6.

Il n’avait pas hésité un seul instant. Redouté simplement que le sas-diaphragme ne fût rouillé.

Et il avait plongé dans l’antre sombre, pour définitivement faire taire cette agaçante voix qui lui chatouillait le crâne.

 

Lorsque Jack fut bardé, lardé, saucissonné par les sondes et les fils d’électrodes qui s’étaient rués sur lui tels des serpents affamés, il eut l’espace d’un instant la vision d’un univers miniature qui, amibe flottant dans l’abîme du temps, augmentait progressivement de volume, devenant une gigantesque raie manta aux ailes agitées. S’il appelait Rony, de l’autre côté de la paroi blindée du caisson chirurgical, celui-ci ne l’entendrait même pas. Le zoologue indigne qui avait lâchement abandonné Étienne, son fils adoptif. Je délire, se dit Jack. Une drogue se répand déjà dans mes veines… Guerre et Paix va me débiter en morceaux, recoller au hasard les fragments de mon corps, me greffer l’âme d’un poulet… Je me suis bêtement jeté dans la gueule du loup… une gueule de requin au sommet d’un estomac de glace…

« Tu ne risques rien, Jack, calme-toi. »

Il s’était imaginé instantanément dans le module-wagon de tête, le dériveur synaptique autour du crâne. Il cherchait obstinément à joindre Guerre et Paix, et…

« Anton  ! »

« Tout juste… Déphasé, en rupture de ban moléculaire, cramé des neurones associatifs, mais Anton tout de même. »

« Mais où es-tu  ? D’où établis-tu le contact avec ce caisson  ? »

« Je suis là, Jack, et las par la même occasion. À Istapovano  : ma planque. Guerre et Paix me surinait les flammèches. S’cuse pour les dérapages, mais j’ai perdu pas mal de repères avec le monde des machines à viande. »

« Anton, je ne comprends rien à ce que tu me racontes  ! »

« Ouais, essayons d’être clair… difficile, mais pas machine. T’as été à Cheebar, je le vois dans ta chimie floculante. T’as vu le Centre et le fourbe qui a gonflé comme un crapaud qui veut jouer au bœuf. Mais dans la fable le crapaud explose et ce crétin de programme d’IA va péter à son tour  ! »

« Tu veux parler de Guerre et Paix Du processus d’expansion/compression  ? »

« Tout juste, tu gamberges allègre, Jack  ! Continue comme ça et tout ira bien… Guerre et Paix et son p’tit corollaire du Bloc 17, Petit Poucet Tu connais, pas vrai… Il a déjà failli te cramer les lobes une fois, non  ? »

« Dans le module-wagon. »

« Tout juste  ! Les deux frères ennemis qui ont tripatouillé sans gêne les gènes et la clim ont fini par se rendre à l’évidence… La seule issue du conflit, après l’élimination de l’IA transaméricaine, résidait dans leur reconnaissance mutuelle. Les deux frères ennemis ont donc fait la paix afin de pouvoir gérer à l’amiable le sort de la Terre. Les programmes IA ont fusionné, Jack  ! On n’avait jamais prévu ça, pas vrai  ?… Ils devaient évoluer par eux-mêmes, ils devaient s’enrichir, réfléchir, jamais fléchir, mais pactiser entre eux et s’accoupler… Mon Dieu, quelle horreur  ! »

« Tu dérailles complètement, Anton… Où te caches-tu, merde  !? »

« Bon, écoute, s’agit pas de discuter pendant des heures. T’es dans un caisson chirurgical et je te parle… Un caisson, c’est pas un téléphone et t’as pas de dériveur en casquette. Je te parle en direct du réseau. Je suis dans le réseau, Jack. Y faut que tu te fasses à cette idée. Pour éviter le grand nettoyage des IA j’ai dû me terrer ici et couper la liaison avec le module central. J’ai tout cramé, fondu, colmaté. Juste laissé un petit trou de sortie en cas d’issue miracle. Les deux horribles ne peuvent pas nous atteindre ici. »

« Mais comment… »

« … je suis arrivé là  ? Rien de plus simple et de plus complexe à la fois. Le processus d’expansion/compression a frappé le réseau avec les conséquences urbaines que tu sais lorsque les deux horribles ont entamé leur histoire de cul. Et ces putains de démiurges n’ont même pas été foutus de comprendre ce qui était en train de se passer. La somme de leurs parties les dépasse. Elle dépasse tout le monde, tu comprends  ? Imagine un instant deux pensées, deux entités distinctes dans le même cerveau, dans le même corps… C’est la panique… Le cataclysme psychosomatique… Le cancer généralisé… C’est ce qui se passe en ce moment dans le réseau… La structure physique des IA –– câbles, circuits, puces, boîtiers, consoles, matières plastiques, glaces et tout ce qui s’apparente plus ou moins à de la matière –, est malade. »

Si Anton disait vrai, alors le comportement curieux de certains hélitax connectés au réseau trouvait là une explication évidente, songeait Jack.

