Judaix n’avait émis aucune objection au fait qu’ils emportent avec eux l’éprouvette et le cadavre de l’homme-bouteille.
Et l’agitation était intense entre les flancs de Bébé Délicat.
Rony prélevait des fragments. Analysait. Disséquait les cellules au cyberscope.
L’être était mort, mais les cellules étaient bien vivantes.
Avaient probablement récupéré leur niveau d’origine : une culture histiotypique de cellules cancéreuses, ou plutôt un explant tumoral qui retrouvait peu à peu sa morphologie initiale. Rony hésitait encore entre une tumeur d’origine digestive et une métastase hépatique.
La nature et la quantité des ARN messagers laissaient Rony perplexe. À une séquence primaire donnée correspondait un très grand nombre de conformations de structure des protéines natives. Et aucune trace d’hormone mutagène pour expliquer ces anomalies.
Sur l’écran du cyberscope, les édifices macromoléculaires subissaient d’étranges métamorphoses. Une série de liaisons hydrogènes interamides et de ponts disulfures craquaient spontanément. Comme si l’ensemble passait d’un niveau d’énergie à un autre.
— Il y a quelque chose de gravé sur le culot de la fiole.
Rony réalisa péniblement que quelqu’un était en train de lui parler. Ses yeux étaient soudés à l’écran. Le mystère faisait colle. Il réussit enfin à déplacer légèrement sa tête vers la droite.
Jack l’observait, chaussé de lunettes grossissantes. Il ne devait pas voir le visage de son interlocuteur. Mais une série de cratères, de crevasses : un paysage lunaire. Ne pouvait remarquer son air ahuri.
— Il y a une inscription sur l’éprouvette, répéta Jack en tendant les lunettes grossissantes à Rony. Quelque chose ne va pas ? ajouta-t-il en voyant son visage défait.
— Ce tas de barbaque est inconcevable.
— Regarde plutôt ça.
Rony chaussa les lunettes et observa la zone de l’éprouvette que lui indiquait Jack.
CPG Drosophile, lut-il en s’épongeant le front.
— Tu as une idée de ce que cela signifie ?
Rony avait quitté les lunettes et s’était affalé dans la coque la plus proche.
— Plus qu’une idée. Une certitude. L’intitulé complet est : Centre de programmation génétique Drosophile.
Le visage de Jack s’éclaira.
— Une bouteille à la mer, donc un message. Un message biologique. Ou bien génétique ? Tu es fixé sur la nature de l’homme-bouteille ?
Rony ferma les yeux, se frotta les paupières. Toute la lassitude du monde paraissait soudain s’abattre sur lui.
— Un cancer trafiqué qui se nourrissait d’eau salée. C’est tout ce que je suis en mesure de dire pour l’instant.
Jack affichait maintenant un sourire rayonnant.
— Ce tas de viande peut donc effectivement provenir d’un centre de programmation génétique. C’est tout à fait le genre d’expérience qui pourrait y être pratiquée ?
Rony acquiesça.
— Et où se trouve le centre en question ?
— Sur la troisième île du complexe de recherche d’Istapovano, à une centaine de kilomètres de la côte, légèrement à l’ouest de notre position actuelle.
— Eh bien, la prochaine étape de mon voyage vers le nord a maintenant un nom : CPG Drosophile.
Rony était horriblement tassé dans son siège, comme si la gravité ambiante avait soudain encaissé quelques g supplémentaires.
— Cette conclusion a l’air de te poser problème, ironisa Jack en perdant un peu de sa bonne humeur.
— Le Centre a été à moitié démoli pendant la guerre, Jack. Et il est totalement abandonné depuis quatre ans. Alors c’est à mon tour de te poser une question. Qui est en mesure, là-bas, de te faire parvenir de tels messages ?
*
Pour la première fois depuis leur arrivée, l’équipe au grand complet passa une soirée hautement éthylique entre les flancs de Bébé Délicat. Rony et Jack, à la recherche d’une hypothétique réponse sur la nature du démiurge d’Istapovano ; Tracey et Bornishe, peu enclins aux errances métaphysiques, tout simplement par plaisir.
Le biberonnage ininterrompu permit à Jack de convaincre Rony de la nécessité d’aller visiter l’île. Son propre équilibre psychologique et – qui sait ? – la science en général réclamaient, selon lui, cette excursion. Puis le biberonnage, beaucoup plus discret mais toujours présent, du petit matin vit Tracey et Bornishe accepter cette idée sans rechigner.