Nager est un bonheur absolu. Je ne sais pas comment ils la drainent, mais c’est de l’eau de mer qui emplit la piscine au carrelage d’or. Des marches y accèdent telle une succession de gigantesques lingots. Les éclairages disséminés sur le fond projettent des colonnes de lumière vers le plafond acajou en un poudroiement holographique sableux. Les murs sont recouverts de quatre gigantesques mosaïques reproduisant des tableaux de maîtres asiatiques, inspirés par les éléments marins. La plus étonnante est incontestablement celle qui reproduit le tableau d’HokusaiLe Rêve de la femme du pêcheur.
— Qu’en pensez-vous ?
Je m’arrête de nager. À cet endroit, il n’y a qu’un mètre d’eau, mais j’ai un peu de mal à tenir debout sur mes jambes encore raides.
La femme qui barbote près de moi, cheveux noirs coupés courts, a une allure athlétique. Elle s’est adressée à moi en anglais avec un accent slave. Le temps de réaliser qu’il s’agit de Valentina Simpson, l’ex-championne de natation dont m’a parlé Mark, je vois nager, ou plutôt fuser vers moi un amas de tentacules. Je ne peux m’empêcher de laisser échapper un petit cri en plaquant ridiculement mes mains contre ma poitrine.
— Ne vous inquiétez pas, Gérard est très délicat. Il veut juste vous saluer. Il est très poli et tient absolument à se présenter à tout nouvel arrivant.
Gérard, oui, bien sûr. Le poulpe de compagnie de Valentina. Il s’arrête devant mon ventre, coupé en deux par la surface de l’eau. L’extrémité d’un de ses tentacules vient me caresser le nombril, puis monte lentement, s’insinue entre mes seins et se ventouse délicatement contre mes lèvres.
— Il veut faire comme les humains, murmure Valentina.
Tout en recevant le délicat baiser russe de Gérard, je ne peux m’empêcher de détailler le tableau d’Hokusai. Le rêve de la femme du pêcheur. Étalée, nue et endormie. Un poulpe de petite taille l’embrasse, et un autre, beaucoup plus gros, écarte ses cuisses de son corps flasque pour becqueter son sexe ouvert tel un fruit mûr et pelucheux qu’il contemple de ses énormes yeux globuleux. Des tentacules sont enroulés autour du cou, du ventre, des fesses de la femme du pêcheur…
Mes mains ne savent plus trop quoi protéger. Réflexe ridicule. Gérard est déjà reparti vers sa maîtresse.
— Alors, qu’en pensez-vous ?
— Je suis une admiratrice d’Hokusai depuis longtemps. Et ce tableau est un de mes préférés. Le plus intrigant est de ne pas savoir s’il s’agit du rêve lui-même ou de la vision qu’a Hokusai de la femme du pêcheur en train de rêver. Je ne vous demande pas ce que vous en pensez, vous, Gérard m’a déjà donné la réponse.
Et je me remets à nager dans la direction de la mosaïque puis vers les escaliers flanqués à intervalles réguliers de rambardes métalliques.
Je m’assois, épuisée, sur l’un des bancs de méditation qui trônent tels des animaux fossiles au tronc d’ambre et aux pattes d’ivoire sur les dalles d’ardoise des plats-bords du bassin.
La femme qui s’approche de moi est le contraire absolu de Valentina. Elle est blonde, ronde, et ne doit guère dépasser un mètre soixante. Son maillot est un entrelacs de bandelettes argentées qui évoquent une toile d’araignée constellée de rosée.
Elle minaude : bat des paupières, fronce le nez, laisse voler ses mains…
Puis elle indique les bandes argentées qui lui barrent les seins, se croisent sur son ventre, partent dans son dos, se recroisent sur son pubis avant de partir entre ses fesses pour remonter à nouveau dans son dos et venir s’enlacer derrière son cou.
— Vous le reconnaissez ?
J’écarquille les yeux, ne comprenant pas vraiment de quoi elle parle.
— Le maillot que vous avez présenté au défilé Ungaro à New York.
— Vous m’avez vue défiler ?
— Mais vous êtes une star, chérie, toute personne qui s’intéresse un peu à la mode vous a forcément vue défiler…
Elle s’arrête soudain devant moi, interdite.