« Exactement. Tu as là une preuve de c’que je crache. »

Jack n’avait formulé aucune question mais dans le caisson il ne pouvait garder aucune pensée pour lui seul.

« Bon, supposons que tout ce que tu me racontes soit fondé… Tu ne m’as toujours pas expliqué comment tu en es arrivé à hanter, désincarné, les sous-sols de ce laboratoire. »

« J’étais branché sur Guerre et Paix, le dériveur synaptique vissé sur le crâne, lorsque le contact s’est effectué avec Petit Poucet, lorsque l’effet d’expansion a frappé le réseau. Il s’est produit une sorte de rapprochement structurel entre éléments de nature différente touchés par la réorganisation moléculaire. Les transferts d’énergie se traduisant par des phénomènes d’ondes d’expansion ou de compression qui ont touché des villes entières. Ce qui me tient lieu d’esprit en a profité pour filer. »

« Dans le réseau  ? »

« Exactement. Dans le réseau. Un transfert de mémoire tout simplement. Cristaux, molécules, cellules animales… le support importe peu… Uniquement une question d’énergie… Mais les horribles ont décidé de faire le ménage. En éliminant d’abord les parasites. M’ont rapidement repéré. Juste le temps d’injecter une information minuscule, discrète, dans le programme central des CC de l’Eurocentre… Me suis dit que si tu étais encore en vie, tu finirais tôt ou tard par faire un séjour dans l’un d’eux. Je ne me suis pas trompé. »

« Et la deuxième partie du message… Les éprouvettes et leurs horribles occupants  ? »

Jack ne doutait plus. Ce qui pouvait s’apparenter à un pur délire s’organisait maintenant selon une logique implacable.

« J’ai pas choisi cette île par hasard… Non. L’extension sous-marine abrite un énorme explant cancéreux qui se développe de façon autonome en milieu naturel  : l’eau de mer est suffisante pour le nourrir. Il évolue dans une poche membraneuse hyper-résistante et perméable. Peut vivre encore ainsi plusieurs dizaines d’années… Je n’ai eu qu’à me servir… Le vieux principe de la bouteille à la mer… Une idée de dingue, pas vrai  ? Tu aurais pu ne jamais pénétrer dans un CC, tu aurais pu ne jamais atteindre les côtes de la mer du Nord, tu aurais pu ne découvrir aucune bouteille lors de ta visite… »

« Et maintenant, maintenant que nous avons pu saisir cette chance infime, que peut-on faire concrètement  ? »

« Éviter que la grenouille ne devienne plus grosse que le bœuf. Faire en sorte qu’elle explose. Tout simplement. »

 

*

 

De pierre et de poussière, le désert défilait sous le ventre de Bébé Délicat.

Tracey et Bornishe n’avaient manifesté aucune curiosité concernant les éventuelles découvertes de Jack et de Rony dans le centre désaffecté. Seule leur importait la nature de la rémunération de deux jours de boulot supplémentaires sans aucune capture.

Rony les avait tout de suite rassurés sur ce point. Ils seraient payés pour l’équivalent de deux jours de chasse. Il ne tenait pas plus que Jack à informer leurs compagnons sur ce qu’ils avaient vu et appris dans les pièces souterraines du centre.

Tracey et Bornishe les prendraient inévitablement pour des dingues.

Rony avait accepté avec moins d’aisance que Jack cette succession d’événements délirants. Les explications fournies par Anton Ravon présentaient pourtant une certaine logique. Rony avait alors envisagé la seule hypothèse qui pouvait infirmer le compte rendu de son ami  : Jack avait tout inventé. Le double virtuel d’Anton Ravon n’existait pas. Mais il n’eut pas besoin de vérifier cela par lui-même en s’allongeant à son tour dans le caisson chirurgical – ce qui ne l’enchantait guère. Ils avaient poursuivi tranquillement leur visite. Et s’étaient immobilisés, sidérés, sur le seuil du dernier secteur.

