Je sens mes jambes. Le simple fait de voir mes doigts de pieds bouger m’arrache un sanglot. Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer.
Maintenant que je suis capable de coordonner mes membres, mon fauteuil à l’ancienne, de cuir et de cuivre, qui semblait issu d’une époque antérieure à l’occupation maçonnique des lieux, a été remplacé par un rutilant fauteuil électrique aux formes aérodynamiques qui paraît avoir été sculpté dans un bloc de mercure.
ck marche à mes côtés. Nous longeons la forêt. Un soleil éclatant blanchit le ciel, brûle les nuages, incendie la mer mais la couleur des arbres reste étrangement sombre. Un vert-de-gris moucheté de rouille, par ailleurs plus approprié à des conifères qu’à des feuillus. Un nom s’impose aussitôt à mon esprit.
— Brocéliande !
Un soudain silence derrière moi m’indique que Nick vient de s’arrêter de marcher. J’arrête à mon tour le fauteuil et tourne la tête.
ck me regarde en affichant un sourire pincé.
— Pourquoi dis-tu ça ?
— L’étrange comportement de la lumière sur la lisière… Brocéliande, c’est bien le nom d’une forêt, n’est-ce pas ?
— Oui, mais elle est située en France, en Bretagne, plus précisément.
— Et alors ?
— Alors nous sommes aux États-Unis, en Californie.
— Quelle importance puisque cette forêt… enfin je veux dire… la forêt de Brocéliande n’existe pas.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Je me souviens d’une discussion avec…
« Merlin est toujours prisonnier de cette forêt. Pour garder son bien-aimé, la fée Viviane lui a jeté un sort. C’est oxymorique, tu ne trouves pas ? » Elle se met à rire puis ajoute : « Chrétien de Troyes pense que Brocéliande est en Grande-Bretagne, mais alors, où sommes-nous ? »
— Eh bien, avec qui ?
Je cligne des yeux. Je me suis encore absentée une fraction de seconde, le temps d’un souvenir…
— Je ne sais pas. Je la vois, je l’entends, mais son visage est brouillé, comme si… Comment se fait-il que personne ne vienne me voir ? Aucun parent, aucune amie ?
— Tu n’as aucun ami à San Francisco.
— Et ailleurs ?
ck hésite et je sais que ce qu’il va me dire ne sera pas entièrement vrai.
— Je ne sais pas.
— Tu ne sais pas quoi ?
— S’il s’agissait vraiment d’amis.
— C’est à moi de le décider, non ?
— Tu les as oubliés.
— Je t’avais oublié aussi.
Il hésite encore. Le mensonge va probablement s’épaissir.
— À dire vrai, je préférerais que tu ne les revoies pas.
Je ne m’attendais pas à une réponse aussi directe. Je tourne le fauteuil vers lui, l’air probablement effaré.
— Et tu me dis ça comme ça ?
— Comment veux-tu que je te le dise ?
— Je ne sais pas, moi. Avec un peu plus de formes, et que tu m’en expliques les raisons.
— Le docteur Crahon pense la même chose que moi.
— C’est une raison, ça ?
— Médicale, oui.
— Explique-moi. Revoir des connaissances, ça me paraît plutôt bon pour la mémoire…
— Peut-être, mais tu avais un mode de vie très chaotique.
— Et toi non ?
— Beaucoup moins que toi !
— Mes amis ne sont donc pas recommandables, c’est ça ?
ck s’avance et s’accroupit devant moi. Il pose ses mains sur les miennes. Le ciel de ses yeux est sans nuages. Je fonds comme une madeleine. Une image plus surréaliste que proustienne mais qui n’en remue pas moins le souvenir de nos étreintes passées. Mes lèvres se plaquent sur les siennes. Je les mordille, les écarte, ma langue trouve la sienne et une tornade mémorielle m’emporte.
Dans le salon, les ventilateurs tournent au ralenti. Sur la terrasse on entend le bruit sourd de pales d’hélicoptères qui fouettent la jungle. La mer brille comme du verre pilé. Je la regarde en clignant des yeux. Mes narines palpitent en un poudroiement de neige.
— Tu penses que le coma m’a désintoxiquée, c’est ça ? Et que toute cette merde s’est perdue dans les ruines de l’oubli. Mais les souvenirs reviennent, Nick. Je viens de ressentir le crépitement de la poudre dans les veines, et la félicité qui te tiédit le sang puis, quelques siècles plus tard, pour t’extraire de cette bienveillante torpeur et partir à l’assaut du monde, le rail qui poudroie vers tes sinus, te durcit la mâchoire et redresse tes cervicales. Je me souviens de toutes ces sensations, Nick. Mais rassure-toi, pour l’instant, je n’ai aucune envie de les réactiver…
— Le « pour l’instant » me gêne un peu.
— OK. Je verrai mes amis plus tard. Le jour où je me souviendrai de ceux qui représentent vraiment quelque chose pour moi.
ck, manifestement soulagé, m’embrasse du bout des lèvres, comme si la raison venait soudain de remplacer la passion.
Je tourne le fauteuil vers la forêt et contemple les premiers arbres. Un long moment. Comme hypnotisée. Le silence qui s’en dégage est glaçant. Le soudain besoin de chaleur m’oblige à m’orienter vers la mer. Une brise tiède glisse sur mes joues, s’infiltre entre mes lèvres serrées. Et je me rends compte en une inspiration libératrice que j’étais restée tout ce temps sans respirer.