La lune était pleine. Le soir tombait avec peine, griffant grisé le ciel bleu caillé.
Jack mâchonnait d’étranges mots caoutchouc. Il avait déjà sillonné le terrain vague en tous sens. Un endroit qu’aucun adulte de Cheebar ne traversait. Comme s’ils étaient protégés de tout danger à l’intérieur des murs de la ville !
Il avait eu l’occasion de jouer au ballon avec quelques enfants qui tiraient vers la crevette. Ils l’avaient accepté sans problème. Les nouveaux principes de tolérance ne pouvaient que lui faire retrouver son sourire.
Mais les enfants étaient partis et il tournait de nouveau en rond, suivi quelquefois par Étienne.
Rony fumait un cigare torsadé qui l’entourait d’une cloche de puanteur infranchissable.
Puis un frémissement, comme un vol de lucanes rescapés du chaos.
Tout se passa très vite.
L’aile s’était posée, blanc étincelant.
Rony et Crâne-au-Vent dans les bras l’un de l’autre. Sacrés vieux amis. Et Jack entouré de crevettes. Sa crevette, surtout, qui l’embrassait tendrement en lui soutirant des larmes.
Pleurer au clair de lune… Quel romantisme minable, se dit Jack en serrant Laetitia dans ses bras.
Jamais aussi heureux de sa vie.
De rires et de larmes, l’inattention de l’assemblée fut totale.
La nuit en profita pour tomber.
*
Tout allait pour le mieux sous le crâne de Jack, si ce n’était l’insistance de Rony à vouloir de nouveau cuisiner des scorpions-caoutchouc.
— Un plat que vous ne serez pas près de manger ailleurs, insistait-il.
Jack voulait bien le croire. Les crevettes et Crâne-au-Vent paraissaient ravis, et Étienne remuait vigoureusement son groin comme s’il avait deviné le sujet de la conversation. Il était peut-être télépathe, lui aussi.
Une douce euphorie générale pétillait dans l’antre du cuistot fou. Crâne-au-Vent et les enfants avaient tout de suite accepté de suivre Jack le rédempteur, le chasseur de géants.
Et le plan paraissait sans faille.
Laetitia se tiendrait le plus près possible du cerbère gardien et les préviendrait lorsqu’elle lirait dans sa grosse cervelle les premiers signes d’agitation mentale : l’entrée en scène d’Anton Ravon.
Là, il fallait agir très vite. Impossible de savoir combien de temps Anton allait pouvoir foutre la merde dans le réseau avant d’être bouffé par les deux Ignobles Acariâtres.
Le cognac commençait à cogner sec.
Jack riait à propos de n’importe quoi.
— Alors, ils arrivent, ces scorpions-caoutchouc ? hurla-t-il à l’adresse de Rony qui s’activait dans la cuisine.
Crâne-au-Vent lui pinça le bras.
— Ça va être grandiose, Jack ! On plane, on lâche la première salve et on se faufile en douceur dans la brèche : Vouuuuummmm !!!
— Et là on repète un coup. Et boum !
— Vous êtes mal partis, les vieux, lança Louis. Vous allez être malades si vous continuez à boire.
La bouteille fut vidée en un clin d’œil. Rony, apparemment plus sérieux que les deux autres, refusa d’en sortir une deuxième.
Les scorpions étaient excellents. Même Jack dut en convenir.
Ce qui ne l’empêcha pas de vomir sur Étienne.
Le mollasson, qui bavait d’envie, fut vexé mais ravi en aspirant les déchets non digérés qui maculaient sa peau.
Laetitia n’arrêtait pas de traiter Jack d’imbécile.
Et il ne cherchait pas à la contredire. Un hélitax venait de se poser sous son crâne. Et une foule incroyable de passagers en descendaient en jacassant.
Les enfants allèrent se coucher en premier.
Puis ce fut au tour de Jack. Il s’écroula sur la table. Rony et Crâne-au-Vent l’allongèrent sur un lit de plastiboudins qui traînait dans un coin de la pièce. Étienne alla se pelotonner sur ses jambes.
— Tu devrais te coucher aussi, dit Rony à l’adresse de son ami.
— J’ai déjà dormi la nuit dernière. Inutile… Je ne pourrais pas trouver le sommeil avant quatre heures du matin, au moment où il faudra se lever. Sers-moi plutôt un autre verre de cognac et parle-moi de tes dernières conquêtes amoureuses.
La nuit fut courte.
Ils se retrouvèrent tous dans le salon vers quatre heures.
Louis et Laetitia étaient en pleine forme.
Rony et Crâne-au-Vent n’avaient pas cessé de parler.
Et Jack ressemblait à un mollasson femelle sur le point d’accoucher.