Régis est accroupi sur l’appui de fenêtre de son bureau. Il observe en contrebas le miroitement liquide de la piscine et la silhouette fragmentée de Nora qui nage entre deux eaux. Il porte un maillot rouge, celui de Nora est vert, la façade est blanche, l’eau est bleue et le ciel azurin. Hockney aurait de quoi se régaler.
Nora fait encore quelques brasses et ressort près du débordement en aspirant un grand bol d’air. Elle se retourne, pose les bras en croix le long de la glissière et observe à son tour Régis. Elle l’imagine aussitôt entre ses bras. L’eau est fraîche et le soleil brûlant. Elle sent la pointe de ses tétons durcir. La chair de poule coloniser ses bras. Désir sexuel ou frisson thermique. Elle n’a pas le temps de trancher… Régis plonge. Une vague ondule vers elle. Elle redoute soudain de basculer par-dessus bord. Ses doigts agrippent la glissière. Son corps se soulève, une main attrape la sienne.
Les maillots rouge et vert se sont rejoints. Nénuphar abandonné.
Leurs corps démultipliés s’enlacent tel un banc de murènes sous les ondulations huilées. Faïence liquide. Puis Régis aspire son corps, se ventouse contre son dos, ses fesses, mordille sa nuque. Elle se demande un court instant si l’eau chlorée ne va pas gâcher leurs ébats et revient comme toujours au texte de Breton et Éluard sur l’amour : « Lorsque l’homme et la femme sont couchés sur le flanc, seul le dos de la femme se laissant observer, c’est la Mare-au-Diable. » Reste à savoir lequel des deux est le Diable. Mais tout cela n’a soudain plus aucune importance… Devant elle s’ouvre l’espace, l’horizon incandescent, et le ciel bleu cobalt, et la mer vert luisant. Les mains de Régis se referment sur ses seins. Son sexe se faufile en elle telle une anguille. Elle se cambre. Vénus, Aphrodite, figure de proue d’un navire de chair. Elle ne peut s’empêcher de penser à l’image iconique de Rose et Jack, enlacés à la proue du Titanic. Fusion. Elle écarte les bras. Transmet sa folle évocation à l’homme qui ne peut voir que son dos. Son vagin se contracte, l’anguille étouffe, se débat, l’orgasme monte. Elle redoute soudain de basculer dans le vide mais garde les bras écartés. C’est une conquérante. Elle libère un cri de colère et de jouissance. Rien ne pourra l’arrêter.
*
La tête de Régis repose dans le creux de son épaule. Il observe le soleil couchant sur fond de respiration apaisée. Un fragment de poésie lui traverse l’esprit.
L’amour multiplie les problèmes. La liberté furieuse s’empare des amants plus dévoués l’un à l’autre que l’espace à la poitrine de l’air. La femme garde toujours dans la fenêtre la lumière de l’étoile, dans sa main la ligne de vie de son amant. L’étoile, dans la fenêtre, tourne lentement, y entre et en sort sans arrêt, le problème s’accomplit, la silhouette pâle de l’étoile dans la fenêtre a brûlé le rideau du jour.
Il sourit et dit à voix haute :
— Il n’y a pas que le cinéma dans la vie…
Et Nora de conclure :
— Il y a aussi la poésie.
*
La terrasse est incendiée par le soleil couchant.
Nora ne peut s’empêcher de se livrer à des analogies. Le monde est pour elle une fiction qu’elle décrypte en permanence d’un regard poétique. Un autre point commun avec Régis, bien qu’elle soit plus en phase avec Rimbaud ou Mallarmé qu’avec Perec ou Queneau. Des chiffres ou des lettres. Peu importe. Sa bière pétille tel un soleil et l’horizon phlébitique coagule le crépuscule.
— Le nom de la villa vient de l’opéra de Debussy Pelléas et Mélisande, dont le livret est tiré de la pièce du même nom écrite par Maeterlinck, explique Régis pour crocheter l’attention de Nora, sombrement perdue dans ses pensées. Un autre opéra aussi essentiel qu’Ariane et Barbe-Bleueque tu dois absolument écouter.
— J’aimerais bien me laisser aller dans un plumard sur fond de musique impressionniste. Je serais ton Ariane et toi ma Barbe-Bleue…
— Si tu n’y vois pas d’inconvénient, je préférerais être ton Pelléas et que tu sois ma Mélisande…
— OK, même si ce que j’ai écouté de Debussy m’a laissé un souvenir soporifique. En attendant, j’ai des problèmes plus importants à régler.
— Tu devrais lâcher un peu la pression, ta mère t’a expliqué que…
— Ma mère ne m’a rien expliqué du tout. Elle m’a donné son point de vue. Mais ce n’est toujours pas le mien.
— Elle t’aurait donc menti…
— Ce n’est pas si simple.
— Je ne comprends pas.
— Elle avait du mal… Elle cherchait ses mots… J’ai eu l’impression que chacun d’eux était pesé… à la lettre près. Elle m’a certifié qu’elle n’était plus avec Dickovski depuis plusieurs mois lorsqu’elle s’est retrouvée enceinte.
— Et alors ?
— Alors ça ne signifie pas qu’elle ne l’a plus du tout revu. Disons un soir, totalement alcoolisée, au point de ne même plus s’en souvenir, ou de l’avoir consciemment ou inconsciemment occulté.
Régis hoche la tête plusieurs fois avant de manifester son agacement.
— J’ai l’impression que tu tiens absolument à ce que Dickovski soit ton père !
— Je n’y tiens pas. Je le sens. Et crois-moi, si ce que Susan m’a raconté est vrai, je préférerais qu’il ne le soit pas !
— C’est-à-dire ?
Nora avale une rasade de bière. Une éruption solaire. Puis se racle nerveusement la gorge.
— Elle m’a expliqué qu’ils avaient travaillé pendant deux ans sur le projet Nirvana avec un troisième chercheur, Charles Darnel. Ils avaient tous les trois moins de trente ans. Une jeune équipe, soudée dans le boulot comme dans les virées nocturnes. Le projet Nirvana a été lancé avec succès et lorsque Dickovski a obtenu le prix Turing, ils ont décidé de créer leur propre boîte. L’endroit qui leur paraissait le plus adapté à l’époque était bien sûr la Silicon Valley.
— Ils sont donc partis aux States ?
Nora acquiesce.
— Mais passer de Nice à San Francisco, c’est glisser du soft au hard. Et Dickovski, beau, riche et célèbre, a été emporté par la tourmente. Son nez ressemblait de plus en plus au sommet enneigé du Kilimandjaro. Courtisé de toutes parts, il a fini par tomber amoureux d’un top model. Je cite ma mère. Un mois plus tard, ils divorçaient. Les choses auraient pu s’arrêter là, c’était déjà très dur, mais il n’en fut rien. Dickovski commença à vouloir mettre ses deux associés sur la touche. En tant qu’investisseur principal et détenteur du prix Turing, il n’eut aucun mal à reléguer Darnel et ma mère au statut d’actionnaires minables n’ayant aucun pouvoir décisionnaire.
— Et tu t’étonnes encore qu’elle ait voulu oublier cette période ? Ce Dickovski est peut-être un génie, mais c’est une véritable ordure !
— C’est sûr… Mais ça ne s’est pas arrêté là. Charles Darnel, dégoûté, plia aussitôt bagage et réintégra l’INRIA qu’il avait quitté avec un congé sans solde, et Susan se trancha les veines.