2.

Une ville en verre soufflé, replongée dans les flammes, et sauvagement refroidie, difforme.

Jack avait survolé Cheebar plusieurs fois avant la guerre, mais rien ne cadrait plus avec ses souvenirs  ; les pâtés d’immeubles s’étaient affaissés, racornis, des ruelles sans issue s’étaient soudées en un baiser pierreux.

L’aile volante filait vers les premières bandes de lumière, au nord de la ville.

Crâne-au-Vent conduisait son engin en sifflotant. Louis somnolait, affalé entre deux barres de tension. Et Jack, sur sa balancelle, laissait courir son bruxisme. Il était quatre heures et demie  ; Anton allait foncer dans le réseau à cinq heures précises. À cinq heures dix, tout serait probablement joué.

À cette heure matutinale, l’aile pouvait survoler Cheebar sans trop de risque. Les couche-tard se couchaient, les lève-tôt se levaient. Il y avait peu de chance de tomber sur un groupe de fêlés, caramélisés du bulbe et à la gâchette facile.

Rony et Laetitia étaient partis en motobombe, un engin de mort fonctionnant au biogaz que Rony avait emprunté à Bornishe. Ils devaient déjà être en faction  : Laetitia, le plus près possible du géant, et Rony, planqué à une distance suffisante pour observer le complexe logistique dans son ensemble.

Le petit nasillard qui pendait sur la poitrine de Jack crépita.

— Jack, tu m’entends  ?

— Cinq sur douze, beauté  ! Alors, tout se passe bien  ?

— On ne peut mieux. Je suis à une vingtaine de mètres du monstre. Et même si je faisais de grands gestes, il ne broncherait pas d’un poil. Sa cervelle n’abrite que la configuration de la porte et de la façade. Si quoi que ce soit change dans ce schéma, il risque de devenir méchant, très méchant même, mais dans le cas contraire…

— Surtout n’essaye pas  ! hurla Jack. Inutile de tout foutre en l’air pour voir si un zombi expansé se laisse chatouiller les pieds.

— Mais dis-moi, tu as l’air d’avoir repris du poil de la bête. C’est la peur qui t’a si vite dessoûlé  ?

— Écoute, Laetitia, si tu continues à me chercher, tu vas finir par me trouver.

— Original, comme réponse.

Jack n’eut pas la force de poursuivre cette conversation incongrue. La brume s’était légèrement dissipée et un mur gigantesque barrait maintenant l’horizon  : la façade principale d’un bâtiment de plusieurs milliards de mètres cubes qu’ils s’apprêtaient tout simplement à attaquer.

Et Crâne-au-Vent sifflotait toujours.

Et Louis s’était endormi.

Une histoire de dingues.

— Jack… Ohé  ! Jack… Jack, tu m’entends  ?

La fillette avait hurlé. Jack sursauta sur sa planche, faillit décrocher dans le vide.

— Mais t’es dingue de gueuler comme ça  !

— Le géant… La façade dans sa tête… Elle est en train de fondre  !

— Quoi  ? Qu’est-ce que tu racontes  ? Tu dois te tromper, c’est impossible, il est à peine cinq heures moins le quart.

— Peut-être que ton copain n’a pas pu attendre plus longtemps… Le géant est plein de purée  ! C’est tout blanc dans sa tête… Eh  ! Jack… Il tombe  ! Hooooo… Il…

— Laetitia  ! Laetitia  !!!! Merde  !

Crâne-au-Vent avait cessé de siffloter, passablement intrigué par l’agitation qui régnait sous ses pieds.

— Quelque chose ne va pas, Jack  ?

— Anton vient de passer à l’acte avec quinze minutes d’avance. Il faut mettre le paquet, Crâne-au-Vent  !

— Les paquets, Jack. Les paquets.

Jack n’en revenait pas. Crâne-au-Vent se permettait de plaisanter à quelques minutes d’un instant crucial, déterminant pour l’avenir de la planète.

Louis était descendu sur les épaules de Jack.

— Laetitia a des problèmes  ?

— Je ne sais pas. Je n’ai plus de liaison radio. Mais cela ne veut rien dire. Pas le temps de voir ce qui se passe… Désolé…

Louis ne répondit pas. Remonta dans la nacelle pour chercher les « paquets ».

— Nous arriverons au premier point de largage dans deux minutes environ, Jack  ! hurla Crâne-au-Vent.

— Ne vous arrêtez surtout pas. Au point où nous en sommes, nous ne pouvons plus nous permettre de temporiser.

 

*

 

Ils n’étaient plus qu’à une centaine de mètres du complexe. Jack aperçut le géant. Il était étalé devant la porte, face contre terre. Et ses jambes martelaient régulièrement le sol en soulevant d’épais nuages de poussière.

