Je ne sais pas à quoi servent exactement ces médicaments. Une gélule bleue et jaune le matin, une blanche et rouge le midi, une noire et verte le soir. Elles sont jolies, curieusement galbées, volumineuses et esthétiques. Elles pourraient avoir été conçues par Jeff Koons et faire partie d’une performance dont je serais l’une des pièces, pas forcément maîtresse. Nick me dirait probablement que c’est pour éviter ce genre de supputations. Romstiken prétend que je suis sujette à des bouffées délirantes. J’essaie de combler les vides, mais pas avec les bons éléments. Neuroleptiques, anxiolytiques, peu importe. Le corbeau est toujours là. Et il ne s’intéresse qu’à moi. C’est pour cela que les autres ne le voient pas. Ils n’y font pas attention, tout simplement. En fait, l’oiseau en lui-même ne m’inquiète pas. C’est sa présence qui me pose problème. Romstiken dit qu’il n’y en a jamais eu dans le coin. Et surtout, que me veut-il, ce piaf ? Et merde… Cette histoire commence à m’agacer. Je me demande si finalement elle n’est pas voulue. Si le corbeau n’est pas dressé pour servir d’abcès de fixation. Pendant que je concentre mon attention et mon énergie sur un problème finalement sans importance, du moins en apparence, je m’intéresse moins au reste, à tous ces trous dans ma tête, à cette mémoire qui va et vient dans la purée du temps… Et voilà, je suis de nouveau aimantée. Romstiken parle de boucles paranoïaques. Et tant pis si ce faisant j’en crée une nouvelle, mais je suis de plus en plus persuadée que cette clinique est un asile d’aliénés…
Je flotte dans l’eau dorée de la vasque telle une divinité primordiale. Téthys ? Cette salle d’eau, avec ses colonnes d’albâtre et ce liquide luminescent au-dessus de ma tête qui défie les lois de la pesanteur, est digne d’une déesse… ou bien d’une simple mortelle capturée et ensorcelée par un dieu. Oui, ce serait plutôt ça… Nick descend chaque soir de l’Olympe, dans son hélicoptère magique, pour venir s’amuser avec moi, ou plutôt se jouer de moi…
Je me lève. L’eau dégouline le long de mon corps. J’observe un instant mes bras, mes jambes, mon sexe. La touffe de poils qui recouvre mon pubis me rappelle qu’avant je le rasais. Avant… Je n’aime pas ces souvenirs futiles. Étais-je moi-même ainsi ? Je palpe mes seins, puis mes fesses. Mon visage se reflète dans un miroir embué. Entre les opacités apparaît un œil, les lèvres, une oreille, un bout de menton. Tout est parfait. Trop, peut-être…
Je ne prends même pas la peine de me sécher et me dirige vers le salon en laissant un sillage de gouttelettes, irisées par le soleil couchant qui filtre à travers la baie vitrée. Je me laisse tomber dans le canapé en saisissant la télécommande pour allumer la superbe télé Zénith années cinquante, rescapée de l’esthétodrome d’Adonaldo Arias… Et j’ai soudain l’impression de tenir un animal bardé d’une peau épaisse et visqueuse, évoquant celle d’une anguille ou d’une murène. Le temps d’analyser cette sensation, la télécommande m’échappe des mains. Elle atterrit sur mon ventre et se laisse glisser lentement vers le bas. Cet enchaînement aurait pu n’être que le fruit du hasard, mais j’ai nettement vu la télécommande – dois-je encore l’appeler ainsi ? – se tortiller en l’air pour infléchir sa trajectoire, puis repter, ophidienne, sur mon ventre.
Je laisse échapper un petit cri en sentant l’animal, penché au-dessus du rebord pubien, presser sa tête contre ma vulve. Je le saisis non sans dégoût juste avant qu’il n’en force l’entrée. Il se débat, gigote tel un ver verruqueux. Il me glisse alors des mains et détale sur le sol comme un mille-pattes grassouillet. J’envoie mon pied pour l’écraser, mais il est déjà trop loin.
Il se réfugie entre les pieds de la télé, transformés en nageoires de poisson marcheur. Je cligne plusieurs fois des yeux, lentement, pour essayer de briser le processus hallucinatoire, mais le poste, entièrement couvert d’écailles, me fixe d’un œil gigantesque qui laisse voir en transparence une multitude d’organes palpitants. Il émet un bruit sourd, clapoteux, évoquant les profondeurs abyssales de l’océan. Puis soudain s’abat un étrange silence. Comme si la bête cathodique s’était arrêtée de respirer.
Un siècle plus tard, elle fonce sur moi en rugissant.
J’ai fermé les yeux en hurlant. Quand je les ouvre, Mark et Sarah sont penchés sur moi.
Une piqûre.
Le noir.
*
Lorsque je reprends conscience, je suis allongée sur le canapé.
Je me sens vaseuse, comme au sortir d’une cuite. En levant un peu la tête, j’aperçois entre mes pieds écartés Mark et Sarah qui fument une cigarette sur la terrasse.
— Ça va mieux ?
À côté de moi, un vieil homme – et tout en pensant cela je me dis qu’il ne doit pas être si vieux que ça, la soixantaine peut-être, mais il dégage quelque chose d’ancien, pour ne pas dire ancestral – me regarde en souriant. Il porte un short rouge, une chemise hawaïenne et une paire de tongs.
— Ça pourrait aller mieux…
Je me redresse péniblement et constate, rassurée, que la télévision n’est plus là. Le vieil homme suit mon regard.
— Elle n’est pas bien méchante, mais elle n’a pas apprécié votre tentative d’écraser son petit.
— De qui parlez-vous ?
— De la télé… C’était un pur réflexe maternel.
— Qui êtes-vous ?
Probablement un patient que le coma a un peu déboussolé, me dis-je avant d’entendre sa réponse.
— Mister Monk.
— Enchantée.
— La télécommande a été difficile à capturer. Elle a eu peur, vous comprenez ?
— Elle n’avait pourtant pas l’air très craintive !
— Elle voulait juste vous faire plaisir…
— Vous êtes complètement fou.
— Vous croyez ? Il va falloir que je corrige quelques paramètres. Enfin, ils ont relâché la mère et l’enfant dans l’océan, de ce côté-là, tout va bien.
Je discute d’une maman télé et de son bébé avec un vieillard en tenue hawaïenne. Il y a un problème. La dose que l’on m’a injectée n’a pas été suffisante. J’hallucine encore. Je ferme les yeux en hurlant.
Lorsque je les rouvre, Mister Monk a disparu.
Mark et Sarah arrivent en courant.
Une piqûre.
Le noir.
Rassurant.