Régis lui a d’abord proposé de prendre un taxi. Elle a bien sûr refusé en disant que la Californie avait déjà assez brûlé. Il lui a répondu que, dans le même ordre d’idées, il espérait qu’elle rentrerait en France à la nage, ce qui l’a passablement énervée. Non pas qu’un bourge lui fasse la leçon mais qu’il lui rappelle que la lutte contre le réchauffement climatique était perdue d’avance.
Elle n’a probablement pas pris le meilleur itinéraire en changeant à Castro, où elle s’est perdue dans les couloirs du métro, avant de se tromper de station en descendant à Montgomery au lieu d’Embarcadero. Et elle redoute maintenant de rater Dickovski.
Elle arrive en vue du restaurant alors même qu’une Cadillac CT8 flambant neuve se gare devant l’entrée.
Le Morse en sort, suivi par deux gardes du corps.
Nora est tétanisée. Elle le voit pour la première fois de près. En chair et en os. Avec le même costume blanc qu’il porte lors de ses virées en hélicoptère.
Mais elle n’a pas le temps d’être effrayée. Elle s’avance résolument vers lui. Les gardes du corps s’interposent immédiatement en écartant les pans de leurs vestes pour dégager leurs armes.
Dickovski s’immobilise, l’observe attentivement, puis fait un signe d’apaisement à ses sbires. Nora, tétanisée, n’a pas dit le moindre mot. Il la regarde en plissant les yeux, comme s’il faisait une mise au point lui permettant de déceler le moindre détail. Le grain de sa peau, la profondeur de ses pores, la répartition des poils, les micro-gerçures des lèvres.
Il me reconnaît, se dit Nora. Il reconnaît sa fille.
— Tu… ressembles à ta mère.
Nora ne s’attendait pas à ça. Et encore moins à la suite.
— Elle m’a appelé. Bien sûr, elle m’a supplié de ne pas te le dire. Mais comment aurais-je pu te reconnaître, ou même seulement te croire, si elle ne m’avait pas prévenu ?
— Vous venez de me dire que je lui ressemblais.
— Très peu, en fait. J’ai fait le rapprochement uniquement parce que je me doutais que tu allais essayer de me rencontrer.
Nora est désarçonnée. Ne sait plus quoi dire. Tout va très vite. Trop vite. En affichant une franchise désarmante, Dickovski a pris les rênes de la situation.
— Tu as déjeuné ?
— Non.
— Alors je t’invite.
*
Le restaurant ressemble à un temple. Rouge, noir et or. D’un hall cyclopéen part un escalier qui débouche sur une allée entourée d’aquariums géants qui grouillent de méduses, de calmars, de poulpes, d’hippocampes, de diodons, de seiches et d’animaux aquatiques à la nature indéterminée, probablement mutants. Au bout de l’allée, des batraciens de toutes sortes, essentiellement des salamandres et des grenouilles léopards, s’ébattent dans des terrariums.
La salle de restaurant est immense, envahie par la végétation. Une rivière serpente entre les tables. De petits ponts en bois permettent de la traverser pour aller s’installer, au cœur d’une bambouseraie ou au pied d’un érable.
— J’ai l’impression d’avoir été téléportée en Asie.
— C’est le restaurant le plus cher de la ville. Certains clients viennent du Japon pour y déguster des ikizukuri de salamandre tachetée ou d’hippocampe géant du Pacifique que l’on ne trouve nulle part ailleurs.
Un serveur arrive au pas de course pour aider Dickovski à s’asseoir. Un habitué de marque qu’il convient de bichonner. Une fois Dickovski bien installé, l’homme s’occupe de Nora.
— La déférence prime sur la galanterie, fait remarquer Nora quand le serveur s’est éloigné.
