J’ai demandé à Mark de me faire un petit topo sur les patients de la clinique. Je ne sais pas combien de temps je vais encore devoir rester à Borderhouse et j’aimerais bien pouvoir nouer quelques liens. Je me souviens avoir été très entourée, adulée, et j’éprouve une sorte de vide, ou plutôt de manque, même si je n’aime pas trop ce terme qui éveille en moi de sombres échos. Drogues et cures de désintoxication sont des concepts familiers que je ressens de façon quasi physique. Et Nick me l’a confirmé. J’ai été accro à plusieurs drogues, coke, crystal, blue sunshine… Speed toujours ! Rien d’étonnant à cela dans le milieu de la mode. Mais je n’éprouve aucun manque, comme si j’avais été sevrée depuis plusieurs années. Une des conséquences du cocktail de médicaments que je prends matin et soir, peut-être…
La descente vers la plage a été féerique.
Un ascenseur, tout aussi transparent que le mur d’enceinte qui longe la crête, nous a déposés au pied de la falaise. La plage, aménagée pour la circulation des fauteuils, paraît s’étendre sur un kilomètre. Elle forme un croissant doré aux pointes plantées dans un amoncellement de roches noires d’allure volcanique. La colonne de verre de la cage d’ascenseur flamboie contre la paroi crayeuse de la falaise. Et la mer est bleue comme une orange. Cette image me fait rire. Je ne sais pas d’où elle vient. Certainement de l’œuvre d’un poète dont le nom est englouti au fond de ma mémoire.
Mark m’explique que les patients sont peu nombreux, et que la moitié d’entre eux est dans un état de conscience minimale. La clinique étant réservée à des malades excessivement riches, elle est conçue pour recevoir en pension complète une douzaine d’hommes, de femmes ou de couples, hébergés dans de luxueuses suites. Il y a actuellement quatre hommes et six femmes, dont un couple. En dehors de moi-même et du fils cadet du roi du Maroc…
— Valentina Simpson, ancienne championne de natation, épouse de Melchior Simpson, riche exploitant de pétrole texan. Elle passe ses journées à la piscine pour essayer de redonner à ses jambes le goût du sport. Avec Gérard, son poulpe de compagnie.
— Un poulpe de compagnie ? Original… Mais alors, l’eau de la piscine est salée ?
— L’eau de mer est très bonne pour les articulations rouillées des anciens comateux.
— Mais que fait-elle de son poulpe lorsqu’elle a fini ses longueurs ? Elle le laisse dans la piscine ?
— Vous plaisantez ? Elle l’emmène dans sa suite…
— Et elle lui permet d’aller sur son lit, comme un petit chat ?
Je ne peux m’empêcher de pouffer. Mais Mark se contente de sourire.
— L’aquarium de Gérard est à côté de son lit et…
— Gérard ?
— Oui, le poulpe… Eh bien, il peut rester dans l’eau tout en…
— Mark, vous me faites marcher, là…
— Absolument pas. Sarah les a surpris une fois en train de dormir, et Gérard avait ses longs tentacules délicatement ventousés sur les cuisses de Valentina.
— Mon Dieu quelle horreur…
— Vous n’aimez pas les poulpes ?
— Uniquement à l’armoricaine.
Cette fois-ci Mark ne peut s’empêcher de rire.
La mer est d’une couleur indéfinissable qui rappelle la chair de l’huître. Le sable, fin et ocre, est comme de la poudre d’os. Le ciel, bleu clair, presque transparent, évoque l’iris d’un œil gigantesque qui observerait le monde.
— Mais où est la pupille ?
— Pardon ?
Je réalise soudain que j’ai exprimé ma question à voix haute.
— Excusez-moi, je me suis perdue dans mes pensées et j’ai parlé sans le vouloir.
— Ne vous excusez pas. Vous avez une mémoire à récupérer. Vous pouvez me raconter tout ce qui vous passe par la tête et me poser n’importe quelle question, même si elle vous paraît idiote.
— C’est le docteur Crahon qui vous a demandé ça ?
— Entre autres, mais dans cette clinique où tous les patients souffrent plus ou moins de troubles mnésiques, c’est la règle.
Je le regarde un instant, un peu déstabilisée.
— Vous êtes aide-soignant, n’est-ce pas ?
— C’est ce qui est inscrit sur ma fiche de paie.
Une réplique de scénariste en mal d’inspiration. Comme s’il devinait ma réflexion et cherchait à la faire vaciller.
— Je vous pose cette question parce qu’il me semble que la façon dont vous vous exprimez dénote un niveau de compétence… supérieur. Je ne sais pas, moi, interne, ou tout au moins infirmier.
Mark sourit.
— Dois-je prendre cela comme un compliment ou comme une insulte ?
Mark a raison. Cette question a quelque chose d’offensant et je ne suis soudain plus très sûre de savoir pourquoi je la lui ai posée. Mais une bulle explose sous mon crâne.
Nick. Le crâne toujours impeccablement rasé, le regard bleu métallique, Marlon Brando dans Apocalypse Now, ruisselant dans l’ombre d’une grotte le visage balafré par les reflets verts et jaunes de la jungle : « Tu ne trouves pas que tu as assez sniffé de cette merde ? » Je me tourne lentement sous les miroitements de la mer mica lovée au fond de la baie. « Des anges… Il pleut des anges ! »
Mes yeux papillotent un instant. Le bruit des vagues. Le sable. La mer. Le ciel sans nuages. Je tourne lentement la tête. Mark sourit. Il attend ma réponse.
Je lui rends son sourire.
— Comme un compliment, bien sûr. Mais j’aimerais bien rentrer. Je suis fatiguée.
Tout en montant à l’intérieur de la colonne de verre, Mark me parle d’une autre patiente, Elena, l’épouse du plus riche pasteur du Brésil, Valdemiro Santiago. Il faut dire qu’il ponctionne ses ouailles sans retenue. Trente pour cent de leur salaire : dix pour le Père, dix pour le Fils et dix pour le Saint Esprit. Elena est une spirite, un médium particulièrement doué. Une information qui aurait dû exciter ma curiosité, mais celle-ci s’est maintenant déplacée vers ce souvenir où la drogue coulait à flots et où Nick me déclarait sa flamme. Il y avait aussi Charles, avec qui j’avais fait l’amour, et d’autres hommes et d’autres femmes. Il y avait la drogue, le sexe, les gesticulations. Je me sens bizarrement en rupture avec cet univers vain et artificiel comme s’il était d’un autre monde, d’un autre temps. Le coma m’a changée, a effacé un mode de vie pour le remplacer par un espace vierge que j’ai maintenant le pouvoir (le désir ?) de remplir. Il y a Nick, il y a Charles et les autres, ceux dont je me rappelle et ceux dont je ne me souviens plus. Mais personne ne vient me voir. Ai-je donc si peu d’amis ?
Un cri grinçant, désagréable m’accueille au sortir de la tour de verre. Le criaillement d’un oiseau que l’on ne peut imaginer que noir et difforme, planant au-dessus d’une forêt tout aussi noire et inextricable. Je jette instinctivement un coup d’œil à la lisière des arbres, visible de l’autre côté du parc, et crois voir un corbeau y pénétrer comme dans une énorme motte de beurre avarié.