Susan a invité Nora à déjeuner dans un restaurant libanais. Le genre de petit plaisir qu’elle ne s’octroie que très rarement. Elle a commandé une bouteille de rosé. Parfait pour accompagner le maklouba. Elles sont restées un bon moment sans parler, se contentant d’apprécier la simplicité de l’instant tout en savourant ce succulent mélange de riz, d’aubergine et de poulet. Puis Susan a lancé une discussion anodine sur l’origine exacte de ce plat que d’aucuns considèrent comme syrien, voire palestinien. L’alcool aidant, la tension qui s’est établie entre elles ces derniers temps s’effiloche. Et Nora juge le moment opportun pour lancer en douceur les hostilités.
— En fait, je me suis rendu compte que ce n’était pas l’absence de père qui me posait problème, mais sa non-existence…
— Pourquoi tu emploies l’imparfait ?
Nora sourit.
— Tu ne lâches pas le morceau, hein ?
— Parce qu’il n’y a rien à lâcher. Parce que je t’ai dit la vérité.
Nora secoue la tête.
— Tu es psychanalyste, alors tu es bien placée pour savoir qu’il existe toutes sortes de dénis.
Au tour de Susan de sourire.
— Tu inverses les rôles. Bien joué.
— Mais une chose m’a encore plus déstabilisée depuis notre dernière discussion.
Susan prend la bouteille et remplit machinalement leurs verres. Elle boit quelques gorgées puis réfléchit un instant.
— Ma tentative de suicide…
Nora hoche timidement la tête.
— Comment… Enfin, je veux dire pourquoi…
— Tu sais… Si on met de côté les suicides planifiés de ceux ou celles qui ne veulent pas se voir dépérir à l’approche de la vieillesse ou sous les coups de boutoir d’une maladie incurable, le suicide n’est ni un acte de bravoure ni un signe de lâcheté mais l’impossibilité létale d’agir autrement. Un état de déperdition absolue où tu ne peux plus rien décider, rien gérer, rien assumer. Dépression ou surpression, bien sûr, mais surtout inadéquation. C’est inexplicable et évident. Ce n’est pas le besoin d’en finir mais d’arrêter de ne jamais en finir…
Nora vide d’un trait la moitié de son verre.
— Tu n’as donc pas essayé de te suicider uniquement parce que Dickovski t’avait laissé tomber et que tu étais follement amoureuse de lui ?
Susan se force à sourire.
— Non. Ça te rassure ?
— Si c’est mon père, oui. Donc, ça me rassure.
— Retour à la case départ.
— Et qui dit départ dit origine… lance Nora en entamant le mouhalabieh que le serveur vient d’apporter.
Susan a pris une crème de riz à la gelée d’orange.
— C’est bizarre, tu ne trouves pas ? On est là en train de faire un bon repas tout en parlant de suicide, de dépression…
— Et de dénis.
La tension est revenue d’un coup. En arrière-plan, encore un peu molle, mais prête à se contracter à tout moment.
— C’est quoi, ton histoire de départ et d’origine ? s’étonne Susan à contretemps.
— Je n’ai aucune photo de ma naissance. Je sais bien qu’à l’époque il n’y avait pas de smartphone pour mitrailler inutilement, mais quelqu’un a bien dû faire au moins une photo à l’hôpital…
— Tiens, c’est marrant que tu me demandes ça aujourd’hui…
Susan fouille un instant dans son sac et en sort un polaroïd.
— C’est Charles Darnel qui l’a pris. Je l’avais volontairement perdu au milieu d’un tas de vieilleries au fond d’un placard. Je l’ai cherché hier pour pouvoir te le donner…
Susan lui tend la photo. Nora la prend du bout des doigts, en tremblant.
Puis elle examine le cliché, subjuguée. Il est faussement flou et les couleurs paraissent délavées. Un étonnant rendu atmosphérique typique des polaroïds, capables de retenir ce que Tarkovski appelait la fuite du temps. On distingue Susan, les traits tirés, pour ne pas dire cadavériques. Le bébé qu’elle tient dans ses bras contraste étrangement. Il est joufflu et rayonnant. Nora a du mal à se projeter vingt ans en arrière, à assumer cette vigueur presque obscène face à la décrépitude de sa mère. Comme si le nourrisson lui avait sucé tout son fluide vital.
— Tu as l’air mal en point.
— Je n’étais pas en forme, c’est clair.
— Pourquoi tu ne m’as pas montré cette photo plus tôt ?
— Je ne sais pas. Et toi, pourquoi tu ne t’y intéresses qu’aujourd’hui ?
Nora hésite un instant.
— Parce que j’ai maintenant besoin de voir pour croire.
Susan reste figée, la cuillère plantée dans la crème de riz, encaissant péniblement le coup. Puis elle regarde sa montre.
— Je vais devoir te laisser. Mon premier patient arrive dans un quart d’heure. Tu fais quoi cet après-midi ?
— Je vais voir Régis.
— Dis-moi, ça m’a l’air sérieux ce coup-ci.
— Ça veut dire quoi, sérieux ?
— Tu te souviens de son prénom.
*
Nora a besoin de boxer ce putain de présent qui a tant de mal à exister, rongé par le cancer du passé, déformé par l’aspiration démentielle du futur. Elle grimpe la corniche à pied, au pas de course, mais elle ne parvient pas à purger son trop-plein d’adrénaline.