— Dans le commerce et les affaires, certainement…
Nora observe Dickovski. Maintenant qu’il est en face d’elle, tout près, si près qu’elle pourrait tendre la main et le toucher, elle éprouve soudain un sentiment de panique. Elle ne sait plus. Elle redoute tout autant qu’elle désire voir cet homme aux allures d’Orson Welles dans La Soif du mal avec la prestance d’un Arkadin, mélange intrigant de souffrance et de suffisance, afficher un sourire et lui dire : « Tu es bien ma fille, Nora. Excuse-moi de t’avoir abandonnée. Je le regrette depuis longtemps, mais je n’ai jamais osé franchir le pas pour nouer le lien, etc. etc. »
Mais fantasmes et réalité vont rarement de pair…
— Que les choses soient bien claires, dit Nick en joignant les mains en un geste empreint de religiosité, je n’ai jamais eu d’enfant avec Susan. Je l’ai aimée, je l’ai épousée, je l’ai trahie. Je le confesse. Et je n’en éprouve aucun remords, car je crois que les sentiments doivent s’exprimer pleinement, dussent-ils se parer de cruauté. Tout de suite après, elle a subi un contrecoup dévastateur. Elle a traversé une dure période, s’abrutissant de drogues, terminant les soirées dans les bras du dernier venu. Puis elle a tenté de mettre fin à ses jours. Elle n’y est pas parvenue et c’est tant mieux, car j’aurais finalement eu des remords. Non de l’avoir quittée, mais de n’avoir pas pu éviter son suicide.
Dickovski élargit son sourire.
— Mais je ne lui ai fait aucun enfant. Ni garçon, ni fille. Pardonne-moi de frôler la trivialité, mais lorsque tu es née, nos ébats sexuels, un temps enfiévrés certes, avaient cessé depuis plus de deux ans.
Dickovski ménage une pause.
— Tu es déçue ?
Nora ne sait que répondre. Des sentiments contradictoires se télescopent dans ce qui lui tient lieu de cervelle : un gros bloc de coton tassé sous son crâne.
Elle finit par acquiescer.
— Je ne sais pas si vous en rajoutez volontairement, pour vous débarrasser de moi le plus rapidement possible, mais vous ne m’êtes pas sympathique. Vous ne pouvez pas l’être. On vous devine plutôt odieux, ce qui serait en adéquation avec votre vie de misanthrope, mais j’aurais aimé vous entendre affirmer le contraire et je vous aurais volontiers accepté pour père. Peut-être parce que c’est devenu récemment une obsession et que la première image qui a comblé ce vide est tout simplement la vôtre…
Dickovski hoche la tête.
— Ça se tient. Mais vous n’avez jamais eu de père. Il n’a jamais été là. Le vide dont vous parlez est une pure construction de l’esprit. À la rigueur, vous pourriez évoquer un manque…
— Je n’ai pas tellement envie de jouer sur les mots.
— Oui, vous avez raison. Les mots ne mènent nulle part. D’ailleurs les plats arrivent…
Un serveur pose une série d’assiettes sur la table. Puis il s’incline et disparaît.
Nora éprouve l’espace d’un instant la même sensation que lorsqu’un ascenseur démarre brusquement.
Mais elle n’est pas dans un ascenseur. Elle est assise à une table de restaurant et elle ne comprend pas vraiment ce que l’on vient de poser devant elle. Une présentation avant que les spécimens passent en cuisine ? Mais elle réalise très vite, à la façon dont les plats sont magnifiquement dressés, dignes des grandes natures mortes, qu’il n’en est rien.
— À voir votre réaction, on ne vous a encore jamais servi ce genre de mets. Alors une petite explication s’impose… Nous sommes ici dans un restaurant spécialisé dans l’ikizukuri, ou sashimi vivant… Le premier plat en partant de la gauche présente un poisson entier mais entièrement pelé et savamment tailladé en lamelles, prêtes à être saisies et facilement détachées à l’aide de baguettes. Ce pourrait n’être qu’un artifice de présentation, si la tête du poisson n’était pas épargnée, que ses ouïes ne battaient pas et que sa bouche ne s’ouvrait pas en un O silencieux et assourdissant. Le poisson est vidé mais le cœur est épargné. Il peut vivre encore longtemps. Le temps nécessaire à la dégustation, en tout cas. La chair, encore irriguée, est excessivement plus goûteuse. Vous m’en direz des nouvelles. Mais je vous conseille d’abord les amuse-gueules…
Dickovski lui indique un bol rempli de sauce soja très claire dans laquelle frétillent de petits poissons translucides aux reflets dorés.
