Devant un décor de forêts et de lacs, une série de masques taillés dans le bois paraissent planer. Les masques représentent des animaux particuliers mais subissent de temps en temps de subtiles transformations qui lui font changer mystérieusement d’apparence… Une voix grave commente les transformations holographiques.
« C’est pour symboliser cette curieuse osmose existentielle entre l’ancêtre mythique et l’homme que les Kwakiutl et les Haïda ont inventé les fameux masques à transformations. Un dispositif articulé permet au danseur d’ouvrir ou de fermer à volonté des volets qui changent l’apparence du masque : le plus souvent, le masque, véritable narration mythique en lui-même, représente extérieurement l’animal totémique et dévoile, en s’ouvrant, un visage humain ; mais il existe aussi des masques triples comme ce masque kwakiutl qui, fermé, figure un saumon, s’ouvre sur un masque de corbeau aux ailes déployées, lequel s’ouvre à son tour sur une face humaine. Concentré dans la forme d’un masque, ramassé sous le délié des motifs polychromes, c’est tout un pan de la tradition mythique d’un clan qui est ici évoqué… »
Nora et Susan observent le diorama. La tension est palpable.
Nora tourne la tête vers Susan.
— Ce rendez-vous au muséum a dû t’étonner, mais cette exposition sur les masques à transformations multiples d’Amérique du Nord me paraissait fort appropriée.
Susan grimace.
— Tu ne vas tout de même pas me faire une scène dans un lieu public ?
— Justement non, je me suis dit qu’ici nous serions obligées d’avoir une certaine contenance. De ne pas trop hausser le ton. D’avoir une discussion tranquille, entre adultes…
— Alors, tu insistes ?
Nora fixe de nouveau le diorama, se laisse aspirer par les métamorphoses.
— Comment peux-tu envisager un seul instant le contraire…
Elle se tourne lentement vers Susan.
— … Madame Dickovski ?
Susan titube, pose une main contre la vitrine, ferme les yeux, laisse fuser entre ses lèvres pincées, quasi cyanosées, un filet d’air vicié, puis penche la tête en arrière, parvient à desserrer les lèvres, et aspire une goulée d’air frais.
— Allons à la cafétéria, hoquète-t-elle. J’ai besoin de m’asseoir.
Nora commande une bière et Susan un Jack Daniels.
— C’est la première fois que je te vois prendre un whisky.
— On ne sort pas souvent ensemble.
— Exact.
— Je sais que tu ne me lâcheras plus. Et c’est normal. Tu as des doutes et il convient de les dissiper. Mais sache que ça va être très dur pour moi…
Susan avale une rasade de Jack.
— Je n’en avais plus bu depuis vingt ans.
— Et avant ?
— C’était la boisson préférée de Nick.
Elle s’est arrêtée de parler comme si on venait de lui donner une gifle.
— Je me sens bizarre. À la fois terrorisée et soulagée. Un peu comme un fumeur qui viendrait d’allumer une cigarette après avoir arrêté pendant vingt ans.
La main gauche de Nora tremble. Elle saisit brusquement sa chope de bière et en boit la moitié d’une traite.
— J’ai épousé Nick une semaine après l’avoir rencontré, poursuit Susan. Je venais d’être embauchée à Sophia et il y travaillait depuis un an déjà. Le coup de foudre, ça existe vraiment. Je l’ai expérimenté. Mais lorsqu’on est emporté par la tourmente, on ne peut que finir noyé ou être violemment rejeté sur la grève.
Elle ménage une longue pause.
— Et ? murmure Nora.
— Je me suis noyée.