Derrière la baie vitrée de l’extension sous-marine, l’explant grassouillet flottait dans son habit résille.

Et ça, Jack ne pouvait pas l’avoir inventé.

 

*

 

Lorsque la silhouette de Cheebar se détacha sur le soleil couchant, Rony jugea bon de laisser décanter toute cette histoire en focalisant sa pensée sur les recettes que lui avait indiquées Judaix.

Malgré l’ambiance de fin du monde, il en eut très vite l’eau à la bouche.

7.

 

Jack faisait les cent pas dans le salon. Étienne le suivait comme une ombre.

— Je vous ai mijoté une petite merveille, dit Rony en sortant de la cuisine.

Il tenait un immense plat à bout de bras, dégoulinant de sauce, coiffé d’un superbe nuage de vapeur.

Étienne s’immobilisa, étira ses pédoncules oculaires, activa son groin qui se plissa tel un soufflet d’accordéon.

— Arrête de gamberger, Jack. C’est inutile.

— Mais tu ne comprends donc pas que si ça foire, nous n’aurons pas de seconde chance  ?

— Je le comprends très bien. Mais que veux-tu faire d’autre en attendant  ?

Jack grommela.

— Et merde  !

— Eh bien moi, je vais te le dire. Nous allons déguster ces magnifiques scorpions-caoutchouc à la sauce tomate.

Étienne acquiesça en remuant sa trompe et bondit dans les bras de Rony. Malheureusement pour lui, ceux-ci étaient déjà occupés.

Il atterrit dans le plat en grognant.

— Sale bête  ! hurla Rony en lâchant l’ensemble.

Étienne, recouvert de sauce tomate, sautait d’une patte sur l’autre, les ventouses fumantes.

Rony faisait de grands gestes, se lamentait, invectivait l’animal.

— Deux heures de préparations minutieuses pour rien. Tu es un vrai monstre  ! Un imbécile  !

Et Jack riait.

Étienne avait réussi à chasser son angoisse.

Il se pencha et prit l’animal dans ses bras. La douleur passée, Étienne était maintenant tout penaud.

Jack le caressa.

— Pauvre petit maladroit. De si beaux scorpions, tu n’as pas honte  ? fit-il en parodiant Rony.

Puis il approcha ses lèvres du trou auriculaire du mollasson et murmura  :

— On l’a échappé belle.

 

*

 

Si Crâne-au-Vent se trompait de jour ou ne venait tout simplement pas, c’était la catastrophe.

Quand Louis lui avait fait cette curieuse promesse de repasser régulièrement tous les soirs de pleine lune, l’enfant ne cherchait peut-être qu’à le rassurer, thérapie d’urgence.

Et si l’aile volante était endommagée, Crâne-au-Vent malade, Louis et Laetitia à des centaines de kilomètres en train de jouer aux chassés croisés  ?

Jack n’arrivait pas à avaler la moindre bouchée. Ne cessait d’envisager les pires solutions. Il s’agissait pourtant d’un poisson grillé d’apparence relativement classique, les scorpions-caoutchouc n’ayant pu être récupérés.

— J’ai trouvé pour le pétard  ! s’exclama Rony.

— Quoi  ?

— Le pétard  ! Pour dynamiter la grenouille et le bœuf réunis.

— Ah oui, le pétard…

— Tu as l’air complètement ailleurs, Jack  ! Ne me dis pas que tu as la trouille  !

— Tu plaisantes  ? J’ai simplement peur de rater le seul et unique rendez-vous à notre disposition.

— Si on loupe la fenêtre de la pleine lune, on trouvera un autre moyen, Jack. Rien n’est jamais perdu.

— Sers-moi un scotch-benzédrine, tu veux  ?

— Enfin une parole sensée  !

— Et ton idée  ?

— Quelle idée  ?

— Pour le pétard.

— Une petite amorce à la poudre suffira. Inutile de mettre un artificier sur le coup. Une amorce et quelques décilitres de salive d’oiseau pique-béton. Une micro-explosion suivie d’une giclée parapluie et tout est bouffé. Ton ami nous a dit que le matériel était malade… instable… Avec un peu de chance, ça va déclencher une réaction en chaîne. Exit les affreux  !

Jack applaudit.

Il s’était mis à manger sans même s’en rendre compte.

La lune était presque pleine et lui aussi.