— Vous avez des problèmes de mémoire, n’est-ce pas ?
— Écoutez… Je ne voudrais pas vous froisser, mais je ne sais pas qui vous êtes, et…
— Mon Dieu, je ne me suis même pas présentée. J’ai peut-être cru un instant être aussi célèbre que vous.
Elle laisse fuser un petit rire, puis s’installe à côté de moi, l’exiguïté du siège l’obligeant à coller sa peau contre la mienne.
— Eh ! Regardez !
Elle me montre ses avant-bras.
— J’ai la chair de poule.
Elle me fixe alors droit dans les yeux.
— Vous dégagez un fluide extraordinaire, ma petite.
— Au point de vous donner la chair de poule ?
— Exactement. Un simple contact a suffi pour m’horripiler.
— Attendez… Vous êtes Elena ? Elena Santiago ?
— Je vois qu’on vous a déjà parlé de moi. C’est sûrement Mark. Une vraie pipelette, celui-là.
Oui, alors que vous…
— Il vous a donc sûrement dit que…
— Vous étiez médium.
— Qu’est-ce qui vous fait sourire ?
— Je pense que le spiritisme est une supercherie. Et votre chair de poule me paraît plutôt due à un fluide physique, en l’occurrence l’humidité de ma peau.
— Vous croyez ça, chérie ? Eh bien retrouvez-moi un de ces soirs dans le parc, au soleil couchant, près de la Folie bleue, et vous verrez bien…
Elle se lève et plonge. Je me dis que son maillot va se retrouver pelotonné en surface et qu’elle va ressortir entièrement nue. Mais non, les bandelettes argentées n’ont quasiment pas bougé, si ce n’est pour dévoiler, subreptice, la pointe d’un téton. Je la trouve par ailleurs plutôt en forme pour une ex-comateuse moins sportive que Valentina.
Cette dernière vient de sortir de l’eau, et une légère claudication indique qu’elle n’a pas retrouvé l’usage parfait de ses membres. Gérard s’est hissé sur son crâne, coiffe molle aux tentacules étalés telles des cadenettes.
Cette clinique a une architecture de rêve, dans tous les sens du terme. Je ne parviens pas à ressouder entre eux les souvenirs fraîchement forgés par ma mémoire. Ils sont comme les tableaux d’un musée. On ne peut voir en même temps que ceux qui sont dans la même pièce. Mais peut-être est-ce le bon fonctionnement de la mémoire. Je ne m’en souviens plus.
*
Nous faisons l’amour.
ck a du mal à se retenir, comme s’il attendait cet instant depuis des siècles. Une attitude qui ne lui correspond guère. Mes souvenirs sont flous, mais il a toujours pris son temps pour que le plaisir s’installe. Laisser jouer les mains et papillonner les bouches. Mais c’était avant ce… avant cette…
ck s’agite sur moi, sa verge frotte mon ventre, durcit. Il va trop vite. Nous ne sommes pas dans le même espace-temps. Et je ne sais même pas quel était ce… cette…
Je pose mes mains à plat sur sa poitrine et le pousse brutalement sur le côté. Il agrippe une colonne pour éviter de basculer du lit. La lumière holographique taillade son corps, éclabousse la peau blanche de mon ventre d’une écume orangée.
— Je n’ai pas les idées claires mais je ne te reconnais pas. Tu as l’air pressé d’en finir.
ck s’assoit au bord du lit. Il extrait un paquet et un briquet de sa veste, allume une cigarette, tire une bouffée puis se tourne vers moi.
— C’est tout le contraire, crois-moi. Mais tu m’as tellement manqué…
— J’ai eu un accident, soit, mais pourquoi n’ai-je pas cherché à en savoir plus ?
— Tes souvenirs fluctuent. Le docteur Romstiken dit que tu ne peux pas tous les fixer, les raccorder. La restructuration de ta mémoire se fait par vagues. C’est normal après un coma prolongé.
ck tire une nouvelle bouffée. Il essaie de se ressaisir, mais son sexe en érection indique clairement qu’il préférerait les ébats au débat.
— N’essaie pas de faire baisser ta pression, Nick. Fais plutôt monter la mienne. On reprendra cette conversation plus tard.
ck éteint sa cigarette et prend enfin le temps de s’interroger sur l’origine du monde.