Elle trouve Régis dans son bureau, penché sur l’écran mouchoir, comme hypnotisé par l’œil rouge d’Hal. Elle ne lui laisse même pas le temps de parler, ni même de l’embrasser. Elle le tire en arrière et le pousse sur le canapé.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— J’ai envie de baiser.
Régis écarquille les yeux.
— Et si je te disais que je n’en ai pas envie ?
— Je ne te croirais pas.
— Pourquoi ?
— Parce que tu m’aimes.
— Et si je te disais que je suis fatigué ?
— Je ne te croirais pas.
— Pourquoi ?
— Parce que tu vas tout de suite me prouver le contraire.
Le ciel était d’un bleu vif lorsqu’elle a grimpé la corniche et soudain un éclair tonnerre.
Régis sourit et embrasse Nora à pleine bouche.
*
Ils sont nus et en sueur. L’orage gronde. Régis entraîne Nora près de la fenêtre ouverte. Trois mètres plus bas, le rectangle bleu de la piscine se grise du reflet des nuages. Nora fait un pas en arrière.
— Allez viens, saute ! N’aie pas peur ! Ne me dis pas que le bourgeois est plus téméraire que la révolutionnaire.
— Je ne suis pas une révolutionnaire. Je ne suis rien.
Elle s’avance, grimpe sur l’appui et saute. La chute lui paraît interminable, comme si le temps s’était soudain figé, coagulant l’air, le rendant pâteux ; gelée atmosphérique. Curieusement, lorsque l’extrémité de ses pieds touche l’eau, le temps retrouve sa fluidité. Et elle coule à pic. La piscine lui semble plus profonde qu’à l’ordinaire. Fosse abyssale bleu fluo d’où elle aperçoit, tout en haut, au-delà de la surface, un ciel noir, menaçant. Elle décide de rester là un instant. À l’abri du monde. Comme dans le ventre de…
Un éclair zèbre le ciel. L’arrache à sa torpeur. Une main saisit la sienne, tire, elle accompagne le mouvement, remonte, crève la peau de l’eau. Et le silence est aussitôt balayé par un grondement caverneux.
— Qu’est-ce que tu fous ? hurle Régis pour se faire entendre entre les coups de tonnerre. J’ai cru que tu t’étais noyée.
— J’étais bien, se contente de dire Nora.
L’orage s’est manifesté d’un coup. Seule la portion de ciel qui les surplombe est d’un noir d’encre, une bande lumineuse surplombe l’horizon. Les éclairs la traversent et fracassent les vagues en grésillant. Le vent s’est levé d’un coup lui aussi et la végétation autour du Palais Maeterlinck se métamorphose sous les éclairs, se fait presque animale, tentaculaire, mauve et vert-de-gris, infrarouge.
— Viens, sortons de là. On risque de se faire électrocuter.
Nora sourit.
— Moi, je trouve qu’on est bien. Et puis on ne risque rien.
— Qu’est-ce qui te fait croire ça ?
Les premières gouttes, grosses et grasses, explosent sur la peau de la piscine qui se cratère.
— La puissance, dit Nora. Tu sais, ce sentiment d’invulnérabilité. Tu as sûrement déjà ressenti ça. Un instant hors du temps où rien ne peut t’atteindre. Tu ne le sens pas, là ?
Nora s’approche de Régis et referme ses bras autour de ses épaules. Dans l’instantané noir et blanc craché par un éclair elle ressemble à une araignée enserrant sa proie.
Régis ne peut répondre, Nora a emprisonné ses lèvres et leurs langues s’entortillent telles des anguilles dans l’air électrique de leurs fantasmes. L’eau verte crépite sous la pluie. Le ciel mauve crache des salves d’éclairs et ils coulent, enlacés, vers les profondeurs abyssales de l’instant.
Les nuages ont disparu aussi vite qu’ils étaient apparus. Le vent est tombé d’un coup et le soleil a dévoré les ombres. Régis est assis sur le rebord de la piscine, il remue lentement les pieds, de l’eau jusqu’au mollet. Nora fait la planche, un mètre devant lui. Elle semble dormir. Naïade, Ondine. Ils sont nus. L’air est d’une transparence absolue. Il ne manque plus qu’un serpent d’eau glissant dans la piscine pour les faire passer de Hockney à Dürer.
— Il est impossible de trancher, lance soudain Nora.
Régis met un certain temps à réagir, comme s’il avait besoin de s’accorder avant d’entrer en scène.
— De quoi tu parles ?
— Dickovski. Je n’ai aucune preuve. Ni dans un sens ni dans l’autre. Je n’ai que la parole de ma mère. Et qu’y a-t-il de moins fiable que la parole d’une psy ?
Régis sourit.
— Alors, je me suis dit qu’il n’y avait plus qu’à aller enquêter sur place, conclut Nora.
Régis agrippe le rebord du bassin. Il ne sourit plus.
— Comment ça… Aller enquêter sur place ?
— Tout simplement en prenant quelques jours de vacances en Californie. L’année universitaire ne reprend que dans un mois et tu es riche. Ça ne devrait pas trop poser de problèmes, non ?
— Ou je ne m’y connais pas ou c’est du racket.
— Tu ne t’y connais pas. C’est tout simplement de l’amour. Je t’aime, tu m’aimes, on s’aime et on met les bouts.