— Ice gobies, poissons-apéritifs. Vous allez voir, c’est savoureux.
Dickovski en saisit un entre deux baguettes et le conduit rapidement jusqu’à sa bouche. Il l’engloutit en un petit bruit de succion.
— C’est tout un art, mais si vous redoutez de ne pas y arriver, vous pouvez les prendre avec les doigts. Personne ne vous en tiendra rigueur.
Dans le bol voisin, des tentacules se tortillent comme des vers, les ventouses se collent de temps à autre contre l’émail, essayant peut-être de grimper le long de la paroi, attirés par le tropisme d’une liberté inaccessible. Nora n’a aucune peine à imaginer le calmar péché dans son aquarium et tranché vif.
— Les tentacules, ça chatouille un peu le palais. Certains aiment ça, d’autres pas. Il convient en tout cas de bien les mâcher. Une fausse route pourrait être fatale. En tant que novice, ce que vous êtes apparemment, Nora, je vous conseille plutôt un petit poisson de glace pour démarrer.
Nora redoute que le simple fait d’ouvrir la bouche puisse déclencher un réflexe nauséeux. Vomir sur cette exhibition culinaire grotesque ne la gênerait pas, mais elle ne veut pas se montrer faible face à Dickovski et son écœurante suffisance, peut-être encore plus répulsive que les sursauts désespérés de ces animaux torturés.
Elle a jusque-là évité de poser son regard sur le second plat, mais elle finit par céder, vérifiant ainsi la puissance d’attraction du grotesque.
La partie antérieure de la grenouille est intacte. Le reste n’est plus qu’un ensemble soigneusement découpé de lamelles de chair blanche reconstituant la forme originelle du corps. Les pattes antérieures de la bête fouettent l’air et sa tête dodeline d’avant en arrière en percutant l’assiette avec un son mat. Percussion funèbre.
Dickovski remarque la fascination morbide de Nora.
— Ikizukuri de grenouille léopard. C’est une des spécialités de la maison. Vous n’aurez pas l’occasion d’en manger ailleurs…
Nora déglutit puis se lève lentement. Au prix d’un violent effort mental, elle parvient enfin à s’exprimer.
— C’est une occasion que je ne renouvellerai pas. En ce qui me concerne, la nourriture est un besoin et la gastronomie un plaisir, en aucun cas la recherche de sensations fortes et pour le moins grotesques.
Dickovski sourit.
— Vous avez raison, pour moi aussi c’est un plaisir.
Pour corroborer ses dires, il saisit un tentacule qu’il entreprend de mastiquer lentement en affichant sa délectation de façon ostentatoire.
Les mains de Nora serrent le bord de la table. Son visage prend une teinte terreuse.
— Je voulais juste vous poser une question. Vous m’avez donné votre réponse. Si le simple fait de gober un tentacule frétillant pouvait en changer la teneur, je le ferais assurément. Mais comme ce n’est pas le cas, je me contenterai de prendre congé.
Quelque peu décontenancé par l’aplomb de Nora, Dickovski se contente d’acquiescer.
Nora se dirige lentement vers le couloir aux aquariums, passe entre les deux gardes du corps, impassibles. Elle regarde droit devant elle, surtout ne pas saisir du regard cette vie aquatique qui finira tôt ou tard habilement cisaillée. Ne pas se retourner non plus pour voir l’expression de Dickovski, qu’elle imagine satisfait et imbu de sa grosse carcasse de milliardaire misanthrope. Dans les escaliers, elle accélère le pas. Et lorsqu’elle se retrouve sur le trottoir elle se met à courir. Elle emprunte la première ruelle sombre qui croise son chemin, vérifie du coin de l’œil qu’aucun passant ne se trouve à proximité, s’immobilise alors, se penche, s’appuie contre le mur, prête à vomir.
Mais ce sont ses larmes qui jaillissent enfin.