Aucune trace de Laetitia.

Jack évacua le problème.

Plus le temps de réfléchir.

La porte fonçait sur eux. Crâne-au-Vent ne sifflotait plus. Si Jack ratait son coup, ils n’auraient plus le temps de faire demi-tour. S’écraseraient comme une grosse mouche sur une grosse porte.

Jack eut un hoquet puis un rire aigre, paquet de nerfs explosant dans sa bouche. Ils attaquaient une IA avec un armement qui ne méritait même pas le qualificatif d’artisanal.

Deux décilitres de salive d’oiseau pique-béton dans un récipient organique, le seul à pouvoir résister à l’agression de l’acide, en l’occurrence un estomac de poupigna. Le tout dans une boîte métallique avec un compartiment poudre, une mèche et la main tremblante de Jack qui briquette et allume le cordon. Sept secondes de délai. Guère plus pour se fracasser contre la façade.

Une, deux…

La gaine plastique enveloppe la boîte.

Trois, quatre…

La fronde se tend.

Cinq, six…

Jack compte et sue, compte et sue.

La boîte percute la porte et explose.

Un trou. Un misérable petit trou.

Nous ne passerons jamais, se dit Jack. C’est la fin…

Sept, huit…

Et la porte se met à fondre comme du beurre, le trou s’agrandit, s’agrandit…

Neuf…

Crâne-au-Vent, imperturbable, n’a pas cherché une seule fois à modifier sa trajectoire. Une confiance inébranlable. Et Jack exulte. L’aile s’engouffre en vrombissant dans la déchirure métallique. Un frôlement… Une légère embardée…

Dix.

— Nous sommes passés  ! Nous sommes passés  ! hurla Jack, Louis trépignant de joie sur ses épaules.

 

*

 

Une plaine de béton. Des bosquets d’arbres-câbles. Des rivières de rails. L’aile avait pris de l’altitude, mais était toujours obligée de louvoyer entre d’énormes immeubles en ferraille  : armoires techniques, étagères, consoles en tout genre. Direction la station de travail principale, repaire de la batterie d’émulateurs neuromimétiques  : le cœur de Guerre et Paix.

— Superbe  ! Vous avez été superbes  ! grogna le nasillard sur la poitrine de Jack.

Il s’agissait de Rony, et Jack, malgré les félicitations, en fut quelque peu déçu.

— Qu’est-ce que cela donne, vu de l’extérieur  ? demanda Jack.

— Un géant terrassé et un énorme trou dans…

— Et Laetitia  ?

— Pas de nouvelles. Son nasillard reste muet.

— Bon… Il ne reste plus qu’à conclure avant que le calme apparent des lieux ne se transforme en tempête.

Ils survolaient un géant assis, adossé contre le flanc d’une armoire.

— Il n’y a que de la purée blanche dans sa tête, dit Louis. Pour l’instant, tout va bien.

— Virez à gauche, entre les deux consoles clignotantes  ! hurla Jack. Et essayez de prendre un peu d’altitude.

— Sans courant, sans vent, c’est très difficile, répondit Crâne-au-Vent. Et puis avec tout ce bric-à-brac, j’ai peu de marge de manœuvre.

Sur les consoles, les lumignons orange étaient de véritables soleils.

— Pas trop près, dit Louis, sinon on va rôtir comme de vulgaires papillons de nuit.

La station de travail principale, noire et brillante, apparut dès que l’aile se fut engouffrée dans le canyon de consoles. Tout au fond. Au milieu de la plaine terminale.

L’aile fonçait droit dessus.

Au pied de la station de travail, le sol était jonché de géants enchevêtrés, tombés les uns sur les autres.

L’aile fonçait droit dessus, et Jack déglutit.

Ils n’étaient pas à la bonne hauteur.

Cent mètres au moins au-dessous du sommet des appareillages.

Et ils venaient de pénétrer dans une souricière.

Jack connaissait bien les lieux  : les deux rangées de pupitres qu’ils étaient en train de longer constituaient un couloir qui s’encastrait dans la station émulatrice.

— La pâte blanche  ! hurla Louis.

— Qu… quoi  ? bredouilla Jack.

— Les géants  ! Ils se réveillent  !

Le nasillard crépita.

— Jack…

— Oui, je sais, le gardien est en train de bouger.

Impossible de s’élever. Impossible de faire demi-tour. Couloir trop étroit. Et maintenant, impossible de se poser.

Il leva la tête et regarda Crâne-au-Vent. Ce dernier acquiesça. Il avait tout compris.

Il ne restait plus qu’une solution, incontournable.

La solution kamikaze.