Nora est rentrée au petit matin. Elle s’est couchée toute habillée et s’est endormie comme une pierre au fond d’un lac. Elle s’est réveillée à midi en ayant du mal à apprécier ce qu’elle avait vraiment vécu et ce qui relevait du rêve.
Elle est maintenant sous la douche. Immobile. Le jet brûlant cuit le dessus de son crâne et de ses épaules. Sa peau rougit, fume. Nora cherche la douleur. Pour oublier celle qui lui taraude l’esprit.
Elle se sèche, enfile un jean et un T-shirt, glisse ses pieds dans une vieille paire d’espadrilles et descend à la cuisine. Elle se fait chauffer un café. Il y en a du frais dans la cafetière, mais elle préfère celui de la veille, que sa mère met de côté pour elle dans une petite carafe à café Omer Simpson. Sa mère l’aime. L’a toujours aimée, protégée, dorlotée. Mais elle sait maintenant qu’elle l’a également trompée. Elle a faim. Une faim animale. Brutale. Elle prend une baguette de pain, en arrache un morceau et le trempe dans son café sans prendre la peine de le tartiner.
Le cabinet de Susan est à cinq cents mètres à pied de la maison. En bonne lacanienne, elle accorde des séances de trente minutes maximum ; elle peut même interrompre une phrase en plein vol. Dernier patient à midi. Elle devrait donc rentrer d’un instant à l’autre.
Nora ne sait pas comment elle va l’accueillir. Fondre en larmes ? Hurler ? Lui tambouriner la poitrine et grommeler les dents serrées qu’une mère n’a pas le droit de faire ce genre de chose à sa fille ?
Elle se rend dans le salon au moment même où la porte s’ouvre. Sa mère rentre, tout sourires. Un paquet de courses dans une main, une cigarette dans l’autre.
— J’ai acheté tout ce qu’il faut pour faire une pizza comme tu les aimes ! lance-t-elle en éteignant sa cigarette dans le cendrier posé près de l’entrée.
Une fumée bleue s’en échappe tel un mauvais génie.
— Un chercheur du nom de Dickovski. Nick Dickovski, plus précisément, ça te rappelle quelque chose ?
Elle n’a rien fait, rien dit de ce qu’elle imaginait. Notre personnage de fiction, celui qui agit, nous échappe toujours. Et le sien lui échappe plus que jamais…
La fumée bleue qui monte du cendrier en se tortillant passe devant le visage de Susan, masquant le trouble qui l’étreint. Mais elle n’a soudain plus la force de tenir le sac de courses, qui tombe comme au ralenti sur le sol. Un bruit de verre brisé. Un liquide orangé macule le kraft recyclé, puis exsude du sac sur le carrelage de l’entrée.
Susan reprend machinalement sa cigarette, mais elle est éteinte. Elle la laisse tomber dans la flaque orangée qui s’est formée à ses pieds.
Nora avance d’un pas.
— Ta réponse me paraît éloquente.
Susan ferme les yeux, semble se ressaisir.
— Un accueil un peu brutal, non ?
— Je ne pense pas. J’imaginais pire.
— Explique-toi.
Nora sort son portable et affiche la photo prise à Nirvana Bay, puis elle s’avance vers sa mère et tend l’appareil devant ses yeux.
— Pourquoi tu m’as caché ça ? Faire de la recherche de pointe dans la Silicon Valley locale, ce n’est pas un truc dont on a honte, en général. Ni le genre de boulot qu’on cache à sa gamine. Si tu avais fait le trottoir, voire du gogo dancing, je pourrais comprendre, encore que. Mais là…
— Écoute, je ne sais pas ce que tu es allée imaginer, mais…
— Si, tu le sais très bien. Et j’aimerais que tu m’expliques pourquoi tu ne m’as jamais parlé de cette période de ta vie… Parce qu’un certain Nick t’avait mise enceinte, peut-être ? Et que quelque chose t’aurait incitée à le rayer de ton existence… et de la mienne ? C’est suffisamment clair, comme ça ?
— Tu l’as trouvée où, cette photo ?
— Sur place.
— À Nirvana Bay ?
— Exactement.
— Mais qu’est-ce que tu es allée faire là-bas ?
— On s’en fout. Le problème n’est pas là.
Susan soupire.
— Bon, OK. J’ai travaillé pendant cinq ans à la technopole de Sophia Antipolis, dont deux à Nirvana Bay…
Elle s’arrête brusquement de parler. Son regard se fait légèrement vitreux, comme si elle essayait de fixer un objet lointain.
Nora s’impatiente.
— C’est tout ce que tu as à me dire ?
— Je suis sortie avec Nick pendant trois ans. J’étais amoureuse de lui et je pense que c’était réciproque. Mais il ne m’a jamais mise enceinte.
— Alors pourquoi tu ne m’en as jamais parlé ?
— Parce que ça s’est très mal terminé. À tous points de vue. C’est une période de ma vie que j’ai vivement souhaité oublier. Je n’y suis jamais parvenue, bien sûr, mais jusqu’à aujourd’hui j’avais réussi à la tenir à distance…
— Alors, tu ne m’en diras pas plus ?
— Non. Nick ne m’a pas mise enceinte. Cette réponse ne te suffit pas ?
— Pas vraiment. J’aimerais savoir pourquoi tu as rejeté tout un pan de ta vie. Je suis quand même ta fille, non ?
— Ça ne t’avancerait à rien et ça me ferait horriblement souffrir. Mais si tu y tiens tant que ça, alors continue d’insister.
Le self-control de Nora se fissure d’un coup.
— Non mais est-ce que tu te rends compte du chantage affectif que tu m’infliges ? ! Je comprends mieux pourquoi tu es passée du labo au divan. Tu préfères jongler avec les névroses qu’avec les neurones. Tu es douée pour ça, mais je ne me laisserai pas manipuler longtemps. Et si tu ne veux rien me dire, je le découvrirai moi-même !
Elle s’éloigne à reculons, lentement, jusqu’à ce que ses talons touchent la première marche. Puis elle se retourne et grimpe précipitamment à l’étage.
Susan est toujours immobile, la flaque de jus d’orange étalée à ses pieds, les yeux fixés sur un ailleurs lointain, perdu quelque part dans le temps.