Kurtz avait récupéré une vieille barque et capitonné l’intérieur de couvertures. Il savait que cela ne servait pas à grand-chose puisque Jack ne sentait plus rien, mais il voulait que tout soit parfait. Avec Rony, il y installa Jack.
Ce dernier était heureux et il aurait aimé sourire pour pouvoir le manifester. Il s’y employa et sentit une très légère sensibilité au niveau des lèvres.
— Regarde, s’exclama Kurtz en agrippant Rony par l’épaule.
À lire l’expression de leurs visages, Jack se dit qu’il avait réussi.
Il souriait.
Et Rony pleurait.
Kurtz attacha l’extrémité d’une corde autour de sa taille, et tendit l’autre extrémité à Rony.
— À l’entrée du rectangle d’or, le courant est très faible, mais on ne sait jamais…
Kurtz poussa la barque dans l’eau et y pénétra à son tour.
— Bon voyage, Jack ! cria Rony entre deux sanglots.
Jack ne sentait rien, mais il voyait les nuages tanguer et savait que cette expédition serait la dernière qu’il ferait sur cette terre.
Kurtz nagea jusqu’au centre de la rivière.
— Je vais te lâcher, Jack. Je te suivrai un moment sur la berge.
Kurtz libéra la barque puis, aidé par Rony, rejoignit la rive.
*
Les nuages défilaient de plus en plus vite. Jack était heureux. Il allait retrouver Karen. Il en était persuadé. Et même si ce n’était pas le cas, il avait fait ce qu’il fallait. Lui, le petit informaticien gringalet, névrosé et paranoïaque, il avait sauvé le monde. Il eut l’impression que son sourire s’étirait.
Laetitia était repartie avec Louis et Crâne-au-Vent. Elle s’était faite à l’idée de le perdre mais n’aurait pas supporté de le voir disparaître à l’horion, emporté par le flot impétueux du Styx.
Les nuages passaient au-dessus de sa tête à toute vitesse.
Les pas de Kurtz avaient d’abord percuté de plus en plus rapidement le sol du chemin de terre qui longeait la berge puis le rythme s’était inversé.
— La distorsion temporelle devient trop forte ! Je ne peux plus te suivre ! hurla Kurtz. Bon voyage !
Jack cligna des paupières. Plus personne ne pouvait le voir mais c’était le seul moyen qu’il avait de saluer la Terre.
Le ciel et les nuages étaient des traînées blanches et bleues qui filaient à une vitesse impressionnante au-dessus de sa tête.
Il eut une sensation de vertige.
Il ferma les yeux.
Et creva l’œil de Dieu.