet d’algues  ? – flottait au sein d’un cortège de débris miroitants.

Il envoya une main pour la saisir.

Un bruit de succion, et l’un de ses doigts fut aspiré.

Il retira vivement sa main, paniqué. La masse brunâtre, boule de chair purulente et visqueuse, suivit le mouvement.

Jack hurla.

Des lèvres molles s’étaient refermées autour de son doigt. Une bouche sans dents au centre d’un morceau de viande marron.

Jack se redressa, agitant frénétiquement sa main pour décrocher l’horreur qui s’y était agrippée.

Il hurlait. Finit par tomber.

Lanimal se décrocha. Percuta violemment le sable. Rebondit à quelques centimètres du visage de Jack.

Ses yeux exorbités contemplaient la masse visqueuse… Et cette bouche aux lèvres humaines qui palpitait comme un poisson à l’agonie. Cette bouche qui épelait silencieusement son nom.

Il n’avait plus rien à vomir et un filet aigre reflua le long de son œsophage, gicla dans son arrière-gorge. Le décor se dilua sous son crâne. Il sentit ses yeux fuir derrière son front. Perdit un instant connaissance.

Refit surface en voyant ses pieds tracer des sillons dans le sable. De puissantes mains lui enserraient solidement les poignets, le tiraient vers l’arrière.

Un crabe au corps gros comme un chaudron faisait claquer ses pinces, à la lisière des vagues.

Ses yeux pédonculés ondulèrent et il fonça sur lui.

Jack ferma les yeux, tétanisé par la peur. Avant de sombrer à nouveau dans l’inconscience, il crut que ses tympans explosaient.

 

*

 

Lorsqu’il refit surface, il était allongé sur le ventre de Bébé Délicat.

Rony ne jugea pas nécessaire d’enfiler des gants pour saluer son retour.

— Qu’est-ce qui t’a pris, Jack  ? T’es devenu dingue ou quoi  ? Si Tracey n’avait pas tiré, tu sais ce qu’il resterait de nous à l’heure actuelle  ?

Rony saisit Jack par les aisselles et plaqua son visage contre le flanc de Bébé Délicat.

Jack put admirer la curée.

Une dizaine de crabes, aux pinces épaisses comme des troncs d’arbres, se disputaient les restes d’un des leurs.

Un ballet fleurant bon la mort et le dépeçage organisé.

— Laisse tomber, grommela Tracey. Une bouffée délirante, pour un novice, ça n’a rien d’extraordinaire…

— Peut-être, mais je n’ai pas l’intention de ramener un cadavre à Cheebar. Passe-moi la trousse. Le novice a besoin d’un vrai break.

Rony s’empara d’une seringue à compression, chargea une capsule bleutée, appuya sur le piston. L’aiguille se planta dans la cuisse de Jack.

Une douce tiédeur rayonna dans ses muscles.

Il s’endormit, bercé par les cliquetis d’un hochet d’angoisse. Aspiré par une énorme bouche molle qui épelait son nom.